Les cerveaux sont les cibles d’une guerre perceptive

par Bernard Dugué
mardi 24 juin 2008

Le contrôle de l’information est déjà vieux de plusieurs millénaires. Mais il prend des formes nouvelles. Il faut aller vite, sauter sur les images et les chiffres, allumer des feux et des contre-feux. C’est ce qu’on peut relever dans l’actualité toute récente.

Sun Tse avait compris il y a plus de deux millénaires le rôle primordial de la maîtrise cognitive dans le sort d’une bataille. Au début du XXe siècle, le rôle de la propagande a été théorisé dans un ouvrage récemment réédité, alors que l’Histoire regorge de ces images fameuses, mais peu glorieuses où l’on présente par exemple la Franc-Maçonnerie sous un jour ridicule, où l’Allemand est une brute avinée, violente et vulgaire… Celui qui dispose des vieux journaux et ouvrages d’époque, ceux du temps de la Grande Guerre, peut constater tous les trucages, certains grossiers, visant à donner une image de la réalité qui n’est pas la vraie réalité, mais que l’on devine servir quelques fins, notamment dans des enjeux conflictuels ou de domination. Et comme la domination est aussi vieille que l’humanité et l’animalité, et que la maîtrise des champs perceptifs, dans le sens percevoir ou être perçu, et aussi vieille que l’humanité et l’animalité, eh bien on retrouve ce trait à toutes les époques, y compris la période du mois de juin 2008.

On n’évoquera pas les perturbations basiques, simplement technique, par exemple, l’art du camouflage chez le militaire ou le caméléon ou les fameux leurres balancés dans le ciel par les Alliés pour affoler les radars allemands. De vieilles ficelles. En fait, il est question d’autre chose, non pas perturber les radars observateurs du monde sensible, mais les sujets porteurs de perception du réel. Une perception construite, rationnelle, étayée par des faits et des chiffres. Perturber la perception participe d’un enjeu de domination, de pouvoir sur les esprits, les âmes, les consciences. La publicité, si répandue et entrée dans les mœurs, n’en est que le niveau le plus grossier et trivial. Cela concerne le pouvoir de la marchandise. Mais il y a d’autres pouvoirs qui se servent de ces ficelles truquantes.

Acte 1, l’Insee est dans le collimateur des autorités ministérielles pour avoir publié des chiffres pessimistes. En plus, juste avant les vacances. Ce n’est pas bien du tout, car, en cette période de morosité, les vacances sont un moyen de retrait et de régénérescence pour le travailleur habitué aux mauvaises nouvelles. Alors, M. Fillon et Mme Lagarde se sont fendus d’un rappel à l’ordre et ont vilipendé l’Insee pour avoir fourni des chiffres pessimistes. On ne sait pas qui renseigne mieux nos ministres, si c’est Elisabeth Tessier, Paco Rabane, Jacques Attali ou le marc de café, mais nos ministres sont suffisamment éclairés des vrais chiffres qu’ils peuvent se permettre quelques remontrances autorisées par les milieux autorisés envers l’Insee et tout le professionnalisme de ces gens rompus aux analyses et formés dans une Grande Ecole. Le bon chiffre, c’est celui qui convient au gouvernement. Et hop, un contre-feu de M. Fillon.

Acte 2, la campagne de communication du gouvernement pour expliquer aux Français qu’il faut être patients. Plus de 50 millions d’euros diront les grincheux, mais plus de 50 millions d’heureux rétorqueront les intéressés. Heureux, enfin, pas tous. Le paradis terrestre appartient surtout au crédules et aux imbéciles qui croient dans les opérations de com. Le gouvernement a décidé d’allumer un contre-feu, mais, cette fois, ce n’est pas contre une instance indépendante, mais contre les feux qu’il a lui-même allumés, enflammant les esprits sur tant de promesses, paquet fiscal, travailler plus, heures sup., croissance, consommation. Hélas, le réel a démenti les promesses alors il faut modifier la perception de ces promesses et persuader le citoyen que Rome ne s’est pas fait en un jour, qu’il faut du temps, et qu’une prairie dévastée par la sécheresse ou la tempête met plus de deux ans à se reconstituer. On se demande pourquoi cette campagne est lancée maintenant. Est-ce pour contenir une prévisible fronde sociale à la rentrée ? Si c’est le cas, c’est bien naïf et on pourra dire que, dans Saussez, il y a sot !

Intermède : Ellul l’avait bien vu, peu importe la vérité, l’essentiel est de frapper les esprits sur le moment, en toute bonne ou mauvaise foi. On peut se demander pourquoi ce pataquès autour des chiffres de l’Insee. Le résultat sera connu d’ici six ou neuf mois. Et pourquoi cette opération de com. du gouvernement. D’ici un an ou deux, les évaluations seront disponibles. En fait, la tactique est de frapper les esprits sur le champ et la guerre de la perception est permanente. Tout est prétexte à pratiquer cette guerre dès lors qu’on défend un intérêt, que celui-ci soit administratif, politique, partisan, corporatiste. Souvenons-nous de ces viandes avariées dans les hypers et les contre-feux allumés par les cellules communicantes. Les exemples ne manquent pas.

Acte 3, cette fois dans un timing plus immédiat diront les analystes, plus rapide, car la temporalité n’est pas celle d’une opération de com. gouvernementale. Là il faut agir vite. Ce fut le cas avec l’incendie au centre de rétention de Vincennes. Il fallait des chiffres et des faits. Des prétextes. Vite, la thèse d’un mort victime d’une crise cardiaque a couru. Vite, le chiffre d’une vingtaine de détenus en cavale s’est propagé, vite, les infos ont galopé dans les médias sans qu’on sache la réalité. Mais on connaît bien ceux qui ont intérêt à sauter sur les faits et les propager avant même le travail de vérification des journalistes et les communiqués des autorités. A ce jeu-là, les instances administratives sont rompues, mais pas moins que les mouvances indépendantes comme RESF qui ne sont pas exemptes de critiques, comme Reporters sans frontières du reste. Mais comme la perception est une cible guerrière, comme le cerveau citoyen est un instrument des conflits qui se mènent à son insu, mais auquel il est convié parce le monde est médiatisé et que chaque voix compte, alors, on va dire que ces jeux de manipulation sont de bonne guerre de part et d’autre.

Acte 4, l’agression de ce jeune porteur d’une kippa dans le 19e arrondissement de Paris. Tout de suite, les réactions, les indignations se sont manifestées sans qu’il y ait la « moindre » preuve intangible d’un acte antisémite. Je ne dis pas que ç’en était pas un ou que ç’en était un. Je dis que bon nombre de personnalités et célébrités se sont engouffrées dans ce fait divers pour ; les uns, prendre prétexte pour des affirmations communautaires, les autres, afficher leur bonne conscience antiraciste. Il y avait un avantage pour certains à présenter ce fait comme acte antisémite. Mais au bout du compte une précipitation qui ne sert pas forcément la vérité et qui s’inscrit dans une tactique bien évidente. Battre le fer quand il est chaud dit le dicton. Epuiser le filon de l’info tant qu’elle n’est pas engloutie par la roue du temps. Peu importe la réalité, ce fait largement médiatisé n’offre que peu de temps pour réagir. La fenêtre de tir est réduite, un jour pas plus. Il faut parler tant que l’info est présente, pour s’affirmer tel qu’on est ou paraître tel qu’on le veut. Je ne porte pas de jugement sur les intentions, je dessine juste un schème très actuel. La propagande et l’influence des cerveaux disponibles s’effectuent sur plusieurs échelles de temps. Et cette manipulation n’est pas seulement le fait des Etats. Car toutes les instances ayant quelques pignons sur les médias peuvent pratiquer ce genre de sport, quel que soit l’intention, bonne ou mauvaise, mais cette intention, elle vise à prendre une position dominante dans l’un des innombrables conflits géopolitiques et le plus souvent maintenant, sociaux.

Ironie de l’histoire, un sujet du bac de philo avait pour thème l’éducation de la perception et ce billet y répond de manière cinglante, non seulement on peut éduquer la perception, mais on peut la manipuler quand cette perception est accompagnée de jugement !


Lire l'article complet, et les commentaires