L’Hommage (involontaire ?) de Marianne à Emmanuel Todd

par Olivier Perriet
mardi 10 mai 2016

Joseph Macé-Scaron n'aime pas « Nuit debout » et préfère Alain Finkielkraut.

Il n'a pas non plus apprécié l'analyse qu'Emmanuel Todd a développée dans « Qui est Charlie ? ».

 Il a donc infligé une piqûre de rappel aux lecteurs de Marianne, dans un éditorial où le sociologue, est, comme une évidence, associé…aux terroristes du 13/11/2016 et au très anxiogène « PIR » (Parti des Indigènes de la République)1 !

Place de la République

 

Cette vertu outragée, si excessive qu'elle en devient ridicule, suffit presque à elle seule à démontrer la justesse des analyses de Todd :

Avoir requalifié le « beau sursaut républicain de janvier 2015 », « ce symbole de la concorde républicaine » (voir citation en note) en « unanimité partielle », « unanimité des classes moyennes » « refondation unitaire du monde refoulant tous les citoyens de qualité secondaire »2 est effectivement un blasphème insupportable, qui mérite d'être renvoyé au pire.

Ironie du sort, d'autres articles de ce numéro de Marianne ressemblent à des hommages involontaires aux analyses de Todd.

Ainsi de la recension du livre de Géraldine Smith sur « l'enclave salafiste de la rue Jean-Pierre Timbaut » dont les extraits sont très cruels pour cette classe des « éduqués supérieurs » qui se rend compte de ses échecs avec 30 ans de retard... sans renoncer pour autant à donner des leçons :

« des gens comme moi, nous nous trouvions formidablement ouverts alors que nous étions en réalité naïfs, pas assez attentifs à la réalité, à « leur » réalité surtout »3.

 

L'introspection est intéressante mais devrait encore être approfondie :

cette « tolérance » revendiquée est-elle une qualité, ou n'est-elle, au fond, qu'égoïsme et indifférence à ce qui n'est pas soi-même ?

 

Le traitement médiatique du vote FN, avec ses reportages, récurrents depuis 20 ans, dans « le-village-sans-immigrés-ni-insécurité-où-Le-Pen-bat-des-records » accrédite le biais narcissique développé par ces « faiseurs d'opinion » :

Même si on admet bien volontiers que la chronique des faits divers peut avoir un effet anxiogène démesuré, est-il pour autant moins bien de s'inquiéter de faits de société dont on ne souffre pas directement que d'ignorer tout si on n'est pas concerné ?

 

Est-ce vraiment plus grand, et c'est là l'un des sens du Qui est Charlie ? de Todd, de perdre brutalement son sang-froid et d'enfourcher la critique de l'islam avec l'enthousiasme du nouveau converti, alors qu'on a auparavant traité par le mépris toutes les craintes provoquées par l'immigration ?

« Nous aurions pu attendre de l'élévation du niveau éducatif l'émergence d'une nouvelle classe supérieure vraiment supérieure, consciente de ses responsabilités : des millions de philosophes prêts à se dévouer pour la collectivité. Ce que nous observons est un groupe supérieur implosé, une multitude d'individualités isolées, farouchement préoccupées d'elles-mêmes, détachées de la religion, des idéologies, obsédées d'épanouissement corporel, sexuel, esthétique »4

 

Poursuivons dans ce même Marianne, sur la tribune de Jacques Julliard5, une sorte de plaidoyer surréaliste pro-Hollande sans l'être.

Si on peut suivre au début le raisonnement qui estime que « la bouc-émissarisation » du président, au-delà des fautes avérées de celui-ci, est un prétexte, pour les Français, pour fuir leurs responsabilités, la deuxième partie tient de la tragi-comédie.

En substance, nous explique-t-il, les Français, décidément masochistes, approuvent la politique présidentielle mais vouent aux gémonies celui qui la met en œuvre.

Le « paradoxe de comptoir » ne tient pas tant à cette analyse qu'à l'empilement de propositions formant un système aberrant qu'il considère comme « approuvé[e] massivement par les Français » : « libéralisation poussée de l'économie [et] réindustrialisation, réduction de la dette [et] allègement de la fiscalité, maintien du système social français, guerre contre Daech, alliance privilégiée avec l'Allemagne » (sic !).

Réindustrialisation, mais comment, dans une économie libéralisée où l'investissement industriel privé se porte plus vers les pays à bas coût de main d’œuvre ?

Maintien du système social français, mais comment si la fiscalité baisse ?

Réduction de la dette, mais comment si la fiscalité baisse et que « l'alliance privilégiée avec l'Allemagne » grave dans le marbre le recours aux marchés financiers ?

Il ne faut pas abuser du maniement des paradoxes et, à se vouloir trop intelligent, on finit pas proférer des énormités…

Est-ce vraiment involontaire ?

En effet, « il est de l'ordre de l'évidence absolue, pour une intelligence normale, qu'une politique économique calquée sur celle de l'Allemagne, pays qui produit proportionnellement 35 % d'enfants de moins que la France condamne une proportion élevée de jeunes Français au chômage... »6 .

Et encore :

« Fixer dans l'abstrait un objectif économique à la France n'aboutit donc souvent en pratique qu'à déclarer l'inutilité d'une fraction de la population, qu'à marginaliser certains groupes au sein de leur propre société »7.

« Autrement dit, si le parti socialiste parle d'intégration, il a choisi, par sa politique économique, de réaliser la ségrégation »8.

Que dire des éditorialistes qui font mine de ne rien comprendre et s'attachent uniquement à la forme (« le Hollande bashing »), aspect dérisoire d'une tragédie nationale, si ce n'est qu'ils disqualifient ainsi toutes leurs analyses présentes et futures ?

L'incohérence qu'il attribue aux Français vaut pour Julliard lui-même :

« N'allons tout de même pas trop loin dans l'absolution par l'inconscience. […] La France se ment à elle-même. Souvent elle se pense grande quand elle est petite, mais parfois aussi, elle se dit grande quand elle sait qu'elle est petite »9.

 

Concluons sur l'expulsion de Finkielkraut de « Nuit debout » qui a provoqué l'ire de Joseph Macé-Scaron :

N'en déplaise aux éditorialistes nous ne sommes pas à l'été 1914 et l'armée allemande ne déferle pas sur Paris. Si les mots ont encore un sens, il n'y a pas d'Union sacrée, même si le gouvernement le souhaiterait, et le débat politique ne devrait pas être parasité par des tentations unanimistes.

Le mouvement « Nuit debout », toléré par un gouvernement socialiste qui joue au plus fin, a toutes les caractéristiques des célèbres « AG » universitaires qui, noyautées par l'extrême-gauche la plus sectaire, rejouent mai 68 chaque année, et ne représente qu'elles-mêmes. Qui peut donc feindre de s'étonner de son opposition intrinsèque avec le philosophe institutionnalisé Alain Finkielkraut ?

Joseph Macé-Scaron, et il n'est pas le seul, veut nous faire prendre des vessies pour des lanternes, et une tempête dans le microcosme parisien pour une atteinte aux droits de l'Homme : qu'il s'adresse au Ministre de l'Intérieur et non à l'esprit du 11 janvier 2015.

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1« Il y a une victime à laquelle personne ne pense dans cette affaire, c'est la place de la République. Cœur battant du beau sursaut républicain de janvier 2015 ce lieu a représenté pour le monde une France réunie pour dire non à la barbarie […]. Les terroristes du 13 novembre dernier savaient très bien qu'en ciblant de façon indiscriminée les civils autour de cette place, ils attaquaient ce symbole de la concorde républicaine. Une concorde insupportable pour bien des personnes. Emmanuel Todd en a rêvé, « Nuit debout » l'a fait, ou plutôt sa partie la plus activiste. Désormais pavoisent en ces hauts lieux les affidés d'Houria Bouteldja, des Indigènes de la République qui font campagne sur le thème "La République est une religion islamophobe". » De quoi Nuit debout n'est pas le nom, Notre Opinion, par Joseph Macé-Scaron, Marianne n° 993, p5)

2Qui est Charlie ? Sociologie d'une crise religieuse, éd du Seuil, Emmanuel Todd, p103.

3Au cœur de paris, une enclave salafiste, Marianne n° 993, p35

4Après la démocratie, Emmanuel Todd, éd Gallimard, p 90)

5La Faute à Hollande, éditorial de Jacques Julliard, par jacques Lulliard, Marianne n° 993, p8.

6Qui est Charlie ?, déjà cité p 172.

7Le Mystère français, Emmanuel Todd et Hervé Le Bras, points seuil essais, p315.

8Qui est Charlie ?, déjà cité p173.

9Qui est Charlie ?, déjà cité, p21.


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