Le poids d’une image
par C’est Nabum
samedi 5 septembre 2015
Ou bien est-ce celui de notre voyeurisme ?
L'affront fait à la raison
Une image choc, une image terrible, une image indécente fait le tour de la planète. Un seul cliché semblerait être capable de soulever bien plus d'émotion que la triste réalité qui accable tous ces malheureux depuis tant d'années. Pourtant, auparavant il y avait moyen de savoir. Des auteurs ont publié des romans comme le sublime Eldorado de Laurent Gaudé, des articles n'ont cessé de tenter d'éveiller les consciences, des reportages ont évoqué cette terrible situation et même votre serviteur a écrit une chanson ; et tout cela dans l'indifférence générale.
Savoir, ce n'est plus le problème ; chacun peut tout savoir, ou presque, de ce qui se trame d'infâme dans notre univers. Mais une fois encore, gavés d'informations les braves gens diront qu'ils ne savaient pas : la formule rituelle de ceux qui se donnent bonne conscience en se lavant les mains. Ne pas vouloir savoir est, semble-t-il, le propre de l'humain. C'est si commode de jouer ce registre de l'ignorance …
Soudain un cliché, le temps d'une journée, d'une semaine peut-être tout au plus, va provoquer un frisson général, une vague d'indignation et de compassion, un mouvement d'opinion diront des experts des mass-médias : ceux-là même qui ont toujours quelque chose à dire, loin de l'essentiel. Car pour moi, l'insupportable n'est pas dans ce cliché que je me refuse de regarder et auquel, malgré moi, je n'ai pu échapper, mais dans le mouvement planétaire que cette abomination a suscité.
Cette société a besoin de voir pour réagir. Les avertissements, les faits, les données objectives ne servent à rien : nos contemporains ont besoin de frémir au sensationnel, au fétide, au sordide. Et là, ils sont gâtés, ils jubilent, ils se refilent le cliché, le partage ; comme si on pouvait découper en tranches ce pauvre gosse, victime de l'incurie des sociétés occidentales. Pire même, à tour de doigts, les abrutis et les compassionnels cliquent sur « j'aime » afin d'afficher leur empathie sans mesurer vraiment le sens de ce geste scandaleux.
Aiment-ils le sort réservé à ce gamin ? Aiment-ils le spectacle de la misère, de la souffrance, de la mort ? Aiment-ils leur silence depuis si longtemps ? Aiment-ils la responsabilité collective de nos nations ? Aiment-ils l'horreur et l'abjection, leur comportement de charognard et leur bonté d'âme dans le même mouvement ?
Car c'est ça qu'ils aiment enfin : leur capacité à tous de s'émouvoir au signal donné, parce qu'une image est plus hurlante de vérité, plus saisissante d'effroi, plus abjecte que les autres. Et ils s'en délectent en se la refilant comme on se passe une photographie de vacances le temps d'une vague universelle de compassion. Puis le soufflé retombera, l'amnésie fera son œuvre et tout reprendra son cours tandis que l'horreur continuera en Méditerranée.
Je trouve tout aussi monstrueuses l'indifférence d'hier et la curée d'empathie du jour. Ça me dérange, ça m'insupporte ce regard porté sur l'image, cette indignation bien commode quand la rétine est impressionnée ! C'est le cœur qui devrait être touché et lui, je peux vous l'assurer, n'a pas besoin d'images pour se mettre en branle. Il a besoin de convictions, de certitudes ou bien d'interrogations, de questions qui se posent et d'une réflexion profonde.
Nous avons tout le contraire aujourd'hui. Nous sommes à la surface des choses, à cette malheureuse victime couchée sur le sable, à ce gamin bien trop jeune pour terminer sa course sur le sable fin d'une plage. Et pour vomir davantage, il y a tous ces gens qui le filment, le photographient pour que la vague émotionnelle submerge les médias du monde entier.
Après, nous savons tous que le soufflé retombera, que le prochain cliché sera celui d'une vedette du ballon rond ou bien des paillettes, qu'il n'y aura aucune analyse sérieuse, que la polémique sera ouverte par des politiciens qui prendront des postures en fonction de stratégies électoralistes et jamais en fonction de leur intime conviction.
Pire encore, il va y avoir des micro-trottoirs : cette défécation du journalisme, pour interroger des quidams qui diront des horreurs et tiendront les propos les plus abjects qui soient sans que personne ne leur enjoigne de se taire au nom de la simple dignité humaine ; car maintenant tout peut se dire, tout fait opinion, y compris le racisme, l'égoïsme et la plus effroyable connerie. On ne doit pas s'étonner : à vivre ainsi de manière si directe, si instantanément branché sur les faits, plus personne n'est en mesure de prendre du recul, de poser des principes et de réfléchir un tant soit peu à ce qu'il convient de montrer, de dire, de penser.
Non, je ne regarderai pas cette photographie et je ne la commenterai pas. Elle sort du cadre de ce que peut montrer un journaliste, de ce que doit regarder un individu responsable, de ce que doit afficher un organe de presse. Il y a le respect de ce gamin, il y a une exigence de dignité, il y a la nécessité de sortir du particulier pour oser aborder le général et le complexe. Rien de tout ça n'est fait ici et je crains que ça arrange tout le monde.
Honteusement leur.