La rupture de l’éthique dans la fiction audiovisuelle

par Stéphane Swann
jeudi 4 octobre 2007

La violence dans les images audiovisuelles de fiction ou d’actualité n’est pas une nouveauté et nos sociétés ont parfois admis la valeur pédagogique de certaines de ces images, mais il me semble que depuis quelques années nous assistions à un déplacement de la limite éthique que ces images véhiculent, notamment au travers des fictions. Faut-il s’en inquiéter ? L’éthique personnelle, l’intimité sont-elles menacées ?

Il n’est pas nécessaire de démontrer que chacun d’entre nous possède une limite éthique, morale, positivement inhibitrice, et qui nous permet de distinguer, le bien du mal, le juste de l’injuste, l’acceptable de l’inacceptable, mais qui délimitent aussi le moment où le mal, l’injuste, l’inacceptable peuvent devenir intimement justifiables donc moraux sous certaines conditions. Peu d’entre-nous - moi le premier - sommes conscients de cette limite et pouvons dire avec assurance qu’en toute circonstance nous ferions un choix éthique.

Ces notions d’éthiques sont relatives à la société et à la culture (somme des valeurs, des lois, des principes inaliénables) d’une communauté humaine donnée et parfois très appréciablement différentes d’une communauté à l’autre. Pour prendre un exemple trivial : on mangera du chien dans certaines régions chinoises, on sera plutôt rebuté à cette idée en Europe, mais certains Européens dans une situation donnée, favorable par son environnement pourront vaincre leurs inhibitions pour manger du chien et peut-être même pourront en apprécier le goût. D’autres devront être forcés avec une résistance variable, mais s’y résoudront, et quelques-uns ne s’y résoudront jamais, mais peut-être se laisseront-ils convaincre de manger du chat. Tous les mécanismes d’annihilation d’une composante éthique qui régit une société humaine réagissent suivant un schéma de ce type grossier avec des degrés de résistance variables en fonction du degré d’importance de cette composante (c’est justement cette résistance qui détermine l’importance de la composante). Dans une situation où la survie est en jeu, il sera plus facile de manger du chien, que de la chair humaine, mais il est probable de s’y résoudre en dernier ressort.

Ainsi, pour toute chose, intimement, nous possédons une barrière éthique qui agit comme inhibiteur. Or cette barrière n’est pas permanente et dépend de facteurs externes qui sont de plusieurs natures : l’autorité, la compassion, la pression et, bien entendu, la culture elle-même qui n’est pas un objet figé et que je me propose d’examiner sommairement sous l’angle des images audiovisuelles de fiction qui ont me semble-t-il franchi une étape de rupture.

Mais tout d’abord pour introduire le coeur du sujet, rappelons les caractéristiques des facteurs qui agissent sur l’éthique personnelle et sur l’intimité.

- De l’autorité.

C’est le facteur le plus évident, et tous intimement nous avons vécu à un moment ou un autre de notre existence, une situation d’autorité où nous recevons un ordre que nous exécutons bon gré, mal gré, donné par une personne que nous respectons. Ça peut être aussi banal qu’un copain qui vous dit : « C’est bon, grille le feu... » Et vous grillez le feu. Chose que seul, vous n’auriez jamais faite, qu’après coup, vous trouvez stupide, mais sur le moment, conforté par une autorité qui en quelque sorte s’approprie la responsabilité morale, vous vous retrouvez à violer une loi, même si elle est une composante mineure d’une éthique globale.

C’est le même mécanisme d’autorité, de plus en plus dilué, de plus en plus complexe, qui conduit aux crimes de masse, à la torture organisée, à l’oppression oligarchique. Tout est une question de degré de résistance de la part inhibitrice de sa personnalité. Bref, tout cela est bien connu.

- De la pression

Le facteur de pression est voisin du facteur d’autorité sauf qu’il émane d’une situation de contrainte, imaginaire ou réelle, sociétale ou inique telle que l’on assiste à une régression de la résistance inhibitrice, mais sans autorité donc théoriquement plus difficile à admettre intimement puisque le choix incombe à soi. Par exemple, dans le cadre d’un sentiment d’impunité, la vengeance de premier ordre (de la victime à la cause sans intermédiaire) constitue une violation éthique, mais peut être intimement (pour soi) acceptable et morale.

- De la compassion.

La compassion est le facteur le plus complexe parce qu’il met en situation au moins trois sujets : la victime, la cause du préjudice, et soi en tant qu’élément externe. La compassion agit dans les deux sens, c’est à dire à la fois dans le recul de la barrière intime qu’il serait nécessaire de franchir pour causer le même préjudice à une victime potentielle, et par le désir de tout mettre en oeuvre pour ne pas reproduire les conditions du préjudice. Mais la compassion agit aussi dans l’accroissement du désir de châtiment envers la cause du préjudice, et opère comme un abaissement possible de la barrière inhibitrice des choix moraux qu’il faudrait faire si le droit devenait inapte ou insuffisant à réparer le préjudice.

Devant l’horreur d’un crime, bien qu’extérieur à la situation, on peut en être intimement affecté, pour que dans une situation analogue dans laquelle nous serions acteur, la résistance inhibitrice soit modifiée.

Chaque citoyen européen est en moyenne certainement plus résistant au fascisme aujourd’hui qu’en 1934, parce que les conséquences ont généré un tel rejet et une telle compassion que sur ces points la résistance à ce que nous sommes capables d’accepter de faire s’est améliorée. Ça ne veut pas dire que cela ne peut pas se reproduire, mais que ce serait sans doute plus difficile.

Il est possible de proposer, de manière plus fine, d’autres facteurs qui agissent sur la résistance et sur l’inhibition, de démontrer à l’envie tout ce qui agit sur un processus de décision qui met en oeuvre un choix éthique ou moral mais ce n’est pas l’objet.

Examinons plutôt l’influence de la culture et plus précisément les images audiovisuelles de fictions auxquelles nous avons accès. Depuis le début 2000, il me semble qu’un virage s’est opéré dans les productions de fictions en provenance des Etats-Unis qui sont bien entendu à l’avant-garde. Il me semble que l’éthique s’est déplacé sur un terrain douteux - faut-il y voir une expression de la realpolitik ?

En tout cas voici trois exemples de séries produites entre 2003 et 2006 parmi celles que j’ai essayé d’analyser :

Star Trek Enterprise.

Série de science-fiction de bonne facture, au scénario bien ficelé où des communautés extra-terrestres, humanoïdes s’affrontent dans des conflits tout à fait inspirés de notre monde moderne. Mais que se passe-t-il en 2004-2005 ? Dans la 3e saison, une espèce menace la Terre d’une extermination complète à l’aide d’une arme d’une puissance prodigieuse. Passons, l’allégorie est évidente. Il se trouve qu’à un moment donné de l’intrigue, le héros qui agit en tant qu’autorité, se résout à la torture pour obtenir des informations vitales permettant de mettre la main sur l’arme ennemie et en toute impunité. On est donc dans un schéma de conflit interne, de rupture de l’éthique, de justification qui aboutit in fine à un choix moral de fait sans que les conséquences éthiques de ce choix ne soient assumées. C’est, il me semble, une nouveauté dans un programme grand public.

24 heures chronos.

Dans cette série, que tout le monde connaît, je pense. C’est toujours le même scénario, bien ficelé, bonne facture, bref de la fiction qui remplit son rôle. Mais là, on va encore plus loin. Non seulement la torture est couramment employée, par les autorités légales, en toute impunité, et parfois sur des suspects innocents, mais pire on organise et planifie le meurtre d’innocents pour satisfaire à des revendications et gagner du temps. Donc là, nous sommes dans une rupture totale de l’éthique telle que nous la concevons au profit d’un bilan purement comptable et sur le principe que la fin justifie les moyens.

Prison break.

Là, l’exemple est plus subtil. La rupture de l’éthique que j’ai retenue concerne un personnage secondaire : le tueur en série pédophile. Personne ne souhaite du bien à un tueur en série pédophile, alors à quoi assistons-nous au fil des épisodes. Eh bien, ce personnage est couramment maltraité, torturé, on lui coupe une main, et j’en passe, mais on le maintient bien en vie tout au long des épisodes, comme si on distillait une perversion à dose homéopathique. Là aussi, nous sommes dans une rupture de l’éthique avec un schéma, compassion/vengeance par l’intermédiaire d’un tiers/impunité.

Dans ces trois exemples, la rupture essentielle réside dans l’impunité, ce qui est une nouveauté car même dans les situations de violence des fictions des générations précédentes, la rupture de l’éthique, parfois moralement justifiable, ne restait pas impunie préservant la préséance du droit.

Or, là, le consensus d’équilibre qui veut que le droit prédomine et que chacun s’expose au droit, que l’habeas corpus soit inviolable, se trouve rejeté au rang de simple principe et tout devient prétexte à une situation d’exception. Je ne veux pas débattre du fait moral dans la rupture de l’éthique, mais je m’interroge sur l’influence que peut avoir ce genre de véhicule culturel sur l’intimité de chacun et les conséquences sur les évolutions que cela induira à notre éthique en tant que société. Et c’est à chacun d’entre nous qui subissons ces images et ces fictions - volontairement ou pas - par le biais bien connu de la personnification, de répondre intimement. Je crains que nous risquions d’y trouver des sentiments qui nous feront peur et que nous ne soupçonnions pas...


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