Quel avenir pour le journalisme ?

par Bernard Dugué
vendredi 29 juin 2007

Neil Henry, ancien correspondant du Washington Post et actuellement professeur de journalisme à Berkeley, vient d’écrire une tribune dans le San Francisco Chronicle. Il évoque l’influence des sites d’informations sur le Net, notamment les grosses machines Yahoo et Google qui grignotent peu à peu les ressources financières des journaux conventionnels édités sur papier, vendus dans la rue, les kiosques mais aussi présents sur le Net. Il est question de l’avenir de ces entreprises d’informations devenues carrément institutionnelles mais, selon l’auteur, malmenées ces temps-ci, avec une tendance lourde de conséquences, le licenciement de nombreux journalistes (voir le Courrier International du 14 juin pour une traduction). L’information se limitera au délire des blogueurs, dit-il en une formule provocatrice qui n’est pas sans rappeler un jugement aussi sévère d’un FOG sur son blog, fustigeant le phénomène de la blogosphère archéo-pavlovienne

Eh oui, un journal est une structure reposant deux piliers, l’information captée dans le monde et restituée par ce professionnel auparavant doté d’une aura toute spéciale, devenu maintenant objet de soupçons pour ses connivences avec les pouvoirs et qu’on appelle le journaliste, parce qu’il est l’âme d’un journal. Du moins il le fut à une époque récente mais semble-t-il un peu moins actuellement. Si bien que les entreprises médiatiques n’hésitent pas à faire quelques coupes dans ce personnel. N. Henry insiste notamment sur quelques points d’importance. Sans moyens, le journalisme d’investigation est privé de son champ d’action. Il n’ira plus enquêter, vérifier les comptes municipaux, les agissements des potentats et du coup, la société deviendra plus vulnérable à la propagande politique. En est-on sûr ? Rien n’est évident et toute question mérite un examen. Je pense que le problème ici souligné doit être présenté en trois déclinaisons.

Le règne de la concurrence. L’avenir du journalisme est aussi celui des journaux, un peu comme celui des pilotes dépend des organisateurs de circuits. Sans Grand Prix, sans écuries, sans spectateurs, pas de pilotes de course. Pareil pour les journalistes. La tendance est à la diminution du nombre de titres disponibles, du moins dans la presse d’information traditionnelle. Il restera toujours quelques journaux prestigieux, avec un lectorat fidèle et suffisamment de rentrées financières pour perdurer. D’autres titres auront un autre sort. Est-ce un drame ? Oui si on admet que la diversité de contenu dépend du nombre de titre. Cette équation n’a rien de certain. Le marché décidera et les lecteurs décideront quels sont les journaux qui survivront. Libération est-il vraiment différent du Monde, apporte-t-il un regard spécial ? Non, je ne pense pas. Ces deux titres sont ajustés à une demande de gens lettrés, aimant la presse, plutôt de gauche. Et surtout prêts à payer un produit. Le reste, les recettes, hélas, elles dépendent de la pub. C’est là le point névralgique de la presse qui, sans les rentrées publicitaires, étrangères à sa fonction, ne peut survivre. C’est comme si un restaurateur faisait la moitié de son chiffre en louant les murs de sa salle à des afficheurs. Ce qui, au bout du compte, permet de penser que la presse pourrait survivre si un lectorat élitaire consentait à acheter le produit à sa réelle valeur de production, un peu comme un bouquin de philosophie ou un roman de chez Minuit ou Allia.

Deuxième déclinaison, l’information, vue du côté des journalistes et des citoyens. Là un réel problème est posé. Si les journalistes d’investigation n’ont plus de moyens et que, de surcroît, l’entreprise médiatique décide de s’en passer pour des raisons comptables, alors finies les enquêtes de terrain, les études fines et poussées, les recherches d’info, de sources, d’indices, effectuées dans les règles de l’art. Les Sherlock Holmes du scoop, du scandale et de la révélation constituent une espèce en voie de disparition. Mais rien n’est pour autant perdu. Si le journaliste de va pas à la source, la source ira au journaliste. Et le contenu politique et polémique du média reposera non pas sur l’enquêteur mais l’informateur. C’est d’ailleurs de cette manière que vit pour l’essentiel le fameux Canard Enchaîné. Mais l’information c’est aussi du vécu, des reportages. Quand un lycée a des problèmes, une entreprise est dirigée par un patron indélicat, un travailleur se suicide, une employée est harcelée, tous ces événements peuvent être dénoncés à la presse. En fin de compte, c’est une question de risque, l’informateur risquant d’être sanctionné par la hiérarchie et perdre des points d’avancement ? Bref, l’information vraie a un coût, soit qu’on se situe du côté de l’enquêteur ou de l’informateur. Etre honnête est souvent un handicap pour faire du chiffre. Ainsi va le monde, gouverné par l’argent. La bonne information obéit à l’honnêteté, elle est donc souvent antagonisme du monde des affaires et pour être dans un rapport de pouvoir équitable, elle doit être appuyée par une raison comptable, le salaire du journaliste, le risque de l’informateur.

Troisième déclinaison, la plus essentielle à mon sens. Est-ce que les gens veulent réellement être informés et comprendre le monde tel qu’il avance ? Le goût de comprendre, d’être informé, de la vérité, de la justice, de l’honnêteté, n’est pas inné mais culturellement acquis et construit. Sans aller jusqu’à théoriser le vivant et la cognition, on peut légitimement admettre que tout individu capte les informations satisfaisant ses désirs, ses volontés, ses finalités, sa stratégie d’existence. Ce même individu est inséré dans un système dont les dispositifs centraux cherchent à exercer du pouvoir ou faire du profit. Ce sont quelque part des prédateurs qui actuellement, du moins dans les nations démocratiques et avancées comme les States et en Europe, n’ont plus nécessairement besoin de la force. Imaginons des lions voulant capturer des gazelles qui disposent de système de vigilance performants. Ces lions peinent à saisir leur proie alors ils s’aperçoivent qu’ils peuvent distraire des gazelles avec quelques artifices et autres leurres, de telle manière que la gazelle perd ses réflexes et se laisse capter et en plus, les gazelles en redemandent, de ces artifices. Voilà un peu comment fonctionne le système actuel. On accuse les médias de tous les maux. Pourtant, les spectateurs sont friands de ces informations accessoires, qui ne leur apporte rien, ne les rend pas plus intelligents, les distrait, flatte leur émotion ou suscite leur crainte.

Le spectateur moyen regarde (ou lit) Paris Hilton en prison, les questions, fort importantes, de savoir si les cinq alpinistes étaient sur une même cordée, si le chauffard était alcoolisé, si les températures sont hors norme. Il s’intéresse au couple Royal Hollande, ou Nicolas et Cécilia, aux verdict d’un fait divers joué aux assises, aux arnaques d’un buraliste, à l’accident survenu sur le car et la cellule psychologique mise en place, la même qui intervient, à la crèche et dans l’entreprise, quand un père de famille oublie sa gosse dans une voiture. J’arrête là. Ces informations sont-elles décisives pour comprendre le monde ? Non, mais pendant ce temps, les prédateurs de la finance, les escrocs des paradis fiscaux, les imposteurs de la chanson, les arnaqueurs de la politique peuvent jouer la belle partie et les citoyens se faire mettre. Ce qui est fascinant, c’est que le système, sans qu’il y ait nul calcul ni complot, fonctionne de cette manière. C’est surprenant ? Eh bien non, c’est tout simplement une variante de la servitude volontaire peinte par La Boétie. Et le système médiatique peut parfaitement s’insérer au système de domination économique dès lors que les gens consentent à ces artifices, croyant voir dans ce cirque une sollicitude bienveillante de des maîtres à psyché que sont les médiarques, complice des politiques et des financiers. Achetés tout en étant bien payés.

Mais ne soyons pas pessimistes. La société avance, marche, progresse. Elle dépend de chaque individu. Qui peut choisir dans les limites de son aptitude à appréhender le monde, où il doit aller, y compris dans des champs où l’information et le verbe augmentent cette même aptitude à appréhender le monde.


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