Le journalisme de l’illusion

par olivier cabanel
samedi 3 juillet 2010

A la lumière d’un article faisant la une du « Dauphiné Libéré », en Savoie, on peut s’interroger sur la crédibilité que peuvent avoir aujourd’hui, certains journalistes.

Tout le monde peut se tromper, bien sur, et il arrive parfois que les meilleurs tombent dans le piège du hoax, mais lorsque l’information est en première page, et couvre deux pages entières à l’intérieur d’un journal qui se veut sérieux, on peut être surpris du nombre d’énormités, d’erreurs, d’approximations sur un sujet qui intéresse au moins deux pays : le projet Lyon Turin.

Rien que le titre est une fable à lui tout seul :

« L’Italie ne ralentit plus le projet Lyon Turin », suivi du titre en grosses lettres : « Le Lyon Turin sort du tunnel ». lien

Pourtant la réalité est aux antipodes de cette affirmation.

Tout d’abord, les italiens sont toujours autant motivés, et ils ne sont pas une « poignée d’anarchistes », mais bien, depuis des années, des dizaines de milliers, jeunes et vieux, femmes, et enfants, intellectuels et ouvriers, tous refusant catégoriquement ce projet pharaonique et stupide. lien

Ils étaient 30 000 à manifester le 23 janvier 2010.lien

Ensuite, après les affirmations gratuites et mensongères viennent les erreurs grossières et la manipulation. lien

L’article évoque des tunnels et montre les descenderies, semant la confusion dans l’esprit du lecteur qui peut comprendre que le percement du tunnel a déjà commencé.

Ce qui est totalement faux.

Les 3 descenderies ont été financées au titre seulement des études, ce qui n’a rien à voir avec le tunnel de base.

Parlons maintenant des finances.

Sous la photo principale de l’article du « Dauphiné Libéré », un commentaire :

« Etats des lieux d’un chantier pharaonique à 9 millions d’euros  ».

On imagine que le journaliste voulait écrire 9 milliards, et que, la chaleur de l’été aidant, il a pris les milliards pour des millions.

D’ailleurs dans le même journal, un autre journaliste estimait le prix à 12,5 milliards d’euros. lien

Hervé Gaymard, interviewé récemment sur FR3 estimait le cout du projet de 15 à 17 milliards d’euros.

CIPRA (Commission Internationale Pour la Protection des Alpes) rappelle que l’estimation totale des couts pour le tunnel de base à 12,5 milliards d’euros est jugée trop basse dans le « rapport de l’audit sur les infrastructures  » (rédigé par Pascale Pilard) lien.

Si l’on fait une simple règle de trois, (12,5 milliards d’€ pour 54 km de tunnel) sachant que la longueur totale des tunnels du projet est de 140 km, le Lyon-Turin couterait plus de 30 milliards d’euros.

La région Rhône-Alpes financerait à hauteur de 400 millions d’euros, (lien) l’Europe s’engageant à 2,1 milliards d’euros, les comptes ne sont pas bons. lien

L’article du Dauphiné est plus vague : il est dit que l’Europe financera tout au plus 30%, sans préciser que ces 30% ne concernent que le tunnel international, ce qui fait une différence notable.

A l’intérieur des pages du « Dauphiné libéré », les erreurs s’accumulent.

Il est question d’un projet qui commencerait dès 2013, (lien) alors qu’une lettre de Muriel Lagarde Pauly, de RFF (réseau ferré de France) chargée du projet Lyon Turin déclare dans un courrier du 20 novembre 2009 :

« La ligne à grande vitesse voyageurs ne figure pas dans le protocole d’intention de financement, signé en mars 2007 par l’ensemble des partenaires impliqués dans le projet (état, région, départements, communautés urbaines, villes et RFF). Ce protocole prévoit, à l’horizon de la mise en service du tunnel de base franco italien, en 2023, le financement d’une première phase de réalisation de la partie française du projet, intégrant la ligne nouvelle fret, mais pas la ligne à grande vitesse de Lyon à Avressieux ».

On le voit, rien n’est réellement décidé, d’autant que concernant le projet, aucun décret d’application n’a paru à ce jour, et on est toujours dans la communication, pour ne pas dire dans le mensonge.

Un des arguments des pro-Lyon Turin, dont Louis Besson est le promoteur depuis plus de 20 ans, consiste à évoquer 6,1 millions de voyageurs annuels qui seraient transportés entre les deux villes :

Or le 1 novembre 2010, la ligne LGV des Carpates reliant Genève à Paris en 3 heures sera inaugurée, grâce à un financement franco-suisse, et elle pourra capter 1,2 millions de voyageurs espérés sur le Lyon Turin. lien

Aujourd’hui, les voyageurs qui seraient encore tentés d’aller de Lyon à Turin sont si nombreux que seulement deux trains par jour sont proposés. lien

D’ailleurs les verts de la région Rhône-Alpes affirment dans un rapport « l’infrastructure Lyon-Turin est envisageable dans la mesure où il est établi qu’elle sera dédiée essentiellement au fret  » lien

Parlons donc du fret.

En 2010 il passera environ 4 millions de tonnes de marchandises sous le tunnel ferroviaire du Mont-Cenis, à Modane, et environ 25 millions de tonnes de marchandises sous le tunnel routier du Fréjus.

Or, le tunnel du Mont-Cenis, en cours de recalibrage, permettrait grâce à une technologie ferroviaire efficace, de faire passer 40 millions de tonnes de marchandises par an en utilisant la voie actuelle transformée.

On songe par exemple au procédé « r-shift-r », qui, utilisant la voie actuelle, pourrait faire transiter 4500 camions par jour. lien

Justement, le 8 juin dernier, le parlement français a adopté une loi permettant le financement de la modernisation de la voie ferroviaire existant entre la France et L’Italie (voie historique reliant Ambérieu à la vallée de la Maurienne, en passant par le Bourget du lac et reliant l’Italie par le tunnel recalibré du Mont Cenis. lien

Rappelons que le trafic poids lourds est en baisse constante.

A Modane, il est passé de 9 millions de tonnes en 2008 à 7 millions de tonnes en 2009.

De plus, la concurrence est rude.

Le percement du tunnel du st Gothard est terminé, il sera inauguré fin 2013, et il va permettre de transporter 49 millions de tonnes de marchandises par an. lien

Il va permettre de relier Strasbourg à Milan (puis Turin), en passant par Bâle. lien

N’oublions pas le tunnel du Lötschberg, inauguré le 15 juin 2007 qui lui aussi relie Bâle à Milan, puis Turin. lien

Ces deux tunnels vont donc naturellement absorber une bonne partie des marchandises espérées sur le Lyon Turin. lien

La création d’un tunnel de base de 54 km, tel que prévue dans le projet Lyon Turin n’a donc aucune justification ni économique ni environnementale.

A ce stade de l’information, il convient de rappeler la résolution prise par les associations rassemblées par CIPRA-International qui « exprime des doutes sur le fait que les prévisions de trafic justifient la mobilisation de ressources considérables (…) estime que la mise en chantier d’un projet si complexe doit être subordonnée à une vérification plus approfondie et actualisée des aspects techniques, environnemental et économique, vérification qui devrait être confiée de manière transparente et publique à des experts internationaux ». La totalité de cette résolution sur ce lien.

Espérons que la direction du « Dauphiné Libéré  » rectifiera au plus vite les erreurs commises, car comme disait mon vieil ami africain :

« Le grillon tient dans le creux de la main, mais on l’entend dans toute la prairie ».


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