La philosophie dans le petit écran
par Philippe Bilger
jeudi 20 décembre 2007
La culture. Il faut entendre avec quelle componction satisfaite ce mot est parfois prononcé. Comme si d’un coup tous les problèmes du monde s’effaçaient, comme si nous n’avions plus que le droit de nous prosterner devant ce concept. La culture n’est pas loin de dégoûter lorsqu’on prétend la sanctifier. Surtout quand elle est pendue aux basques de l’Etat, elle qui devrait se vouloir et se vivre comme source libre, inventive, créatrice de plaisir.
Récemment, une excellente enquête du Figaro magazine a mis en lumière le désastre du théâtre public dont la vocation est de jouer de mauvaises pièces devant des salles vides. L’ennui qu’on y respire serait la marque du génie. Molière, reviens, ils sont devenus fous. Nous disposons de 600 compagnies subventionnées et de 70 scènes nationales. Rien que cela ! Subventions, étatisme, corset administratif, bureaucratie, inspiration pauvre, tout est réuni pour faire de cette culture enrégimentée une catastrophe. C’est déjà beaucoup que d’avoir osé poser le problème du rapport qualité-prix et d’avoir un tantinet bousculé les vaches sacrées. C’est sans doute pour cela que j’ai d’emblée apprécié les propos et l’action de Christine Albanel qui, sous des dehors discrets, a été capable de mettre le feu à la culture. C’est aussi à cause de son talent et de son intelligence qu’elle est la femme ministre qui a le plus de mal à trouver une place pour les municipales à Paris. Inutile de s’en offusquer : c’est vrai à peu près partout, la qualité dessert plus qu’elle ne favorise. Elle coalise les médiocres contre vous.
Dans cette enquête, on constate que les "tops" du moment sont des comédies de Sacha Guitry ou de jeunes auteurs venus du cinéma. On pourrait penser que pour répudier la culture lourde et pesante avec un K, on ne peut que s’abandonner à du léger et du futile. Comme si le plaisir était nécessairement aux antipodes du grave et du profond.
Heureusement, à nouveau sous l’égide de Frédéric Taddéï qui n’en finit pas d’être le meilleur parce qu’il parle peu et anime beaucoup, la philosophie a été invitée hier soir sur France 3. Alain Finkielkraut, Marcel Gauchet, Yvon Quiniou et Daniel Bensaïd ont débattu d’abord du Traité européen simplifié puis de la vie politique française et internationale.
Alors qu’ils étaient opposés deux par deux, si j’ose dire, et que leurs échanges, en tout cas sur le premier thème, auraient pu tourner au technico-rébarbatif, ce fut un véritable enchantement. La maîtrise du langage, les facultés conceptuelles et discursives, la limpidité dans l’exposition et l’argumentation ont donné à cet entretien un tour non seulement infiniment civilisé, mais compréhensible et alerte. De grands esprits n’ont pas besoin de s’invectiver pour manifester leur antagonisme, les mots parfaitement maniés suffisent.
Sur l’analyse politique, ce fut plus virulent, voire violent, mais une violence née seulement de la passion de convaincre et du sentiment d’être en-deçà de ce qu’il aurait fallu exprimer pour mieux persuader. La fougue raisonnée et faussement paradoxale de Finkielkraut s’en prenait à la dialectique sèche et rigoureuse de Bensaïd. Quiniou m’a semblé sur ce terrain, quoique volubile, en retrait par rapport à ses interlocuteurs. On sentait qu’il n’avait pas à disposition suffisamment d’imprévisible et de spontané, qu’il récitait la vulgate marxiste et qu’il prétendait l’enseigner à ceux qui la connaissaient au moins aussi bien que lui. Il créait des longueurs et des redites dans un forum qui miraculeusement avait su les éviter.
Je n’aurais pas dû être étonné par une telle réussite car rien ne la rendait impossible. Mais on est tellement habitué à une télévision médiocre que l’irruption d’un espace de vraie culture ressemble presque à une incongruité. Pourtant, tirons de cette soirée une double leçon : les philosophes sont moins ennuyeux que les bateleurs et la télévision, quand elle veut, sait se coucher intelligente et passionnante.
Mais pourquoi si tard ? Le jour où une émission de ce genre passera à 20 h 50, nous aurons changé de monde et d’Etat.
Rêvons.