Licence globale : la bonne idée (si on y réfléchit...)
par Bruno Moldave
jeudi 5 janvier 2006
L’idée d’une licence globale n’est ni nouvelle ni farfelue. Les questions soulevées par M. Fievet dans son article « Licence globale : la mauvaise idée » ont toutes leurs réponses. Retour sur un article qui illustre bien combien rien n’est simple, lorsqu’on se penche sur le droit d’auteur...
Cher M. Fievet, je suis lié à quelques artistes, dont deux ont signé (avec 14 000 de leurs collègues) la pétition en faveur de la licence globale. L’un d’eux, sous contrat, a signé anonymement (un contrôle d’huissier validant sa signature) pour éviter d’éventuelles représailles de sa maison de disque. Par ailleurs, l’histoire du droit d’auteur et de l’art fait partie de mes grands centres d’intérêt. Je me permets de répondre à votre billet.
Dans votre article, c’est l’auteur qui est en vous (celui de quatre livres, comme l’indique votre CV) qui a parlé. Quand un auteur réfléchit aux droits d’auteur, il est toujours tiraillé entre ses deux identités : celle de créateur, et celle de citoyen. Vous avez laissé la première prendre le pas sur la seconde.
L’idée d’une licence globale n’est ni nouvelle, ni farfelue - les licences collectives (licence légale, licence globale...) sont très souvent utilisées en droit d’auteur : rien de neuf.
Son application à Internet a été creusée avec sérieux dès 1998-99 par le professeur de droit de la propriété intellectuelle, William W. Fisher III (Harvard University), et par pas mal d’autres juristes de toutes nations.
Le rapport du Conseil économique et social sur les droits d’auteur, en 2004, proposait déjà explicitement ce que l’Assemblée nationale vient de voter, à savoir "considérer le téléchargement comme copie privée" (page I-14 et 15 à cette adresse).
En voici l’extrait clé :
"Le Conseil économique et social propose de qualifier de copie privée les téléchargements d’oeuvres, au lieu de les assimiler systématiquement à du piratage(...) dans le cadre d’une licence légale délivrée aux fournisseurs d’accès à l’Internet (FAI), la copie privée peut alors être quantifiée, sachant que, à l’instar du risque zéro qui n’existe pas, il est illusoire de chercher à éradiquer l’usage abusif de l’oeuvre. Il s’agit de réduire a minima le préjudice subi par les ayants-droit, par un système de compensation financière."
A bien des égards, l’Assemblée Nationale n’a fait que suivre la recommandation du Conseil économique et social, qui n’a pas la réputation d’être un fief de révolutionnaires anarcho-démagogues. Sur le plan international, un analyste au cabinet de conseil Frost & Sullivan juge que l’Assemblée nationale, en légalisant le P2P, a juste "une approche pragmatique du problème".
Vous dites que la licence globale pose au moins cinq questions. Voyons comment y répondre :
1. "Créer une taxe supplémentaire, a fortiori si elle porte sur le coût d’accès à Internet, est-ce une bonne chose pour la démocratisation du réseau dans notre pays ?"
Les amendements proposés à l’Assemblée nationale demandent une licence globale optionnelle, et pas obligatoire : il ne s’agirait pas d’une taxe. Celui qui ne voudra pas la payer ne la paiera pas : mais s’il télécharge et est repéré (comme sont déjà repérées aujourd’hui les personnes poursuivies en France pour mise à dispositions de fichiers...), il sera passible de poursuites. Tout comme l’est quelqu’un qui ne paie pas sa redevance télé, alors qu’il a une télévision chez lui.
Pour mémoire :
- la licence globale "coûterait" 4/7 euros maximum selon l’Alliance public-artistes
- La redevance télé : c’est 9 euros par mois... Pour ma part, si la loi passe, je rends ma télé. Il me restera 2 euros de marge.
Par ailleurs, les FAI (dont le marché est concurrentiel, à la différence de l’oligopole des majors du disque...) auront intérêt à encore baisser le prix de leurs abonnements pour éviter de perdre des clients. Après tout, si une partie de leurs marges est directement due au P2P, il est normal qu’elle soit reversée à la création. Par ailleurs, leurs coûts d’exploitation moyens par abonné ne vont cesser de se réduire, dans les années à venir : la différence pourrait très bien venir accroître le produit de la licence globale.
2. "Pour ceux qui achètent leur musique sur des plates-formes de téléchargement légales, ce qui est mon cas, cela ne reviendra-t-il pas à payer deux fois sa musique ?"
Cette question est-elle de bonne foi ? Rien ne vous oblige à retélécharger ce que vous avez déjà acheté (ou vice-versa). Si l’offre des plates-formes payantes à l’unité offre des "plus" (ergonomie, prix modiques, exclusivités immédiates, échanges en direct avec l’artiste, concerts moins chers, etc.), elle continuera à se développer en parallèle au P2P. C’est déjà le cas aujourd’hui : le P2P existe plus que jamais, et les plates-formes payantes se développent encore, pourtant. Si on est un adepte inconditionnel de l’offre payante, alors il suffit de ne pas pratiquer le P2P et de ne pas payer la redevance, qui, je le rappelle, est optionnelle, et non obligatoire.
3. "Sur quelle base la somme forfaitaire accumulée va-t-elle être répartie entre les ayants-droit ?"
Probablement sur la même base que les 200 millions de redevance copie privée actuellement recueillis (taxe CD, DVD et autres supports mémoires). Pour la musique, c’est 50% auteurs/compositeurs, puis 25% producteurs et 25% interprètes. Ceci dit, si on considère la somme colossale que la redevance représentera (600-800 millions d’euros, voire davantage à mesure que le haut débit se développera), il est presque certain que toutes les parties prenantes seront invitées à se mettre autour de la table pour négocier le partage du magot... voire à renégocier chaque année.
4. "Si cette répartition est fonction du nombre de fichiers téléchargés par les internautes (ce qui semblerait naturel), cela n’impose-t-il pas la mise en place d’un dispositif de surveillance très précis, sur le micro-ordinateur de chaque internaute ?"
Ce qui vous semble "naturel" (répartir en fonction du nombre de fichiers téléchargés) ne semblerait pas naturel à d’autres :
- Un auditeur préfèrera, par exemple, que la répartition soit basée sur le plaisir qu’il a ressenti à écouter tel ou tel fichier (principe du hit-parade sur appel des années 1970, par opposition au top 50 des ventes...).
- Un interprète voudra la baser sur le nombre de fois où le fichier a été écouté
- Un producteur voudra la baser sur nombre de téléchargements...
Là encore, les modes d’interrogation des internautes seront très probablement négociés (âprement) entre branches professionnelles (SACEM, SNEP, producteurs, associations de consommateurs, etc.). Rien n’est simple ni évident quand il s’agit de tarifer l’art, et ce n’est pas nouveau...
"Cela n’impose-t-il pas la mise en place d’un dispositif de surveillance très précis, sur le micro-ordinateur de chaque internaute ?"
Quelle fausse évidence ! Et pourquoi surveiller ? Pourquoi tout simplement ne pas demander aux internautes ce qu’ils font ? Ils vous répondront, sans intérêt à mentir, puisqu’il s’agira d’une activité légale. Pourquoi fliquer ce qui est permis ?
Il y a pas mal de manières de procéder : les internautes pourraient s’aider de logiciels, qu’ils installeraient volontairement sur leur PC, faisant le point de ce qu’ils ont téléchargé, ou écouté. Ils pourraient modifier les données (pour signaler ce qu’ils ont écouté sur leur baladeur ou leur chaîne...), etc, etc.
Il est bien plus simple et bien moins coûteux de procéder par sondage, sur de très gros échantillons, renouvelés fréquemment. N’oublions pas que nous sommes sur Internet : sonder coûte sur internet une fraction de ce que Médiamétrie demande. Un échantillon de 10 000 internautes suffirait largement, mathématiquement, pour qu’apparaissent dans les statistiques des gens très peu écoutés (les fameuses personnes vendant moins de 200 disques par an, dont parle M. Olivennes, seraient repérées par les statistiques et auraient une juste rétribution). Avec le temps, les échantillons pourront croître de manière exponentielle, et arriver à des degrés de finesse parfaitement inédits.
On peut même envisager que le fait de répondre au sondage vous réduise votre cotisation d’un euro, les mois où c’est vous qui êtes de corvée de questionnaire...
D’ailleurs, procéder par sondages est moins coûteux et moins invasif pour la vie privée que la surveillance.
5. "En toute logique, une telle mesure appliquée aux fichiers musicaux devrait l’être à tous les autres fichiers, en particulier aux films. Est-ce bien raisonnable ?"
Ce serait raisonnable, et encore plus facile à appliquer : il y a bien moins de films que de chansons... Plus facile à sonder et à répartir.
Mais là encore, rien n’oblige le législateur à ce que la licence globale soit une assurance "tous médias" : elle peut très bien se limiter à la musique, ou aux films de plus de 18 ou 24 mois, par exemple... Et les contrevenants à cette règle seront aussi facilement poursuivis qu’ils le sont aujourd’hui par l’arsenal législatif déjà en vigueur (voire par les arsenaux ultrafliquants que DADVSI nous prépare par ailleurs... ).
Par ailleurs, vous dites qu’il y a "deux choses à faire" :
1. Baisser le prix de la musique au format téléchargé (si une chanson coûtait 5 à 10 centimes d’euros, qui prendrait la peine d’aller la chercher sur des réseaux P2P ?)
2. Améliorer l’accès, l’ergonomie et la souplesse des plates-formes légales
Voilà de sages paroles...
A 5 à 10 cts la chanson, ceci représenterait environ un prix d’un euro par album. Cela signifierait que la licence globale équivaudrait à environ sept albums par mois et par personne, alors que le Français moyen n’achète qu’un à deux albums par an... A 5 ou 10cts, les plates-formes payantes seraient concurrentielles avec la licence globale.
Mais comment justement "faire", pour baisser le prix et améliorer l’ergonomie ?
Pour l’instant, les majors sont maîtresses de leurs prix, et voudraient plutôt les augmenter. Ce qui les en empêche, c’est précisément la concurrence du P2P.
C’est le P2P qui fait baisser les prix des offres payantes à l’unité ! La licence globale, qui aidera le P2P à se maintenir dans la durée, contribuera donc à obliger les plates-formes à continuer de baisser leurs prix.
Croyez-vous une seule seconde que les majors auraient développé une offre de téléchargement, si elles n’y avaient pas été contraintes par la "concurrence" P2P ? Sans le P2P ?
N’oubliez pas que la stéréo et la FM ont été inventées vingt ans avant d’être commercialisées, l’industrie musicale (le disque et la radio) ayant consciencieusement saboté leur développement, parce que cela les obligeait à des investissements à long terme (ceci leur a aussi permis d’attendre que leurs brevets tombent dans le domaine public...). Ne comptez pas sur l’industrie musicale pour prendre les devants en matière technologique. C’est toujours contrainte et forcée qu’elle se plie au progrès.
La licence globale maintiendra cette concurrence salutaire du forfaitaire, et forcera les plates-formes payantes à être compétitives.
Voici donc les premières réponses à vos questions. Elles sont celles que tout le monde se pose.
Leur réponse est complexe, mais ni plus ni moins que toute autre question touchant au droit d’auteur. Ce droit reste une des plus profondes créations juridiques du monde humaniste, en imposant une paix négociée entre le créateur et le citoyen qui sommeillent en chacun de nous.
Le créateur en nous est parfois mesquin au point d’accuser Jésus-Christ de contrefaçon, pour avoir multiplié des pains sans avoir payé de royalties au boulanger.
Le citoyen en nous est parfois frondeur au point de se demander au nom de quoi payer un livre avant de l’avoir lu (ben oui, si le livre est mauvais, qui lui rembourse le temps passé à le lire ?).
Voilà ce qu’est une licence globale : un nouveau traité de paix entre le créateur et le citoyen. Ni le premier, ni le dernier.