Le journalisme, ce n’est pas se recroqueviller sur une fiche de poste

par JournalisteMasqué
mardi 24 mai 2016

Le journalisme d’aujourd’hui diffère-t-il vraiment de celui d’Albert Camus ? Autrement dit, les évolutions technologiques et des modèles d’activités imposent-elles au journaliste un changement dans ses habitudes de travail et ses valeurs ?

Les propos habituels tendent à affirmer qu’Internet tue le journalisme, que la connexion 7/7, 24h/24h, la consommation effrénée d’informations… tirent la qualité vers le bas. Je dirais plutôt qu’il n’est que le révélateur de la médiocrité de certaines parutions, pratiquant le bâtonnage, surfant sur les clichés, se fourvoyant dans la ‘réactivité’ en croyant satisfaire ses lecteurs. Or, ces derniers ne sont pas dupes et comprennent bien que certains journaux visent plutôt à satisfaire les annonceurs.

De fait, il est grand temps de comprendre que le nouvel écosystème ainsi que les attentes des ‘consommateurs d’informations’ s’imposent au journaliste, à ses dépens s’il ne les anticipe pas. Aussi, les travers de la profession ne sont plus acceptables. Certes, la désinformation, la course au scoop… ne sont pas des phénomènes contemporains. Mais on ne peut pas laisser dire que cela est lié à la révolution Internet. Plutôt à un délitement de ces valeurs qui font du journalisme un métier honorable, pour ne pas dire noble.

Internet = médiocrité du journalisme ?

Internet n’est qu’une énième révolution pour le journalisme, après la radio et la télévision. Peut-on pour autant dire que ce média (ou la radio, la télévision) est le fossoyeur du journalisme ? Absolument pas. Mais cela suppose d’en connaître les codes.

A ce titre, le retour d’expérience de Dominic Casciani, journaliste spécialiste de la justice à la BBC, est intéressant. En effet, twitter lors des audiences rend impossible la prise de note. Autant donc être rigoureux sur les tweets envoyés, surtout que les followers veillent… soit pour vous engueuler, soit pour poser des questions pointues. De fait, dans ce cas précis, le journaliste doit rendre des comptes, de manière directe et interactive avec des personnes qui ne sont pas spécialement des lecteurs du journal mais qui font partie prenante de son écosystème : des lecteurs/acheteurs potentiels, en quelque sorte… 

La mobilité et les réseaux sociaux !

Le journalisme, techniquement tout du moins, se transforme. La dernière édition des Nouvelles pratiques du journalisme est venue le confirmer avec la part belle aux réseaux sociaux (SnapChat, WhatsApp…) ou encore la vidéo. Cory Haik, rédactrice en chef de l’actualité numérique au Washington Post, rappelle ainsi que 70% de l’audience du quotidien américain en ligne provient du mobile.

Certains journaux testent même de nouvelles applications ou des messageries privées bien connues des jeunes générations pour informer leurs abonnés en temps réels. Ils ont bien compris que le temps de la segmentation de leur écosystème est arrivé : il y a les abonnés au journal papier, ceux au format numérique, les lecteurs occasionnels du site web (et en version gratuite), les followers sur Twitter ou autres supports 2.0, etc. Et c’est cette communauté de consommateurs différenciés qu’il s’agit dorénavant de comprendre… et de satisfaire.

Ainsi, à l’ère mobile, le journalisme se doit d’être mobile, sous peine de disparaître. Par exemple, quelle radio n’a pas développé le bijournalisme en permettant de podcaster les émissions qu’on n’avait pas pu écouter ? Aussi, les médias, quels qu’ils soient, sont dans un contexte de destruction créatrice où chacun cherche les canaux et offres les plus adéquats pour satisfaire les personnes susceptibles de consommer de l’information.

L’uberisation des médias ?

Comme Uber, Facebook, Twitter et autres n’inventent rien mais arrivent merveilleusement/stratégiquement bien à se placer et à se rendre indispensables… Il en va ainsi d’Instant Articles de Facebook, service permettant à un media d’intégrer certains articles sur sa page Facebook. Les enjeux sont clairs : accroître le nombre de lecteurs, donc les partages sur les réseaux sociaux, cette hausse de l’audience des sites d’information devant engendrer une augmentation des recettes publicitaires. Même si le test reste mitigé pour le moment, que ce soit aux Etats-Unis ou en France, la question à terme se pose : Facebook va-t-il s’accompagner de la disparition du journal (son site Web mais aussi du papier) au profit de sa page Facebook ? Le journal ne deviendrait alors qu’une simple régie journalistique, coachant des journalistes, ceux-ci produisant des contenus valorisés via Facebook (ou tout autre support Web).

Sans oublier d’autres évolutions inquiétantes pour la profession, à commencer par le robot journalisme, c’est-à-dire la génération automatique de textes, avec ces avantages, ces inconvénients, voire ses effets pervers.

Le journalisme contemporain : marche ou crève

Reste la question du contenu, ou plutôt des nouveaux formats narratifs visuels qu’Internet impose obligatoirement. En effet, on ne consomme plus l’information aujourd’hui comme il y a encore dix ans et ces évolutions technologiques imposent de réfléchir à de nouvelles formes de journalisme. Déjà, nous posions la question du fact-checking et, en sous-jacent, celle du storytelling, dans notre premier article.

Des outils sont disponibles… trustés par les Facebook et autre Twitter. Et ces nouveaux acteurs cherchent à devenir les plateformes journalistiques de demain. Vive les journalistes donc, mais à bas les journaux ?

Eric Scherer, directeur de la prospective à France Télévisions, le dit à juste titre : "le nouveau journaliste est donc un scénariste de l’information, un designer narratif de la réalité du monde, un producteur d’impact, un chef de projets".

Cette évolution est observable au Washington Post où le rachat par le patron d’Amazon, Jeff Bezos, s’accompagne d’un triplement du nombre de développeurs dans la rédaction, où ils sont dorénavant une cinquantaine, physiquement intégrés avec les journalistes.

Mais cette transition n’est pas aussi simple. Un exemple nous est donné avec la fuite [sur Buzzfeed… comme un symbole] de l’audit de la stratégie numérique du New York Times en mai 2014, permettant de se rendre compte des évolutions et des difficultés, pour un honorable journal, à faire sa transition vers le numérique et ce, alors que le NYT fait pourtant figure de précurseur sur cette question.

Ainsi, dans un nouveau monde marqué par des pure players numériques, agiles, innovant et produisant un contenu de qualité, le NYT souffre – selon le rapport – d’un manque de viralité de son site Internet, et ce, alors que le contenu produit (les articles) est bon. La culture papier reste ainsi prédominante. En outre, le fonctionnement en silo est préjudiciable, entre les journalistes d’un côté, et les designers numériques, data analystes et informaticiens de l’autre. Une autre conséquence de ce cloisonnement : la difficulté de valoriser professionnellement des personnes dont les compétences sont pourtant clé dans le numérique. De fait, le NYT est marqué par un court-termisme dommageable en termes d’innovations et d’expérimentations.

Et en France ? Quel média a été le précurseur d’une radicalité journalistique ? Mediapart peut-être ? Mais être pure player n’est qu’une étape – importante certes, mais la plus simple à mettre en œuvre – de la transformation digitale. En effet, celle-ci n’est pas seulement dans le contenant mais aussi dans le contenu, avec des nouvelles formes narratives. A ce titre Le Quatre Heures, site dédié au reportage multimédia et grand format, amène de la fraîcheur à un paysage jusque-là bien terne.

C’est quoi le journalisme ?

Le journalisme, aujourd’hui comme hier, reste un métier dans lequel sont défendues des valeurs. Quels sont donc les devoirs du journaliste ? Les écrits d’Albert Camus, pourtant datés de novembre 1939, gardent toute leur actualité.

Pour l’une des plus belle voix du journalisme, "contribuant à dessiner les contours d’une rigoureuse déontologie", les quatre commandements du journaliste libre sont la lucidité, l’ironie, le refus et l’obstination. Et ces/ses thèmes "traversent son œuvre romanesque, autant qu’ils structurent sa réflexion".

A Combat, il persévère dans son intransigeance : "informer bien au lieu d’informer vite, préciser le sens de chaque nouvelle par un commentaire approprié, instaurer un journalisme critique et, en toutes choses, ne pas admettre que la politique l’emporte sur la morale ni que celle-ci tombe dans le moralisme".

Il ira même jusqu’à dire, en 1951, qu’ "une société qui supporte d’être distraite par une presse déshonorée et par un millier d’amuseurs cyniques […] court à l’esclavage malgré les protestations de ceux-là mêmes qui contribuent à sa dégradation".

Albert Camus, un visionnaire ? Je ne le pense pas. Il avait juste un orgueil, une fierté pour son métier que ses écrits découlaient de son caractère. Et Internet n’enlève en rien cette volonté de rigueur.


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