Lettre d’Ahmadinejad à l’ONU : les agences de presse s’emmêlent
par Taïké Eilée
jeudi 15 avril 2010
"L’Iran veut une enquête de l’ONU sur le 11 septembre" : info ou intox ? La nouvelle parcourt le web depuis lundi, mais à y regarder de plus près, on se demande ce qu’elle vaut. Car si la moitié du monde médiatique la relaie sans broncher, l’autre moitié nous en livre une tout autre version. Sans que personne (ou presque) ne nous éclaire sur cette dissonance. L’information, assurée d’abord, semble se transformer en rumeur, voire en intoxication. Qu’en est-il au juste ?
Au coeur de l’affaire : la responsabilité des agences de presse, sources primaires d’information pour les autres médias.
Mardi 13 avril, je tombe par hasard, via Google News, sur un article du site d’information belge 7sur7 intitulé : "L’Iran veut une enquête de l’ONU sur le 11 septembre". On y lit que "le président iranien Mahmoud Ahmadinejad, qui avait qualifié les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis de "gros mensonge", a demandé au secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon d’enquêter sur ces attaques, dans une lettre publiée lundi." Le site belge donne l’extrait de la lettre d’Ahmadinejad où celui-ci demande à Ban Ki-Moon d’enquêter sur les attentats de 2001 : "Le minimum attendu de la part de votre Excellence est la mise en place d’un groupe de travail indépendant et en qui les peuples de la région auraient confiance pour enquêter de manière exhaustive sur les facteurs réels du 11 septembre". 7sur7 précise que la lettre du président iranien a été "publiée par plusieurs agences officielles iraniennes."
Machinalement, je vais chercher une autre source à cette information, et je tombe, toujours via Google News, sur le site d’Europe 1. Et là, surprise : la brève publiée ici ne fait plus aucune référence au 11-Septembre, et surtout on retrouve un extrait de la lettre d’Ahmadinejad très proche de celui publié par 7sur7, à une nuance près : "Votre Excellence, on attend pour le moins de vous de désigner une commission indépendante et acceptée par les pays de la région qui soit chargée d’établir les faits et de lancer une grande investigation concernant les objectifs de la présence militaire de l’Otan en Afghanistan et en Irak, les méthodes employées et les résultats de cette présence".
Alors que dans la première citation, l’enquête réclamée par Ahmadinejad porte sur le 11-Septembre lui-même, elle porte dans la seconde citation sur la présence de l’OTAN en Afghanistan et en Irak. Même si ces deux problèmes peuvent avoir quelque rapport, il n’en reste pas moins qu’ils sont fondamentalement différents ; on peut parfaitement s’interroger sur les objectifs, les méthodes et les résultats de l’OTAN en Afghanistan et en Irak sans remettre en cause la version officielle du 11-Septembre.
Le web scindé en deux
Entre le 12 et le 13 avril, les deux versions de cette information se répandent comme une traînée de poudre sur la Toile (sans se croiser).
La "version 11-Septembre" se diffuse sur actu24, Skynet, Le Vif/L’Express, L’Alsace, France Info (qui supprimera sa page), Boursorama, ReOpen911 (qui rectifiera le tir, avant de revenir à cette version), Juif.org... mais au-delà du web francophone, c’est bien dans le monde entier que l’information se propage, avec Digital Journal, France 24 (dans sa version anglophone), Breitbart, Google, Yahoo News, Military Daily News, Now Lebanon, Ynetnews, El Mercurio de Valparaiso, Infowars, Prison Planet, etc., et même le Washington Post et un blog du New York Times (celui du journaliste Robert Mackey).
On se rend compte que tous ces médias, qu’ils soient "de référence" ou non, ne font que reprendre l’information des agences de presse, principalement ici l’AFP, mais aussi Belga et Reuters.
L’autre version se retrouve, quant à elle, sur le New York Times, qui s’appuie sur une dépêche de l’agence AP (Associated Press), sur la BBC, RTT News, Yemen News Agency (Saba), qui cite Kuwait News Agency (KUNA), Radio Free Europe/Radio Liberty, qui compile plusieurs agences, Zee News, via Press Trust of India, ou encore l’agence chinoise Xinhua. D’autres agences de presse fondent ici la seconde version de notre information. Mais qui dit vrai ? Qu’en est-il donc des véritables propos du président iranien ? Les deux citations se trouveraient-elles dans sa lettre ? Ou une seule des deux, et laquelle ?
La source
Pour le savoir, une seule chose à faire : retrouver la lettre de Mahmoud Ahmadinejad, dont 7sur7 nous a dit qu’elle avait été "publiée par plusieurs agences officielles iraniennes." Rendez-vous donc sur le site de l’agence IRNA (Islamic Republic News Agency) ; il s’agit de l’agence de presse officielle du régime iranien. La lettre d’Ahmadinejad à Ban Ki-Moon y figure dans son intégralité. Dans ce document, il n’est jamais fait référence à une quelconque demande d’enquête sur le 11-Septembre. La citation de 7sur7 y est introuvable. Celle d’Europe 1, en revanche, s’y retrouve bien : "Excellency, you are at least expected to appoint an independent fact-finding team which is trusted by the countries of the region, to launch a comprehensive investigation into the main intentions of NATO military presence in Afghanistan and Iraq, the methods used, and the outcome of their presence and engagement, with results to be presented to the General Assembly".
Le site américain Foreign Policy (spécialisé dans l’actualité des Nations Unies) propose la même version de la lettre, ainsi que l’agence de presse des étudiants iraniens (ISNA). En fait, cette agence iranienne cultive l’ambiguïté, car si elle publie bien la lettre "version IRNA", elle publie aussi, en Une, un communiqué "version 11-Septembre", qui cite un extrait pourtant introuvable dans la lettre complète qu’elle publie ! C’est sur cette petite dépêche que se fonde d’ailleurs l’article de Robert Mackey sur le blog The Lede du New York Times.
On comprend mieux les divergences des agences de presse du monde entier, lorsqu’au sein d’une seule et même agence iranienne on parvient à se contredire... Certains médias ont ainsi pu croire dans un premier temps la "version 11-Septembre" de la lettre, avant de découvrir qu’il en existait une autre ; c’est ainsi que France Info a d’abord publié un article se basant sur la "version 11-Septembre", avant de le retirer de la publication, ne sachant peut-être plus où se situait la vérité.
Dissonance au sommet
Mais d’où peut bien sortir cette référence à une enquête sur le 11-Septembre qu’aucune lettre jusqu’ici ne contient ? La réponse se trouve sur le site officiel de la présidence de la République islamique d’Iran. Une autre version de la lettre y est présentée, avec ce passage : "Excellency, you are at least expected to appoint an independent fact-finding team which is trusted by the countries of the region, to launch a comprehensive investigation into the main culprits behind the September 11 attacks as principal excuse for attacking the Middle East, the intentions of NATO military presence in Afghanistan and Iraq, the methods used, and the outcome of their presence and engagement, with results to be presented to the General Assembly". On dirait comme une version non expurgée de la lettre de l’IRNA...
C’est une interview du leader iranien sur Irib News, le 14 avril, qui finit de confirmer ses propos : "In the letter, I asked UN to appoint an independent fact-finding team which is trusted by the countries of the region, to launch a comprehensive investigation into the main culprits behind the September 11 attacks." Mahmoud Ahmadinejad aurait donc, selon ses dires, demandé dans sa lettre à Ban Ki-Moon une enquête complète pour identifier les principaux coupables des attaques du 11-Septembre, sans que, notons-le, l’agence de presse officielle du régime, l’IRNA, n’en fasse mention...
Un indice précieux
Mais la dépêche d’un journaliste de l’agence Reuters, Patrick Worsnip, vient remettre en question la version d’Ahmadinejad. Elle a été publiée sur Yahoo News, dans sa version indienne, sur le National Post et le Financial Post au Canada, Bernama en Malaisie, bdnews24 au Bengladesh, ou encore Kuwait Samachar. Elle est la seule à faire référence aux deux versions de la lettre : "Des communiqués de médias iraniens ont cité la lettre d’Ahmadinejad comme appelant aussi à une enquête sur les attaques du 11-Septembre aux Etats-Unis, disant qu’ils avaient servi de prétexte pour les guerres en Afghanistan et en Irak. Mais le texte de la lettre distribuée aux médias à New York par la mission iranienne aux Nations Unies ne contient pas un tel appel."
Nous avons donc un témoin direct, présent à l’ONU, qui a reçu la fameuse lettre, et elle ne contiendrait pas, selon lui, l’appel à une enquête sur les véritables responsables du 11-Septembre. Ahmadinejad aurait-il donc menti dans son interview à Irib ? Quelle lettre est finalement arrivée dans les mains de Ban Ki-Moon ? Et pourquoi ces deux versions, différant sur un unique point ?
L’OTAN accusé de terrorisme
Ce qui est sûr, c’est le reste du contenu de la lettre, dont il convient de toucher deux mots tout de même. Ahmadinejad y accuse l’OTAN de soutenir le terrorisme - qu’il prétend combattre - et de l’utiliser comme "un outil pour assujettir les nations". Il se focalise sur les actions d’un certain Abdulmalik Rigi, ancien leader du mouvement islamiste sunnite Jundallah. Ahmadinejad prétend pouvoir prouver que ce terroriste, arrêté par l’Iran le 23 février 2010, a été appuyé par les services de renseignement et de sécurité d’au moins trois pays membres de l’OTAN (dans cette histoire, il faut noter que tout le monde accuse tout le monde : l’Iran accuse les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et Israël d’avoir soutenu Jundallah ; Jundallah accuse les Etats-Unis et les services de renseignements pakistanais et afghans d’avoir aidé le gouvernement iranien à capturer son leader Rigi ; et l’Iran accuse encore Jundallah d’entretenir des liens avec Al-Qaïda). Ahmadinejad se plaint, en outre, de l’attitude de certains médias occidentaux, qui se sont beaucoup investis pour dénoncer les brutalités policières en Iran, mais ont tu les crimes d’Abdulmalik Rigi en Iran, voire ont présenté celui-ci comme un "combattant de la liberté" ou un "militant pour la démocratie".
Après avoir rappelé les ravages de la guerre au terrorisme initiée suite au 11-Septembre (persécutions, déplacements de populations, occupations, multiplication des cultures illicites), le président iranien appelle l’ONU à condamner le support de l’OTAN au terrorisme dans la région, fustige également ses méthodes inefficaces pour lutter contre le terrorisme, vante a contrario celles de l’Iran - qui ont permis l’arrestation de Rigi -, et réclame enfin une enquête de l’ONU sur les motivations, les méthodes et les résultats de l’OTAN en Afghanistan et en Irak, appelant Ban Ki-Moon à présenter les fruits de cette enquête en Commission générale.
Moralité
Nous saurons sans doute plus tard si une enquête sur le 11-Septembre a réellement été demandée par l’Iran. Aujourd’hui, nous devons nous fier, soit à la parole d’Ahmadinejad, soit à celle de Patrick Worsnip, journaliste à Reuters.
Ce que nous avons déjà pu établir, c’est que les agences de presse, à une exception près, n’ont pas souligné l’ambiguïté de l’information qu’elles livraient et n’ont pas hésité à se contredire elles-mêmes (et à embrouiller d’éventuels lecteurs attentifs), puisant souvent leur information de base chez des agences iraniennes elles-mêmes contradictoires.
S’il était encore besoin de le démontrer, Internet est à la fois un univers d’insécurité informationnelle, mais aussi le lieu privilégié pour débusquer les erreurs et les contradictions, pour parvenir (faute de mieux parfois) à la conclusion socratique : "La seule chose que je sais est que je ne sais rien".