Les théories déclinistes érigées en dogme
par Carnot
mercredi 25 avril 2007
Les théories déclinistes fleurissent depuis déjà de nombreuses années - bien avant la sortie de Nicolas Baverez sur le sujet en 2003 - en France, à gauche comme à droite de l’échiquier politique. Elles sont allègrement colportées et souvent amplifiées par les médias sans que l’on ne saisisse réellement la pertinence de cette idée, érigée en dogme quasi indéniable à l’encontre parfois de la vérité des faits, dans le débat public. Avec la campagne présidentielle, nous assistons à un véritable déferlement des opinions déclinistes, venant presque de toute part et sans qu’elles soient accompagnées d’éléments de compréhension ou de réelle perspective historique. C’est l’enjeu de ce billet un brin polémiste, rédigée il y a déjà une semaine sur mon blog, à la suite d’une intervention télévisée qui m’a fait bondir de stupeur (et de mon canapé par la même occasion).
Si l’on peut constater que la campagne présidentielle ne s’est pas trouvée un thème central, à la différence de 2002, au moins, une litanie déjà ancienne continue à fédérer dans un même élan candidats et commentateurs politiques : "la France va mal, ma pauv’ dame, c’est sûrement bien pire que chez les autres".
Dernier défenseur en date de cette théorie, ô combien iconoclaste et dangereuse à défendre, Jean-Michel Aphatie lors de l’émission Mots Croisés lundi 9 avril sur France 2. Invité à répondre à une question qui n’avait aucun rapport avec sa réponse, voilà que le chroniqueur politique de RTL et du Grand Journal de Canal + se lance dans un one-man-show hallucinant de cinq minutes où, s’écoutant parler, il fait preuve de toute la puissance de sa verve pour nous décrire la décrépitude de la France. On sent presque à l’image les frissons lui parcourir l’échine à l’écoute de ses propos proprement révolutionnaires sur le déclin de notre pays. Lisez donc quelques extraits de cette prodigieuse litanie, c’est édifiant ! La France il y a dix ans était, des nations du G7, le quatrième pays le plus riche du monde ; aujourd’hui, c’est le septième". On imagine aisément comment l’Italie avec sa prodigieuse croissance des années Berlusconi et Prodi et le Canada, doté de ses 40 millions d’âmes et d’au moins autant de caribous, ont fini par dépasser une France moribonde. Fuyez ce triste pays mes amis, bientôt la peste et le choléra hanteront de nouveaux nos villes !
Mais le pire n’est pas là, la Perfide Albion, "l’Angleterre (combien de fois faudra-t-il rappeler à nos chères personnalités publiques que l’Angleterre n’est avant tout qu’une fédération de l’UEFA et du Tournoi des six nations et pas un pays en tant que tel), oui, l’Angleterre, pays avec lequel nous sommes en concurrence depuis trente ans - Ah bon, c’est tout ! - nous a désormais dépassés et réussit à présent mieux que nous".
Et la salle entière, Yves Calvi le premier, de se tenir coi et d’acquiescer tacitement devant ce prodigieux discours ; "Oui, c’est évident, l’Angleterre réussit mieux que nous !". Le plus délirant arrive par la suite : le sieur Aphatie, décidément dans un grand jour, nous déclame, par une explication dont j’ai perdu le fil, que si la France échoue tout ce quelle entreprend, c’est parce que "c’est le pays qui se fait des nœuds au cerveau", parce qu’il a refusé le Traité constitutionnel en 2005 et la Communauté européenne de défense en 1954 (Il y a quelque chose de savoureux à constater que ceux qui ne veulent surtout pas entendre parler de l’intégration de la Turquie en Europe en 2007 reprochent à la France de ne pas avoir ratifié un accord de coopération militaire de grande ampleur avec l’Allemagne moins de dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale)... Bref, Aphatie fait partie de cette catégorie de déclinologues, parfaitement incarné par Nicolas Baverez, qui estime que les Français n’ont de toute façon rien compris à la mondialisation et sont condamnés par l’histoire à la chute.
Il ne s’agit pas de nier les questions que se posent nos compatriotes, les problèmes spécifiques que rencontre notre pays face aux enjeux de la mondialisation, nos difficultés à réformer certains aspects de la société. Mais enfin, si déclin il y a, il est avant tout tendanciel depuis la fin de la Première Guerre mondiale et concerne l’ensemble du vieux continent. Face à un monde devenu ultraconcurrentiel, la France n’est pas le seul pays occidental à se poser des questions, y compris sur son modèle économique ou le contenu de son identité nationale.
Il serait cependant important que pour le débat public aussi l’on modère un peu ce genre de raccourci assez stérile qui consiste à nous frapper le torse d’orgueil dès que l’une de nos locomotives bat un record du monde de vitesse sur rail, sans que cela nous serve à en vendre une seule en dehors de l’hexagone, ou nous traîner nous-mêmes dans la boue lorsque nous constatons que nous avons un revenu par habitant moins important que celui des Britanniques depuis cinq ans, ou que notre dette publique approche les 70% de notre PNB lorsque celle des Allemands effleure les 80% et celle des Japonais dépasse allégrement les 170% !
Et pis, n’existe-il donc que des critères purement économiques pour définir si un pays « s’en sort mieux qu’un autre », M. Aphatie ? Jamais la côte de popularité d’un Premier ministre britannique n’a été aussi faible que celle de Tony Blair à l’heure actuelle. La réussite actuelle et indéniable de certains aspects de la politique économique du New Labour - y compris dans les services publics, n’en déplaise à certains mensonges colportés de notre côté de la Manche - doit-elle faire oublier des milliers de familles britanniques qui vivent dans l’angoisse de voir leur fils ou fille se faire descendre par un milicien chiite irakien ou un pasdaran iranien pour une guerre tout aussi illégale que contre-productive dans la lutte contre le terrorisme ? Ou que certains des kamikazes qui se sont faits sauter dans le métro londonien en juillet 2005 étaient des convertis, nés sur le sol anglais ? Comment mesure t-on le bonheur, la réussite d’une nation ? Commençons par regarder nos problèmes en face, sans hésiter à nous inspirer des expériences étrangères mais en arrêtant de nier que si nous avons des faiblesses, nous avons aussi des forces et que notre pays n’est pas moins disposé qu’un autre à la réforme.
Ah, il y a certes un domaine où les Anglais nous écrasent : ils ont trois clubs en demi-finale de ligue des champions (du football pour les incultes). En même temps, ils n’ont pas atteint une finale de Coupe du monde depuis quarante ans et l’Equipe de France vient de le faire deux fois en huit ans....Cocoricooooooooooooo monsieur Aphatie !