La Cybercité presque interdite

par Charles Bwele
vendredi 29 juin 2007

Magma virtuel en pleine fusion, le Net chinois essouffle peu à peu la censure officielle et exacerbe maintes contradictions internes de l’empire du Milieu.

Aujourd’hui, la Chine est le deuxième pays connecté derrière les Etats-Unis. On y dénombre déjà 135 millions d’internautes, la moitié d’entre eux disposant d’une ligne rapide (CDMA, wifi, câble ou ADSL). La téléphonie 3G a déjà conquis 415 millions d’utilisateurs et semble particulièrement appréciée dans les campagnes où elle compense l’absence de lignes terrestres. Ce big-bang techno doit tant à une féroce compétition entre opérateurs qu’à de colossaux investissements dans les infrastructures télécoms & internet.

Pour les classes moyennes montantes, le Net est un formidable vecteur d’information, de communication, de culture et de loisirs audiovisuels. Les étudiants et les yuppies des grandes et moyennes villes s’offrent des ordinateurs portables et profitent amplement des nombreux cybercafés wifi offrant des heures de connexion dès la première consommation.

Si les technautes occidentaux préfèrent encore leurs PC pour websurfer, chater, bloguer, jouer et télécharger, leurs camarades chinois sont nettement plus accros à leurs mobiles multimédia. En 2006, quelques 35 000 cyberflics découvrent leur rocher de Sisyphe : 110 millions de chateurs, 40 millions de vidéojoueurs et 50 millions de blogueurs urbains et ruraux à surveiller quotidiennement... opérant pour une large part de leurs téléphones 3G et baignant dans un marché des TIC croissant annuellement à près de 70 % !

La Grande Cybermuraille, filtrage logiciel et firewall officiel « protégeant le peuple des subversions et vices de la Toile mondiale », fait narquoisement sourire les jeunes internautes. En recherchant « Falun Gong » avec la version chinoise de Google, on n’obtient qu’une page vide ; en insérant « FLG », la réponse devient nettement plus prolifique. Ô surprise  : les résultats fournis par Baidu, le moteur chinois de recherche, sont encore plus pertinents ! Adeptes de la reformulation, du proxy, du reroutage, du cryptage, des sites miroirs et des pseudo-pornoblogs curieusement épargnés par la censure, les dragonautes donnent encore plus de fil à retordre à leurs modérateurs ultra. Malgré l’arrestation récente d’une cinquantaine de cybermilitants - avec ou sans la complicité du trio GYM (Google, Yahoo !, MSN), malgré l’obligation de fournir une pièce d’identité dans un cybercafé ou à l’achat d’un forfait téléphonique prépayé, la probabilité de se faire pincer se réduit comme une peau de chagrin.

Toutefois, ce ne sont plus les infomédiaires internationaux qui hantent le gouvernement mais le champion national Tencent détenant 80 % du marché chinois, pesant 7 milliards de dollars et réalisant plus de 100 millions en profits trimestriels. Terreur de GYM, cette firme s’apparenterait à une remarquable fusion de Yahoo !, de Youtube, de Myspace, de Second Life et de Vodafone. Cette méganationale multimédia émet le « Q », monnaie virtuelle utilisée par ses 110 millions d’abonnés, considérée par la banque centrale comme un risque majeur pour les cours du yuan et du renminbi en cas de convertibilité réelle à l’image des Linden dollars. Véritable emblème de la réussite chinoise, la poule aux oeufs d’or est devenue quasiment intouchable. Cependant, les plus importantes communautés politiques foisonnent dans les portails, les réseaux sociaux et les univers virtuels de Tencent.

Dans un pays où ont lieu plus de 70 000 émeutes, grèves et manifestations violentes ou pacifiques par an, blogging et chat prennent nécessairement une tournure volcanique. Les problèmes intérieurs de la Chine étant à la mesure de sa success story - logement, consumérisme, pollution, chômage, insécurité, drogue, corruption, épidémies, etc - rien n’échappe aux ma boke, les fameux blogs de la colère. Ceux interdits sont très souvent recréés sous d’autres noms, parfois hebergés par quelque serveur taïwanais, coréen, singapourien ou thaïlandais, entraînant avec eux leurs furieux essaims de commentateurs pour lesquels la censure vaut sacrement. Un magma virtuel en pleine fusion que l’Etat ne feint même plus d’ignorer.

D’un côté, le Parti communiste (= l’Etat chinois) étouffe toute vélléité de protestation dans les médias traditionnels, de l’autre il se sait étroitement surveillé voire contesté par cette blogosphère qui met à nu ses moindres dérives et menace constamment de lui « faire perdre la face » sur la scène internationale. Poussé à l’action, il légifère contre la spéculation immobilière dans les grandes villes, tente de limiter la pollution de certaines rivières, circonscrit rapidement les foyers de grippe aviaire, s’emploie à réprimer l’exubérante corruption au sein des collectivités territoriales... Désormais, le buffle est poursuivi par une horde de rats.

Selon une étude menée en 2005 dans les cinq plus grandes sinopoles par l’Académie chinoise des Sciences sociales, 20 % des sondés estiment que le web a accru leurs contacts avec ceux partageant leurs opinions politiques et 50 % avec ceux partageant leurs hobbies (contre respectivement 8 % et 20 % aux US). 63 % d’entre eux reconnaissent que le Net est une formidable opportunité pour critiquer le gouvernement. Des tendances lourdes qui font frémir la nomenklatura chinoise.

Est-ce un mirage ou une société civile s’arrachant de sa chrysalide ? Le Parti communiste parviendra-t-il à sortir le génie Internet de la bouteille en y laissant le diable enfermé  ? La Chine forgera-t-elle une audacieuse et créative société de la connaissance en muselant l’esprit ouvert et critique présupposé fonder celle-ci ? Dans les prochaines décennies, rivalisera-t-elle efficacement avec les énergiques technosystèmes américain et japonais ?

Une chose est sûre : la vie du Dragon ne ressemble guère au cours tranquille du Mékong.


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