« Le Monde » : la seconde victoire de Pierre Péan

par Nicolas de Pape
vendredi 9 novembre 2007

Avec l’écartement d’Edwy Plenel il y a quelques années, puis, plus récemment, la mise à l’écart de Jean-Marie Colombani et, très bientôt, le départ d’Alain Minc, c’est la fin du trio dont les pratiques furent dénoncées avec brio mais non sans arrière-pensées par Pierre Péan.

Pierre Péan a atteint son objectif avec effet retard. La Face cachée du Monde, le brûlot publié en 2003 par les éditions des Mille et Une Nuits, a entraîné la liquidation de ceux par qui, selon Péan, le mal avait pénétré insidieusement le quotidien d’Hubert Beuve-Méry.

Pour résumer, Péan avait trois griefs bien différents envers ces trois personnages, dignes d’un roman de Balzac. Au premier, Edwy Plenel, il reprochait - outre d’être plus ou moins salarié par la CIA - d’avoir transformé Le Monde en une espèce de tabloïd avide de scoops et cultivant des amours contre nature avec des indicateurs de police.

Au second, Jean-Marie Colombani, Péan reprochait - outre le passé supposé colonialiste de son père - d’avoir fait du Monde une machine de guerre au service de quelques-uns, notamment d’Edouard Balladur que Colombani, supposément, souhaitait voir s’installer à l’Elysée (avec, preuve à l’appui de sa thèse, un relevé statistique des « unes » y étant consacrées).

A Alain Minc, président du Conseil de surveillance, il reprochait ses accointances avec les puissants, son carnet d’adresse, son entregent et ses continuels mélanges de genres.

Victime collatérale, Josyane Savigneau, rédactrice en chef du Monde des Livres, se vit reprocher d’être une véritable prêtresse des livres, faisant la pluie et le beau temps dans l’édition. Elle fut mise à l’écart en février 2005, peu de temps après le départ d’Edwy Plenel tout en conservant une chronique littéraire hebdomadaire à titre de compensation.

On ne reviendra pas en détail sur cette brique de 640 pages, écrite en collaboration avec Philippe Cohen, journaliste à Marianne. C’est une attaque frontale, une instruction à charge contre une gestion très « commerciale » voire affairiste du premier journal francophone de la planète, référence absolue de la gauche politique française. Best-seller, La Face cachée du Monde, bien qu’injuste, laisse le lecteur pantois devant certaines pratiques qui confondraient allègrement déontologie journalistique et intérêts à court terme du puissant quotidien. Au-delà de tout, Péan reprochait à l’équipe en place de gruger un lectorat ignorant la lente transformation d’un contre-pouvoir en un lobby au service d’intérêts occultes puisque non transparents.

«  Après avoir conquis la direction du Monde en 1994 et s’être affranchis de tout contrôle réel sur la gestion de l’entreprise, Jean-Marie Colombani, Edwy Plenel et Alain Minc auraient installé le "nouveau" Monde au cœur des réseaux de pouvoir français, résume l’Encyclopédie Wikipédia. Du soutien supposé à Balladur lors de la campagne électorale pour la présidentielle de 1995 à la "chasse au Messier", en passant par un appui au Processus de Matignon en Corse, lancé par Lionel Jospin, et par les campagnes contre les "nouveaux réactionnaires", la direction pourrait à loisir honorer ou discréditer hommes politiques, patrons et intellectuels, selon leurs intérêts propres et leurs choix partisans. Usant de son pouvoir d’intimidation, Le Monde aurait insidieusement glissé de son rôle de contre-pouvoir vers l’abus de pouvoir permanent... C’est l’histoire de cette dérive supposée que racontent les deux auteurs après deux années d’enquête.  »

Voilà pour la face... visible. Car l’on s’est peu interrogé sur la possibilité que l’auteur principal puisse avoir eu quelques arrière-pensées. A lire sa bibliographie, en effet, on constate que Pierre Péan est un chiraquien notoire, pas particulièrement américanophile, plutôt « compréhensif » envers Khadafi et grand amoureux de la Palestine.

Or, Le Monde de Colombani était balladurien et anti-chiraquien (Péan le démontre statistiquement), relativement atlantiste (Colombani est un des rares intellectuels de gauche en France à ne pas participer d’un anti-américanisme primaire. Il fut l’un des premiers, le 12 septembre 2001, à écrire « Nous sommes tous américains »). Loin de nier les supposés soutiens de Khadafi au terrorisme, Le Monde est aussi sans doute le moins anti-israélien des journaux de gauche.

Si arrière-pensées il y a eu, Philippe Cohen de Marianne ne pouvait qu’adhérer à la démolition en règle de cette équipe gauche caviar, opportuniste, pragmatique jusqu’à l’utilitarisme, usant de son influence pour faire et défaire les réputations, assassinant 20 Minutes dès lors que la proie convoitée lui échappa (toujours si l’on en croit les deux auteurs).

Du point de vue juridique, Le Monde a abandonné ses poursuites en diffamation en échange de la non-réimpression du livre et aucune suite pénale ou civile n’est, à ma connaissance, à relever sur les prétendues fraudes (fiscales, comptes truqués) dénoncées dans l’essai.

Quoi qu’il en soit, Pierre Péan peut aujourd’hui savourer en paix la lecture de son quotidien préféré, débarrassé de ceux qu’il dénonça comme une clique.

Il est presque impossible de jauger dans quelle mesure La Face cachée du Monde a précipité la fin du trio Colombani-Minc-Plenel. Mais il serait naïf de croire à l’absence de lien de cause à effet.

Si vengeance il y a eu dans le chef de Pierre Péan - ce qui reste à prouver ‑, c’est, comme on le sait, un plat qui se mange surgelé.


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