La presse à sensation : un succès déroutant

par Justine
mardi 27 mars 2007

Dés les prémices de la presse au début du XVIIe siècle, « La Gazette » de Théophraste Renaudot regorgeait déjà de faits divers croustillants et d’histoires extraordinaires, bien souvent inventés dans le seul but d’attirer des lecteurs. Le sensationnel, le sexe, le scandale... sont des phénomènes de masse qui plaisent à la foule depuis la nuit des temps. Racolage, interviews choc, sujets graveleux, articles provocateurs, la presse à sensation ne s’est jamais aussi bien portée qu’aujourd’hui. Les lecteurs en redemandent et l’univers de la presse est totalement dépassé par cet engouement.

Alors, dérive fatale ou tendance du moment ?

Du spectacle à l’évasion

Face à l’attrait de l’image et du sensationnel, la presse est appelée, de plus en plus, à virer dans l’émotionnel et dans la mise en scène. De ce fait, les articles et photos ont tendance à basculer dans la « société du spectacle ».

Ils doivent s’attacher à choquer pour plaire et bousculer les lecteurs de leurs quotidiens pour séduire, dégager une image extraordinaire, une image d’évasion ...

Le spectacle de l’anormalité est sécurisant pour le public angoissé par ce qui échappe à son appréhension.
Le monstrueux, l’excessif, l’horrible rentrent par là dans l’ordre reconnu du monde. Autant de champs ouverts à l’interprétation qui font fonctionner les imaginations et suscitent des émotions.

Selon Georges Auclair, le fait divers exerce sur le lecteur une puissante fascination, en lui permettant de vivre, par procuration, une autre expérience, dans la zone de l’interdit, de la transgression de l’ordre social, de l’irrationnel, exorcisant ses peurs, ses turpitudes, ses passions coupables. Faire du sensationnel donne toujours l’illusion d’exister.

Gloria Awad dans Du sensationnel, place de l’événementiel dans le journalisme de masse, explique que le journal hiérarchise et structure son attente d’événement, conditionné tant par son contexte et son histoire que par le contrat de lecture qu’il établit avec son destinataire, le lecteur. Le journal donne une connotation, un coefficient dramatisant à l’évènement et le « spectacularise ». Le sensationnalisme assume donc un rôle de rituel régulateur dans les sociétés industrielles modernes. A partir d’un aperçu historique de la presse à sensation, par opposition avec les journaux d’opinion, l’exploitation du sensationnel est perçue comme un principe fondateur du journalisme de masse. La rupture de la normalité est sa composante de base en tant que porte ouverte sur l’extraordinaire, le caché et l’anomique.

Quand un journal choisit des images « choc » en une ou qu’un magazine titre « A 70 ans, j’ai eu mon premier enfant », il vend du spectacle, du rêve. Et c’est ce rêve qui va être réutilisé par le magazine afin de combler les lecteurs et de faire fantasmer les Français. Ce commerce de l’ « évasion » est exploité par les éditeurs et capté par le marketing. Et ce n’est pas le seul credo utilisé par le magazine. Le sensationnel, le hors norme, suscite énormément l’intérêt des lecteurs. Si les gens sont prêts à payer pour ce produit et si les magazines en font l’un de leurs sujets de prédilection, c’est en partie grâce à cet aspect.

En 1973, des chercheurs, Katz, Gurevilch et Hass, se sont interrogés sur les besoins des lecteurs et les fonctions remplies par les médias, presse écrite comprise, auprès de leur public. Apparemment, ces besoins se diviseraient en cinq catégories : cognitifs, affectifs, d’intégration, de contact et enfin d’évasion. Le lecteur aurait des attentes, des besoins, des utilisations et des gratifications auxquels le magazine doit répondre. Sang, scandale, sexe, les « 3 S » seraient la recette miracle pour attirer l’attention. Au Moyen Age, on tuait sur la place publique ; à l’époque de Louis XVI, on regardait le roi aux cabinets ou pendant ses relations sexuelles. Le voyeurisme et aussi l’exhibitionnisme sont les clés du succès.

Le sensationnel, les titres accrocheurs, marquent la naissance de la presse moderne, dans le sens qu’elle vise un plus grand nombre de « consommateurs ». L’objectif n’est plus d’instruire en priorité mais d’attiser la curiosité d’un maximum de lecteurs. Ainsi, sexe, argent, pouvoir, violence sont des thèmes qui « fonctionnent », qui font vendre.

Le « marketing de la peur »

Terrorisme, catastrophes naturelles, épidémies, tueurs en série ..., les citoyens ont peur, et les médias s’en servent. C’est le fameux « marketing de la peur » évoqué par Michael Moore dans son documentaire Bowling for Columbine. Le social moderne n’arriverait pas à contrer l’acte de violence. Quant à l’exploitation du thème de la mort, elle est une conséquence du « désenchantement » du monde dans lequel la rationalisation a neutralisé nombre d’échanges symboliques, dont ceux entourant la mort.

Gloria Awad propose quatre catégories pour le sensationnalisme, basées sur la rupture, le conflit, la violence et la mort. Culture de la peur et apologie de la sécurité alimentent les représentations de la violence. Renforcement des craintes, poussées de paranoïa, histoires de viols, de meurtres, de contaminations sont détaillées, amplifiées, et cette redondance médiatique semble exercer une sorte de culture de l’effroi et de la perversité sur notre société.

Stratégie pour vendre ou pour sensibiliser, dans tous les cas celle-ci fonctionne.

La peur et le sensationnel sont sur toutes les chaînes, les « unes » et les ondes, tant pour informer, dénoncer, réprimer, que pour dévoiler ou racoler.

Le voyeurisme, commerce de l’intime

Exhibitionnisme, « autothérapie », volonté de témoigner, des milliers de personnes, anonymes ou non, se bousculent chaque année sur les plateaux de télévision ou dans les pages des magazines, pour défendre un choix de vie, faire une confession ou partager une expérience qui touche au secret, voire au tabou.

Les « people » déballent tour à tour leurs histoires « loufoques », leurs vies privées dans les médias ou à travers des autobiographies. De plus en plus d’hommes et de femmes font les gros titres grâce à ce type de témoignages sensationnalistes. Le plus souvent au-delà de la sphère publique, ils permettent aux lecteurs de rentrer au plus profond de leur intimité. Contraints ou non de franchir certaines limites, ces nouvelles « stars », racontent, expliquent, défendent leurs comportements, leurs pensées, leurs envies...

De la télé-réalité au courrier des lecteurs, en passant par les dossiers consacrés aux témoignages personnels, l’impudique se montre et ces personnes nourrissent la presse, au sens propre et au sens figuré.

Dominique Melh, chercheuse au Centre d’étude des mouvements sociaux (EHESS/ CNRS), distingue quatre catégories d’individus : ceux qui profitent des médias dans le but de faire passer un message, ceux pour qui l’exposition médiatique tient lieu de « thérapie cathartique », ceux qui sont le porte-parole d’une communauté, d’une association (...) et enfin ceux qui désirent livrer leur propre expérience et défendre leur point de vue. Ces nouveaux adeptes des médias n’ont ni les mêmes buts, ni les mêmes besoins. Et pourtant, ils apparaissent sur des magazines similaires, racontent des anecdotes semblables, et exhibent leur intimité de manière identique.

Ces articles répondent au sens premier du terme « racoleur  » : ils rapportent de l’argent. Le sensationnel plaît, la recette n’est pas nouvelle. Ce qui l’est un peu plus, c’est cette façon sans pudeur dont les gens alimentent cette économie en devenant des acteurs importants du marché. Ce marché de l’offre (impudeur-exhibitionnisme) et de la demande (impudeur-voyeurisme) est particulièrement dynamique. C’est un cercle vicieux, car « si l’exhibitionniste existe, c’est bien parce que le voyeur regarde ». Les numéros à sensation peuvent faire augmenter les tirages ; ceux qui parlent de leurs expériences personnelles avec images « choc » à l’appui doublent presque automatiquement les ventes. Banalisé, fonctionnalisé, parcellisé, le sensationnel dans les magazines est devenu un véritable produit de consommation. Ce nouveau phénomène arrange bien les rédactions. Il leur permet d’élargir leur cible et d’augmenter les revenus du journal. Ainsi, pour ne pas se laisser totalement engloutir par la télévision, les magazines jouent la carte du sensationnel et de la provocation.

Selon Michel Maffesoli, dans Le Temps des tribus, nous revenons au phénomène ancien, où il n’y avait pas de frontière entre l’individu et la société, où tout est désormais sur la place publique. Il y a perte de soi dans l’autre. « Le propre du tribalisme actuel, c’est : je suis pensé par les autres ». L’autre m’intéresse parce qu’il est mon miroir. En effet, ces articles qui fleurissent dans les magazines sont à la mode parce que, dans une société en quête d’idéologies et de repères, ils tendent un miroir au téléspectateur ou au lecteur, qui s’identifie fatalement à l’un ou l’autre des protagonistes. Débarrassé de sa connotation péjorative, le voyeurisme permet, dans certains cas, de mieux affronter la réalité.

Le sensationnel dans la presse, jusqu’où ira-t-on ?

Nous pouvons nous interroger quant à la longévité et la rentabilité de cet exhibitionnisme qui tend au sensationnel. Nous pouvons aussi nous demander jusqu’où les journaux et les magazines décideront d’aller ? D’autant plus que les gens, très rapidement blasés, s’habituent vite aux images étonnantes et aux histoires sensationnelles. Il y a comme une norme d’accoutumance et pour ressusciter l’intérêt des lecteurs, jusqu’où est-on prêt à aller ? Dans cette société, où les bornes semblent franchies, les limites existent-elles encore ?

Notre société tente de faire reculer les limites de toutes ces barrières. D’après Freud, l’humain, « ce pervers polymorphe », serait par essence voyeuriste et sadique. Les personnes qui racontent leurs viols, leurs problèmes, leurs malformations... pratiquent l’introspection tout en permettant aux lecteurs de vivre leurs expériences, un peu comme une thérapie collective. Nous serions tous un peu exhibitionnistes. Selon Gérard Bonnet, « nous voudrions tous révéler des choses sur nous et aimerions que le monde entier nous écoute. L’exhibitionnisme est une condition humaine. Et seule la pudeur détermine où chacun place ses barrières. »

Michel Bozon, directeur de l’Institut national des études démographiques et sociologue, explique : « On ne sait plus ce qui est bien ou mal. Voilà pourquoi on s’intéresse de plus en plus à ce que les autres font. On essaie de comprendre comment ils se débrouillent et de se fonder sur eux ».

Florant Olivier, sexologue, explique que chaque société s’autorégule et que le média, lui aussi, s’autocensure : « Les sociétés ont une capacité de régulation qui dépasse les agissements individuels ». La perte de la « notion de limite » est à craindre tant du côté des médias que du côté des citoyens, car cette surexposition dans la presse, ne montre pas qu’une simple perversité, mais une déviation du système qui semble tomber dans « les pièges du sensationnel » et du « business du voyeurisme » qui font recettes. Il faut toujours se donner et donner aux gens une ligne jaune à ne pas dépasser.

En effet, que penser de la publication de la photo du crâne calciné d’un homme dans un magazine dit "sérieux" pour un reportage sur les incendies dans le Var ? Ou du célèbre cliché dévoilant une femme meurtrie et dévêtue lors de l’attentat à Paris en 1995 ? Pour les proches et de nombreux lecteurs, les médias feraient perdre aux victimes toute dignité. Les journalistes ne seraient pas les seuls fautifs mais subiraient l’une des perversions de l’Homme : le voyeurisme. Les médias, qui contribuent largement à former l’opinion et ses réactions, doivent d’autant plus respecter le principe de précaution qui suppose d’éviter la recherche du sensationnel au prix de conclusions parfois hâtives voire infondées.

Si certains médias utilisent le sensationnel dans le but précis d’informer, d’autres semblent uniquement rechercher le profit. Désamorcé par la chute des interdits, le sexe, la violence, la mort, le scandale sont partout. Des photos de victimes d’attentats très équivoques en une de journaux aux couvertures osées des magazines, tout le monde exploite ces sujets qui font recette. Pourquoi tous les médias, même les plus « sérieux » se servent souvent de ce marché ? Est-ce vraiment un secteur qui rapporte ? Peut-on dire que la presse à sensation n’existe qu’à des fins mercantiles ?

La contrainte financière et l’aspect commercial de l’information sont indéniables. L’information est devenue un produit et se consomme. La presse à sensations illustre parfaitement le côté mercantile des médias. Des procédés journalistiques paraissent en effet plus proches du cancan que de la véritable information. Parfois, le profit passe avant l’éthique. Ainsi, de multiples exemples nous montrent l’influence qu’exerce la société de consommation sur les médias. Les journalistes ont le pouvoir de se taire sur des sujets et le pouvoir d’en maltraiter d’autres. Le corps médiatique subit les contraintes de la société de consommation qui l’amène à développer une presse mercantile.

Omniprésent, le sensationnel est un produit de consommation, qui fonctionne, qui se donne à voir, se vend et se fait vendre. Ce besoin d’évasion, de sensations fortes et de voyeurisme latent, fait partie intégrante de l’homme et les médias se servent de ce créneau porteur, bien souvent à des fins mercantiles. Cependant il y a un risque fort d’érosion de la crédibilité car, si le sensationnel semble être le thème vendeur par excellence, il conserve également une image racoleuse, peu crédible et négative pour les magazines. L’autre danger semble être l’abandon de toutes limites quant à ce commerce du scandale et du sensationnel. L’élément clé du succès « déroutant » de cette presse à sensation pourrait bien la conduire à sa propre perte.

Par Justine Andanson et Nelly Giordano


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