La révolte du pronétariat

par Véronique Anger-de Friberg
mardi 18 octobre 2005

Joël de Rosnay, en collaboration avec Carlo Revelli, est en train de finaliser l’écriture de son nouveau livre "La révolte du pronétariat" qui sortira début janvier aux éditions Fayard et qui prolonge la réflexion engagée ici sur AgoraVox en mai 2005 sur les mass-media et les "media des masses". Cette interview permet de faire le point sur quelques nouvelles notions et de lancer un appel aux lecteurs et aux rédacteurs d’AgoraVox.

Véronique Anger : Vous nous avez habitué à des livres de vulgarisation scientifique, pourquoi ce livre au titre provocateur, agressif même ? Nous sommes loin de l’harmonie du titre précédent : "L’Homme symbiotique". Allons-nous vivre une nouvelle lutte des classes... ?

Joël de Rosnay : Au cours des dix dernières années j’ai été frappé par la montée d’un nouveau pouvoir civil : les citoyens du monde sont en train d’inventer une nouvelle démocratie. Non pas une "e-démocratie" caractérisée par le vote à distance via Internet, mais une vraie démocratie de la communication et de la participation. Cette nouvelle démocratie, qui s’appuie sur ce que j’appelle les "media des masses", émerge spontanément, dynamisée par les dernières technologies de l’information et de la communication, auxquelles sont associés de nouveaux modèles économiques. Il me fallait rendre compte de cette étonnante révolution s’appuyant à la fois sur des technologies avancées et sur des nouvelles pratiques inventées par les utilisateurs eux-mêmes, et en particulier par les nouvelles générations. Pour preuve, le SMS, le bavardage sur le Net (le "chat"), le partage de musique en P2P (de particulier à particulier), n’ont pas été proposés par les grandes entreprises de la communication, mais initiés et développés de manière explosive par les jeunes utilisateurs du portable et de l’Internet.

VA : Le titre bien sûr, mais également le vocabulaire évocateur que vous employez : "révolution", "lutte des classes", "masses",... me semblait appartenir au passé. Votre livre est-il une mise en garde adressée au pouvoir traditionnel face aux dangers que représenterait pour lui la montée d’un réel contre pouvoir issu de la "base" ?

JdeR : Ces nouvelles pratiques mettent désormais en cause les modèles traditionnels industriels et commerciaux de production et de distribution. Il m’est apparu essentiel d’expliquer en termes clairs, - car le jargon né des internautes est parfois mystérieux (blogs, wikis, Skype et autres...) - pourquoi cette e-révolution s’apparente à une nouvelle "lutte des classes" entre, d’un côté, les grands pouvoirs politiques et industriels et, de l’autre, ce qu’on peut toujours appeler "le peuple", ou la société civile. Car les règles du jeu du modèle industriel traditionnel, fondé sur la propriété, par quelque-uns, du capital financier ou de production, ont changé. L’accumulation du "capital informationnel" grâce aux ordinateurs personnels, aux banques de données et à l’Internet, se fait de manière exponentielle. La création collaborative et la distribution d’informations de personne à personne, confèrent de nouveaux pouvoirs aux utilisateurs, jadis relégués au rang de simples "consommateurs". Des outils "professionnels" leur permettent de produire des contenus numériques à haute valeur ajoutée dans les domaines de l’image, de la vidéo, du son, du texte, jusque-là traditionnellement réservés aux seuls producteurs de masse, propriétaires des "mass media".

Je voudrais donc témoigner aujourd’hui de cette nouvelle lutte des classes entre ceux que j’appelle les "infocapitalistes" détenteurs des contenus et des réseaux de distribution et les "pronétaires", nouveaux producteurs et acheteurs de biens et services produits par eux-mêmes en ligne sur les réseaux. J’ai créé le terme de "pronétaire" à partir du grec "pro", (devant, avant, mais aussi favorable à) et de l’anglais "net" (réseau), qui a conduit à l’appellation familière en français d’Internet, le "Net".

Je pense que la production massive et collaborative par ce nouveau pronétariat représente une révolution aussi importante que celle du début de l’ère industrielle symbolisée par la machine à vapeur, puis par la mécanisation et l’automatisation intensives. Aujourd’hui, grâce aux nouveaux outils de pouvoir des pronétaires, s’appuyant sur le numérique et l’Internet, cette révolution est encore plus rapide et prend de court les pouvoirs en place. Certes, "l’empire contre-attaque", mais avec des moyens répressifs, juridiques, ou de propagande médiatique, inadaptés.

VA : Quelles seront, selon vous, les conséquences -positives et négatives- de cette évolution d’un point de vue politique, mais aussi économique et social ?

JdeR : Ce livre a pour but, non seulement d’analyser cette surprenante évolution, mais aussi de proposer des solutions constructives pour rééquilibrer les pouvoirs afin de favoriser le développement des connaissances et la protection des libertés humaines. Observateur attentif de l’impact des nouvelles technologies sur la société, je suis convaincu que la nouvelle "nouvelle économie" née de la montée du pronétariat, pose et posera des problèmes culturels, politiques, sociologiques et même éthiques, radicalement nouveaux. Les pronétaires, par l’utilisation des blogs, vlogs, wikis, journaux citoyens, IM, téléphone mondial gratuit tel que Skype..., comme outils stratégiques de production et de distribution, créent un univers commercial parallèle à celui des entreprises classiques. D’où les défis et les enjeux auxquels sont aujourd’hui confrontés entreprises et gouvernements et auxquels ils ne savent pas répondre. Les "media des masses", seuls véritables media démocratiques, vont radicalement modifier la relation entre le politique et le citoyen et, par voie de conséquence, avoir des impacts considérables dans les champs culturels, sociaux, économiques et politiques. La télévision, la radio, le livre, les journaux, les magazines, le téléphone, la publicité, ne seront plus les mêmes. Encore faudra-t-il que ce nouvel univers du "gratuit", démontre qu’il est capable de générer des bénéfices indirect indirects, garantissant la croissance économique, le partage des richesses et la solidarité.

VA : Carlo Revelli, en tant que co-fondateur d’Agoravox, qui sont pour vous les pronétaires ?

Carlo Revelli : Comme le précise Joël de Rosnay au début du livre, il s’agit des usagers, des internautes, des "bloggers", des citoyens comme les autres, mais qui entrent de plus en plus en compétition avec les "infocapitalistes" traditionnels auxquels ils ne font plus confiance, pour s’informer, écouter de la musique, voir des vidéos, lire des livres ou communiquer par téléphone. Dans notre univers de l’information, on peut donc dire qu’un pronétaire est une sorte de "capteur" capable d’identifier en avant-première des informations inédites, difficilement accessibles ou volontairement cachées. Chaque individu peut devenir ainsi une sorte de "maillon éthique du réseau" en utilisant efficacement les outils de recherche et les logiciels intelligents. En dehors des inévitables tentatives de manipulation, de désinformation ou de déstabilisation, la question est aujourd’hui de comprendre si Internet peut se transformer en une sorte de "peer-to-peer éthique" mobilisant les forces de millions d’internautes, à l’image des nombreux programmes scientifiques qui utilisent la puissance de calcul des PC des internautes pour lutter contre le sida, le cancer. Internet constitue un formidable "accélérateur" qui favorise l’essor de notre intelligence individuelle et collective. Ce qui va réellement révolutionner nos comportements Internet, c’est cette "attitude de veilleur" qui consiste à garder les yeux ouverts pour se cultiver et s’enrichir à tout niveau  : que ce soit pour dénicher une information inédite, vérifier une rumeur, enrichir ses connaissances ou forger ses croyances...

VA : AgoraVox est-il un média pronétaire ?

CR : Je pense que oui. En effet, d’une manière générale, dans ce type d’initiative la fonction et le statut ne jouent pas un grand rôle. Comme nous l’avons toujours souligné, peu importe si vous êtes journaliste, bloggeur, fonctionnaire, chef d’entreprise, étudiant ou chômeur,... L’important, c’est la qualité et la pertinence des informations recueillies et diffusées. On peut obtenir de cette diversité de profils une grande richesse rédactionnelle et informationnelle. Ainsi, on comprend aisément que désormais la ressource rare n’est plus seulement le capital, ou le travail, mais l’information fiable et inédite. L’originalité de sites comme AgoraVox, OhMyNews ou Wikipedia est d’essayer de faire remonter de l’information concrète depuis le terrain. On passe donc du "top-down" au "bottom up" informationnel.

D’ailleurs, plusieurs rédacteurs d’AgoraVox nous ont aidé à mûrir notre réflexion via des échanges des contributions ou des mails très enrichissants.

J’en profite pour lancer un dernier appel pour obtenir des témoignages surtout de la part de ceux qui pensent que via Internet les choses sont vraiment en train de changer pour les citoyens, grâce à l’essor d’outils ou de services tels que les blogs, les vlogs, les wikis, le RRS, la P2 Tv, Bit Torrent, le podcasting, le journalisme citoyen, etc. Un court témoignage lié à l’évolution des médias et à l’essor du journalisme citoyen serait le bienvenu. C’est assez libre, ça peut être un point de vue, un récit, la description d’un phénomène. L’important, c’est que ce soit quelque chose de vivant et surtout qui vous a marqué. Et si possible qui tende à montrer que les "capitalistes" et les "prolétaires" d’hier ne sont plus les mêmes aujourd’hui et encore moins demain...

NOTA BENE : Les témoignages seront soumis au comité de lecture de l’éditeur et les meilleurs seront inclus dans le livre et sur AgoraVox. Les contributions peuvent occuper entre 10 lignes et un peu plus d’une page. La date limite est malheureusement le 22 octobre au plus tard. Merci de nous contacter si vous êtes intéressés.


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