Le journalisme a mal tourné

par Guillaume Narvic
lundi 11 février 2008

Note de lecture. « Notre métier a mal tourné. Deux journalistes s’énervent », Philippe Cohen et Elisabeth Lévy, 2008, Mille et Une nuits. Cet essai à deux voix, original et stimulant, exprime une sorte de « mélancolie du journalisme », un métier qui s’est profondément dévoyé et corrompu ces vingt dernières années, et dont l’avenir sur internet se profile entre le rose et le gris...

Elisabeth Lévy est journaliste. Elle collabore au Point et à Marianne, et anime le site causeur.fr. Elle est l’auteur des Maîtres censeurs (Lattès, 2002) et du Premier Pouvoir (Climats, 2007).

Philippe Cohen est rédacteur en chef à Marianne et dirige le site marianne2.fr. Il est notamment l’auteur de La Face cachée du Monde (avec Pierre Péan, Mille et une Nuits, 2003) et de BHL (Fayard, 2005).

Le livre d’Elisabeth Lévy et Philippe Cohen est un objet étrange, mais intéressant et stimulant.

Les quatre parties sont complètement différentes les unes des autres, dans leur forme comme dans leur sujet. Il s’agirait plutôt de quatre longs articles sur le journalisme, tour à tour d’observation et d’analyse, de réflexion et de prospective, écrits par deux personnes et rassemblés dans un livre qualifié d’"essai". Les auteurs désignent d’ailleurs, à la fin, cet objet comme "une traversée" dans le monde du journalisme tel qu’on le fait en France, des origines à nos jours.

Grandeur et décadence du journalisme

Le journalisme tel qu’il se rêve lui-même (ou tel qu’il se promeut) et ce qu’il en est concrètement ou ce qu’il en est advenu...

Trois portraits assez décapants : 1/ le journaliste politique (une dérive : comment on est passé de Duhamel à Apathie et aux "embarqués" de la politique), 2/ le reporter (de Albert Londres à "un journalisme de bons sentiments"), 3/ le journaliste d’investigation.

C’est contre ce dernier que la charge est la plus forte, violente même, et carrément ad hominem : Edwy Plenel est en ligne de mire et les auteurs tirent !

Morceaux choisis ;-)
- Le "journalisme d’investigation" (inventé dans les 80’s pour remplacer le journalisme d’enquête qui avait cours auparavant) "cache une entourloupe".
"Leur prétendue neutralité est la façade commode d’une idéologie moralisatrice et soupçonneuse."
- Publiant sur la foi "d’une seule source", sous la forme de "feuilleton", des informations qui leurs sont complaisamment fournies dans le cadre de "manipulations" sur lesquelles ils refusent de s’interroger, ils ont accepté de se faire finalement, sans distance, "le relais des juges".
- ils ont ainsi contribué à la destruction du secret de l’instruction et, par conséquent, de celle de la présomption d’innocence.


- dans les 90’s, "la machine s’emballe" : les journalistes sont "enivrés par leur propre puissance", "en l’absence de tout contre-pouvoir", les "dérapages" se multiplient (Allègre, Clearstream, etc.).

Lévy et Cohen dénoncent "l’abus de la liberté conquise" : "le journalisme d’investigation a accouché d’un monstre".

Ils relèvent au passage que ce journalisme d’investigation s’en est surtout pris au pouvoir politique, contribuant largement à son discrédit, alors même que les tenants du pouvoir économique faisaient main basse sur l’ensemble des grands médias français (radio, télévision et presse écrite), bloquant toute possibilité d’enquêtes sur leurs propres petites affaires. Il y a là aussi une escroquerie du "journalisme d’investigation".

Aujourd’hui, l’enquête a déserté la presse et se réfugie dans l’édition. Les journaux se bornent à en publier les bonnes feuilles et se gardent bien de la prolonger par leurs propres investigations.

L’autocritique professionnelle des journalistes est suffisamment rare pour souligner l’intérêt de celle-ci, surtout quand elle s’attaque à la figure sacrée du journaliste d’investigation, qui n’est peut-être pas tant que ça un modèle à suivre... Ce débat mérite d’être ouvert à mon avis.

La révolution du journalisme

La seconde partie est une réflexion plus philosophique sur "l’idéologie du journalisme" comme une figure nouvelle apparue dans le paysage politique avec la génération de journalistes issus des barricades de Mai-68 (je résume !).

Les auteurs avancent une thèse, qu’ils proposent au débat. En renonçant à faire la révolution dans la rue, une génération d’ex-étudiants de Mai-68 s’est lancée dans la presse pour engager une sorte de "révolution du journalisme", "la poursuite de la révolution par d’autres moyens". En ligne de mire cette fois, toute cette génération d’anciens trotskistes et maoïstes, qui va de Serge July, à Edwy Plenel (encore lui), jusqu’à Etienne Mougeotte (oui, oui, le patron de la rédaction du Figaro, ancien de TF1, fut un affreux étudiant gauchiste... On en trouve aujourd’hui quelques autres au Medef et auprès de Sarkozy !).

Renonçant à Marx et Mao, mais restant "à l’avant-garde", cette génération serait à l’origine de la transformation du journalisme lui-même en idéologie :

"Du point de vue du journalisme, le passé est forcément condamnable, et l’avenir nécessairement désirable, de même que le pouvoir est suspect et sa contestation légitime".

Ce journalisme n’obéit plus qu’à "l’impératif de nouveauté", c’est "une pensée de l’événement", anti-intellectuelle car elle renonce à la distance nécessaire à la réflexion.

Epousant sans distance "l’idéologie des droits de l’homme", "érigée en dogme par les journalistes", ils ont fourni cet "alibi idéologique" du règne "médiatique" qui s’est mis en place :

"Un tour de passe-passe (...) a substitué les médias aux journalistes, le pouvoir médiatique au contre-pouvoir journalistique."

La fin d’un âge d’or

La troisième partie de l’ouvrage change une nouvelle fois de pieds et s’intéresse à ce qu’il est advenu du projet historique issu de la Résistance d’assurer l’indépendance de l’information en garantissant l’indépendance des journalistes et de leurs rédactions.

Les auteurs rappellent que "des dérives de corruption" se rencontrent tout au long de l’histoire du journalisme ("le journalisme au service du boursicotage de la première révolution industrielle", où "la corruption de la critique littéraire démontée par Balzac" (déjà !), par exemple, mais la profession des journalistes s’est toujours révélée impuissante à les réguler par elle-même. C’est le pouvoir politique qui a dû chaque fois s’en charger, au moyen de la loi.

"Réguler le journalisme est, depuis sa naissance, à la fois l’obsession et l’impuissance de la corporation."

A la Libération, un projet "révolutionnaire" a vu le jour : le contrôle des journaux par les journalistes eux-mêmes : "Le journalisme ne devait plus être une marchandise, comme diraient les ’alter’ aujourd’hui, mais un ’service public’". Le terme semble aujourd’hui compassé, mais au Monde, comme à Libération, il s’agissait bien d’un projet d’"autogestion". Et dans les titres dont les journalistes n’étaient pas propriétaires, ce sont les sociétés de rédacteurs qui revendiquaient un contrôle sur la nomination du directeur de la rédaction et sur la politique éditoriale.

]En 1969 (...), la Fédération française des sociétés de journalistes regroupe plus de trente médias et deux mille adhérents - un cinquième de la profession - autour d’un triple objectif énoncé par son président Jean Schwoebel : "Faire en sorte que l’idée de service l’emporte dans les entreprises de presse sur la préoccupation de profit, assurer le recrutement des journalistes de qualité et garantir l’indépendance de plume de ces derniers." Le pouvoir des journalistes est alors à son faîte. Mais personne ne le sait.

C’est que la suite de l’histoire est "une tragédie", "entre révolte et servitude"... Les auteurs retracent en détail la décadence du projet fondateur du Monde et celle de Libération, mais ils se demandent aussi à travers l’analyse des crises récentes au Monde et aux Echos, si "les sociétés de rédacteurs relèvent le nez ?".

Sur internet, un avenir en rose ou gris

La dernière partie ("Et maintenant ?") est une tentative intéressante d’anticiper l’avenir de la profession au moment où se profile "un basculement" de la profession vers internet :

"Il faut s’y faire : le nombre de ceux qui s’informent exclusivement sur écran ne cesse de croître. La généralisation de l’accès à internet et l’arrivée prochaine à l’âge adulte - et au statut de consommateur - de générations qui, contrairement aux ’immigrants du numérique’ que nous sommes selon Ruppert Murdoch, n’auront pas connu ’le monde d’avant’, achèveront de déplacer vers le réseau le centre de gravité de l’industrie de l’information."

Le propos est informé (les deux journalistes travaillent à la fois sur internet et dans la presse traditionnelle) et nuancé.

Le journalisme en ligne, tel qu’il est aujourd’hui, ne donne pas de raisons de pavoiser :

"Voilà l’entourloupe majeure du journalisme en ligne : il se contente trop souvent de servir dans un bel emballage animé, avec du son, de l’image et de la couleur, des informations produites par d’autres. La très grande majorité des informations circulant sur la toile proviennent des trois grandes agences de presse mondiales."

"D’autre part, la mutation du métier de journaliste n’a pas vraiment abouti à ce que certains espéraient. Désormais, des dizaines de milliers de ’journalaunautes’ travaillent à enluminer, décorer ou fleurir la même information de base. Dans le métier, on appelle ça ’enrichir’. Comme le résume joliment un internaute désabusé, le meilleur n’est pas celui qui produit les enquêtes les plus pointues ou les analyses les plus élaborées, dès lors que celui qui recharge le plus vite son ’canon à dépêches’ est quasiment assuré de gagner la bataille du nombre de visites."

Le modèle économique de la presse en ligne, financée à 100 % par la publicité, la condamne-t-elle à "la course à l’audimat" (qui "n’a jamais été, que l’on sache, gagnée par les plus exigeants"), et à la prolétarisation de rédactions en ligne sous-payées et précarisées ? Pour le moment, en tout cas, "la bataille pour l’audience a conduit les acteurs du secteur à concentrer leurs efforts sur la circulation de l’information et non sur la collecte."

S’ils reconnaissent dans les blogs un nouvel espace de liberté, parfois de grande qualité, les auteurs sont relativement sceptiques sur les résultats concrets des expériences de journalisme amateur en ligne, de collaboration entre professionnels et amateurs, et même sur la qualité réelle de l’apport interactif des commentaires de lecteurs. Ils tentent finalement de maintenir une position d’équilibre entre "le scepticisme absolu" et "l’enthousiasme béat" : "entre le blog personnel et le robinet à dépêches, il existe de multiples options, dont beaucoup ont été à peine explorées". Et l’enjeu fondamental reste bien le modèle économique :

l’avenir de notre presse, électronique ou pas, dépend de ceux qui la font, en particulier des journalistes. Mais elle dépend aussi du public. A lui de décider s’il veut ou non une information de qualité - et s’il est prêt à en payer le prix".

Il se dégage au final après 230 pages, sans "gras" ni concession, entre espoir et nostalgie, le sentiment en demi-teinte de sorte de "mélancolie du journalisme" qui incite à la méditation plus qu’à la polémique...


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