Michel Bounan et la folle histoire du monde, soyons altermédiatistes

par Bernard Dugué
jeudi 12 octobre 2006

Dans son dernier livre intitulé La folle histoire du monde, paru il y a un mois aux éditions Allia, Michel Bounan assume l’héritage de la théorie du spectacle, tout en développant une pensée plus personnelle et plus actuelle permettant de situer les maux contemporains en développant une analyse par périodes. L’étude historique des civilisations et des sociétés peut s’effectuer sous des angles multiples ; analyse de la culture, des arts, des institutions politiques, des techniques, de la communication (voir à ce sujet la médiologie instituée comme spécialité par Régis Debray), mais aussi des névroses présentes dans le corps social, et c’est cette approche qu’a choisie Michel Bounan. Les médias ne cessent d’évoquer la couche d’ozone, le réchauffement de la planète, dévoilant les inquiétudes écologiques, mais cela ne doit pas occulter un autre type de problème lié au dispositif technique global, celui qui dépend des médias et concerne l’écologie de l’esprit : le champ des socionévroses.

Bounan commence par évoquer ce qui nous est le plus éloigné, la vie des peuplades nomades, puis trace un tableau en trois étapes. Premièrement, les vieilles civilisations agricoles, avec leurs hystéries collectives spécifiques et la domination des ordres ecclésiastique et militaire. Cette période est celle des grands empires de l’Antiquité, mais aussi du monde médiéval. Ensuite arrive l’ère de l’accumulation et du capitalisme, avec son rigorisme moral. Sans être citée par Bounan, la thèse de Max Weber sur l’éthique protestante est présente en filigrane. Cette période, marqué par le goût de la classification, de la possession, de la rétention, de l’ordre, de la hiérarchisation, du contrôle, commence au XVIIe siècle et se serait achevée il y a un peu moins d’un siècle. Bounan suivrait-il la découpe de Hobsbawn, faisant débuter en 1914 le court XXe siècle ? C’est la civilisation marchande industrielle qui s’estompe, celle marquée par la honte de soi et ses garde-fous névrotiques : accumulation, ordre maniaque, hygiénisme scrupuleux, moralisme étroit, raideur et introspection maladive (p. 99). Ces mots font penser à quelques auteurs, Proust, Flaubert, James, Virginia Woolf. Association d’idées certes, mais pas gratuite,, puisqu’elle amène à revisiter la découpe. Je serais plus enclin à situer la fin de cette période vers 1960, alors que les sociétés commencent à se médiatiser. Pour le dire explicitement, l’âge rigoriste de l’ordre capitaliste correspond à ce que Debray désigne comme ère graphosphérique. Ensuite arrive l’âge vidéosphérique (pour être complet, l’âge précédent la « civilisation industrieuse, puis industrielle » mérite d’être associé à la logosphère).

Peu importent les points de détail sur les dates. Bounan veut nous amener à prendre note d’une nouvelle donne socionévrotique. Nouvelle ? Pas tant que cela, nous avertit l’auteur ; les maux psychosociaux actuels présentent les traits de l’ancienne hystérie (p. 105). Et donc, nous serions dans une sorte de progrès régressif, idée qui ravira ceux pour qui notre époque constitue un nouveau Moyen Age. L’ancien monde était sous la coupe des instances militaires et industrielles, le nouveau l’est sans doute encore, mais un nouveau système de pouvoir est venu se superposer à l’ancien, celui des moyens d’information et de communication. Souvenons-nous, il y a dix ans, un livre, intitulé L’horreur économique, avait eu un franc succès, dans un contexte où naissaient les courants antimondialistes, Attac notamment, rebaptisés altermondialistes... Sans trahir le livre de Bounan, on pourrait le sous-titrer l’horreur névrotique ou alors, si on focalise l’attention sur la base des phrases reproduites plus bas, l’horreur médiatique est ce qui conviendrait le mieux, traduisant le pouvoir médiarchique (voir mon article sur ce sujet, ainsi que ce billet sur la thérapie médiatique, Sarko gélules ou gelée Royal). Extraits choisis du livre de Bounan :

« Les chimériques revendications de la classe laborieuse ont été satisfaites au moyen d’images et de leurres que la nouvelle organisation technicienne pouvait créer en abondance [...] Le spectacle n’est rien d’autre que l’ensemble des compensations mensongères offertes à ceux qui ne sont plus rien. Il est la réponse la plus sage à la folie de leur projet social. Il est le mensonge qui répond le mieux à l’absurdité de leurs revendications ; » (p. 72)

« Partout et toujours le spectacle propose un tel héros, porteur de valeur dont chacun est privé dans l’actuel mode de production, et incitant simultanément ses admirateurs à des conduites qui leur interdisent définitivement de se les approprier ; » (p. 73)

« La fondamentale duplicité du spectacle et de ses héros ambigus se retrouve dans la nouvelle classe dominante chargée d’organiser la production d’un tel spectacle [...] La matière première qu’elle a pour tâche de recueillir, transformer, gérer, restituer sous formes d’images, est constituée par les désirs, toujours insatisfaits - de liberté, de dignité - de ceux qui sont économiquement condamnés à faire fonctionner le système, au prix même de leur liberté et de leur dignité [...] Dans les pays modernes, la classe gestionnaire se présente donc d’abord comme porte-parole des désirs et revendications collectives ; et simultanément, comme créatrice de structures matérielles et politiques censées satisfaire ces désirs et ces revendications. » (p. 74)

La conclusion de l’ouvrage, bien que suggérant des pistes critiquables que je ne suivrai pas, trace néanmoins un diagnostic percutant. Pour s’opposer à la puissance du spectacle (et des pouvoirs qui l’utilisent), il nous faudrait un sujet individué, ancré, social et universel (ici l’auteur rejoint Bernard Stiegler), or le public est déraciné, « flottant dans une fantasmagorie au gré de manipulations dont la source, le rôle et le but lui échappent » (p. 139). Nous sommes en pleine actualité. Si l’altermondialisme se veut une opposition aux pouvoirs économiques, alors inventons l’altermédiatisme. Si un autre monde est possible, il aura comme instrument un autre dispositif médiatique !


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