Rêves de pierres
par Monolecte
jeudi 27 mars 2008
Dans la série on nous pond dans la tête, à quel moment est-il devenu évident qu’il fallait absolument devenir propriétaire de son logement ?
J’étais en train de lire le bouquin de Mona (pas à l’instant même, mais pendant la période où je le lisais le soir au lit, à l’heure où les paupières se font lourdes) lorsque je tombai sur deux émissions de télé, une made in USA et une bien de chez nous, encore que je serais curieuse de voir le copyright du concept.
Du bon cœur à la truelle
La première, c’est les maçons du cœur ou Extreme Makeover Home Edition en VO. J’arrive pile-poil au moment où l’heureuse famille choisie rentre d’une semaine de vacances tous frais payés dans un coin paradisiaque et réinvestit son home sweet home sous les regards humides des voisins et d’un véritable bataillon de nains bleus que l’on a vus s’affairer jusqu’à la dernière seconde pour livrer... une maison de rêve ! Un peu comme une pub pour un régime amincissant, on a le droit à la visite de chaque pièce avec l’effet avant/après, gourbi/Ritz... je caricature à peine. Comme on est en Amérique, les gentils proprios, un peu trop fauchés pour transformer eux-mêmes leur citrouille en contreplaqué en palais à la Miami Vice tourné chez Disney, poussent des hurlements de joie et trépignent au bord de l’apoplexie à la découverte de la salle de bain transformée en spa, de la chambre du nain métamorphosée en espace ludique MacDo, de la chambre des vieux en lupanar halluciné, du jardin en piste de kart, du salon en ciné privé ou du bassin à poissons rouges en Aqualand avec bateau pirate comme plongeoir !
Il s’agit-là du mélange improbable de trois tonnes de bons sentiments bien dégoulinants avec une montagne de mauvais goût bien clinquant : cocktail détonnant censé nous chatouiller les glandes lacrymales dans le sens du poil tout en nous titillant le nerf ulcéreux de la jalousie et de l’envie. Oui, nous aussi, on a le droit d’avoir envie d’acquérir une bicoque pleine de potentiel et de la transformer en grosse pièce montée du consumérisme en la remplissant de tas d’objets ostentatoirement hors de prix !
Et une morale à quatre sous : si t’es pauvre, proprio et méritant, une équipe de fourmis laborieuses peut faire les 3/8 pendant une semaine pour transformer la cabane de Cendrillon en demeure de Shéhérazade...
Quand on aime, on ne compte pas
La seconde émission, je ne sais même pas comment elle s’appelle et où je me trouve, mais je pense sincèrement qu’il s’agit d’un infomercial sponsorisé par la Fnaim. Il s’agit de gentils agents immobiliers qui cornaquent d’honnêtes aspirants à la propriété. On commence par une famille qui cherche dans le Sud-Est de la France (déjà, mauvaise pioche !) une maison avec jardin pour les gosses. Habilement, l’agent les exile à plus de 20 kilomètres de leur objectif premier et finit par leur présenter une baraque carrée en béton délavé dans un jardin ciment/friche ! Ouhhh ! C’est une bonne occase : 350 000 €, seulement !
Oh oui, j’ai un coup de cœur
, dit la femme en arpentant les pièces.
Et évalue du coin de l’œil les travaux nécessaires pour rendre le truc conforme
à ses souhaits.
350 000 € !
Je vous le fais en francs, c’est toujours plus parlant en francs : 2 300 000 F !
Pour un cube en béton.
Et on ne parle pas du reste : les frais d’agence, de notaire, le coût du crédit, les réparations, les assurances. Et motus sur les problèmes d’assainissement (ANC à plein pif, cette maison) et sur le bilan thermique : cette maison a au moins 20 ans, isolation, électricité et probablement une partie de la plomberie à remettre aux normes. Et l’assainissement non collectif.
Calculette (juste le prix de la maison) : à raison de 1 800 €/mois, il faut trente ans de remboursement à 4,6 %, soit 297 000 € de coût total du crédit ! Sans les travaux ! Et faut les sortir, les 1 800 €/mois. Qui peut les sortir, à coup sûr, pendant trente ans ?
Ensuite, on suit un gars qui a l’air aisé. Une maison : 600 000 € ! Bon, ce n’est pas du Bouygues, mais ce n’est pas du Stark non plus ! C’est du rien. Oui, mais plein Sud ! Ha oui, c’est sûr, dans la grande banlieue de Lille, c’est important, l’exposition au soleil ! Finalement, il prendra l’appart’ en ville : 590 000 € ! Seulement !
Après, un gentil couple de prolos avec bébé. Là, la maison, elle est immonde, avec une fissure profonde comme le poing qui lui balafre la façade. C’est vraiment n’importe quoi, mais c’est quand même 110 000 €. Fissure comprise ! Ils vont probablement tirer un max sur les mensualités : 700 €/mois pendant vingt ans... enfin, s’ils ne se prennent pas la maison sur la gueule d’ici là !
Elle, elle a déjà un appart. Enfin, un studio ! Riquiqui ! Mais à
Paris intra-muros. Elle peut le vendre 250 000 €. Y a un jeune qui visite
son placard à balais optimisé à mort par Ikéa, pas un centimètre cube de
perdu : Y a du potentiel
, qu’il dit ! Mis à part se monter des
chiottes sur le toit, perso, je ne vois pas ce que l’on peut faire de plus. Et
elle, avec ça, elle va pouvoir se payer un deux-pièces dans un quartier
pittoresque (quiconque connaît le jargon immobilier sait ce qu’il se cache
derrière cette formule !), pour 350 000 € seulement.
Le clou du spectacle, c’est versant locataire qu’on va nous le fourguer.
Trois jeunes gens dans le vent qui cherchent une colocation. Attention, rien de
furieux, trois salariés de 27 ans, copains depuis longtemps, tout pâlots, tout
proprets, avec CDI, fiches de paie et caution solidaire de l’ensemble
des parents. Mais on sent bien que côté proprio, ça coince sévère : Mais
pourquoi ne pas avoir pris un studio chacun ?
On sent que pour le
gars, des mecs qui vivent ensemble, c’est le remake de Brokeback
Mountain assuré ! La gentille agente immobilière tente de
rattraper le morceau et a un coup de génie qu’elle expose aux aspirants
locataires par téléphone : Je pense qu’on pourrait remporter la
décision si vous montez un compte bloqué avec 10 000 € dessus. Comme ça,
le propriétaire sera rassuré !
Putain, mais c’est bien sûr ! Comment ces jeunes blancs becs à peine
tombés du nid familial ont-ils pu à ce point manquer de jugeote ? 10
000 € de super caution, en plus de toutes les autres garanties, c’est une
super bonne idée, ça, non ?
Le meilleur, ou le pire, c’est selon, c’est que même avec ce petit matelas pour
ménager son petit cœur trop fragile, le proprio a quand même choisi d’autres
locataires.
Échelle de valeurs
Personnellement, j’avais eu l’impression, pendant un moment, que l’immobilier, ce n’était plus ça : crise des subprimes, retournement conjoncturel, obésité de la bulle immobilière, paupérisation massive de la classe moyenne... la fête devrait être finie.
En fait, elle est finie. Tout autour du bled, c’est la collision des rêves
petits-bourgeois : d’un côté, des maisons d’entrepreneurs, toutes
pareilles, toutes en parpaing de béton, qui ont poussé comme les cèpes dans les
sous-bois après une bonne pluie d’automne et de l’autre, les maisons anciennes,
certaines assez repoussantes, qui exhibent depuis des mois le même panneau à
vendre
. Et au-dessus de tout ce petit monde de pierre, le Crédit agricole
qui fait tellement de gras qu’il envisageait sans rire de se goinfrer la
Société générale...
Mais on peut continuer à faire comme si... et, là aussi, la fabrique des normalités ordinaires joue plein pot. Encore plus que pour la baguette de pain ou le paquet de pâtes, l’euro brouille l’échelle des valeurs. La normalité, c’est s’endetter sur trente ans pour une baraque qui sera à refaire dès la fin de la garantie décennale.
J’ai commencé à me poser des questions quand un de mes meilleurs potes m’a
répondu, alors que je lui expliquais que le loyer pesait lourdement sur mon
budget : ben t’as qu’à acheter !
Logique imparable, non ? Si je suis trop pauvre pour louer, je n’ai qu’à
devenir propriétaire !
C’est pourtant simple à comprendre : quand tu loues, tu jettes ton fric tous les mois par les fenêtres, alors que quand tu achètes, tu te crées un capital.
Excuse-moi, je ne vois pas le rapport. Je ne vais pas m’endetter sur... enfin bref, manière, on n’a pas les revenus.
Ben si tu peux payer un loyer, tu peux payer un crédit !
Entre l’isolation inexistante, les ouvertures à changer, le réseau électrique obsolète, la plomberie approximative, et le plancher à refaire, c’est peut-être un peu cher 150 000 €, non ?
T’es fou, c’est une super occase !
Sans compter que les joyeux proprios découvrent la flambée des taxes foncières, les mises aux normes et surtout le fait que pendant les premières années, ils ne remboursent que les intérêts... mais ça, on se garde bien de le leur dire ! Proprios des emmerdes, locataires de leur banque et une mobilité ultraréduite qui les rend très très souples avec leur employeur favori...
Il y a dix ans, j’ai eu des potes qui ont acheté une petite ruine avec une bonne structure pour 50 000... F ! C’est bien tout ce que ça valait. Avec un peu d’huile de coude et 50 000 F de plus, ils en ont fait une petite baraque très sympa. Aujourd’hui, la même ruine ne se négocierait pas en dessous de 50 000 €. Du temps du franc, un petit pavillon pas trop mal placé, ça courait autour de 250 000 F. Aujourd’hui, avec dix ans de plus dans la gueule, même prix, au moins, mais en euro ! Et vous, est-ce que vos revenus ont été multipliés par 6,5 en dix ans ?
Mais voilà, la fabrique des normalités t’explique à longueur de temps que le bonheur, c’est d’être chez soi, et que pour tout ce bonheur, trente ans de Smic, ce n’est vraiment pas cher payé. D’ailleurs, on ne parle pas de fric, trop vulgaire. On ne parle que de bien-être, de bonheur, de coup de cœur, d’envie, voire de désir...
Étrangement, la machine à formater les imaginaires ne parle pas trop de certaines autres réalités. D’ailleurs, qui en parle encore ?
Je regarde les mecs discuter de transactions de millionnaires en francs (je compte très bien en euros, c’est juste pour la mise en perspective !) et je pense à tous ceux qui sont naturellement hors jeu, même s’ils font semblant... comme les petits épiciers Casino/Spar qui émargent royalement à 1 800 €/mois à deux pour 155 h de boulot par semaine. Des mecs qui devraient bosser 5 000 ans pour gagner autant que le grand patron de leur groupe en 2006, Jean-Charles Naouri. 5 000 ans de boulot ! L’invention de l’écriture ou la construction de la première pyramide comme point de départ du contrat de servage !
Je pense aux petits épiciers Spar de l’émission de Daniel Mermet, à tous mes potes endettés jusqu’au cou, aux précaires qui sortent de terre encore plus vite que les maisons en préfa’ et je me demande si, eux aussi, ils ont l’impression que l’imaginaire sarkozyste de la France des propriétaires ne se fout quand même pas mal de leur gueule...