Rue89 et Agoravox sont alternatifs, mais sont-ils différents dans l’esprit ?

par Bernard Dugué
lundi 7 janvier 2008

Le net, envahi par les blogs, accueillait également des sites ayant comme vocation l’information. Tous les journaux, qu’ils soient mensuels, hebdomadaires ou quotidiens, régionaux ou nationaux, ont leur site. Et s’ils se font concurrencer par les blogs, ils doivent aussi affronter ce qu’on doit appeler les plates-formes alternatives d’info. Les plus connues sont certainement Agoravox, qui fêtera en 2008 ses trois ans d’existence et Rue89 dont l’aventure a commencé pendant la campagne présidentielle. D’où une question qui vient après les Stone ou Led Zep et les bas ou collants. Etes-vous plutôt du genre à lire Rue89 ou Agoravox ? Dès lors qu’on pose cette question, on pense à une préférence d’ordre politique. Le Figaro et Libération n’ont pas la même orientation, c’est sûr. Mais entre Rue89 et Agoravox, la différence politique ne semble pas l’élément le plus déterminant, même si la présence d’anciens journalistes de Libération donne une teinte marquée à gauche pour Rue89. Quelle serait la différence entre ces deux sites alternatifs ?

Rue89 repose sur un noyau central composé de journalistes professionnels et jeunes reporters assurant une bonne part des articles, autrement dit un premier cercle. Puis deux autres cercles sont invités à participer, celui des spécialistes d’un domaine et celui des internautes volontaires pour témoigner sur un sujet (voir le projet ici). Le type de hiérarchie est plutôt du type top down, autrement dit, ce sont les membres du noyau central qui sélectionnent les contributions, structure comparable à celle d’une rédaction d’un quotidien qui décide du contenu. De ce fait, Rue89 ressemble d’assez près à Libération, même si l’information apparaît moins conventionnelle que dans un grand quotidien, plus libre ou moins contrainte pensera-t-on.

Agoravox est un média citoyen fondé à l’initiative de la société Cybion. Il fonctionne pour une bonne part selon le principe du bottom up, autrement dit, une hiérarchie ascendante avec un accès égal pour tous les contributeurs moyennant une inscription, ensuite un comité de modérateurs (voir le projet ici). Chaque rédacteur ayant publié 4 articles devenant modérateur. La finalisation est alors exécutée par un modérateur de l’équipe d’Agoravox qui sauf exception entérine la décision des modérateurs (à préciser aussi la possibilité pour l’équipe d’Agoravox de publier des auteurs ayant donné leur autorisation pour qu’on les prenne sur leur site).

Au final, sur Agoravox, le nombre d’articles oscille entre la vingtaine et la trentaine par jour ; la quarantaine étant parfois dépassée (41 le 2 janvier, 26, les 3 janvier et 31 décembre). Le dernier palmarès des trente jours fait état de 20 articles ayant accueilli entre 9 000 et 38 000 visiteurs. La présentation d’Agoravox obéit au principe de démocratie éditoriale. Chaque billet bénéficie d’une visibilité identique. Sa place dans l’édition du jour dépend alors du nombre de visites. Les plus lus sont les plus hauts placés alors que l’équipe d’Agoravox choisit la « une » chaque jour. Rue89 adopte un autre type de présentation, avec trois ou quatre billets mis à la une, souvent rédigés par le premier cercle, alors que le reste des productions doit être cherché dans quelque recoin du site, colonne de droite, thématique ou mots génériques. Les billets mis à la une recueillent souvent entre 10 000 et 20 000 visites.

Mais l’essentiel n’est pas le quantitatif, même si un site doit assurer un bon buzzimat (néologisme indiquant les visites, alors que l’audimat mesure les spectateurs et les auditeurs ayant branché une chaîne). En vérité, il est bien difficile de trancher entre les deux sites d’information si bien que c’est au niveau de la présentation que tout semble se jouer, donnant à Rue89 un aspect plus professionnel avec les articles rédigés par des journalistes formés et/ou d’expérience. Ensuite, si on se déplace dans le labyrinthe du site, on trouve une diversité plus accentuée. Agoravox donne une fausse impression d’amateurisme et, surtout, on sent un esprit différent, une sorte de proximité, de regard plus subjectif sur le monde, les événements. Bref un autre esprit qui se manifeste aussi à travers une complicité entre certains rédacteurs et une interactivité plus poussée au niveau des commentaires. Dans l’ensemble, on pressent aussi une manière différente de coller à l’actualité, une plus grande liberté avec des sujets plus « intemporels ». En un mot, une certaine chaleur.

Si on veut pousser plus loin la mise en perspective, on se penchera sur un livre polémique de Florence Dupont dénonçant le côté froid et distant du théâtre façonné selon des règles codifiées par Aristote puis mises en pratique par les dramaturges modernes de l’Occident. Un théâtre intellectualisé où le spectateur reste cloîtré dans sa conscience pour contempler et idéaliser une intrigue à laquelle il ne prend pas quelque saveur. Il est distant, dans sa loge de spectateur ne nourrissant de substance intellectuelle, condamné à lire une histoire. A l’inverse, un théâtre plus dynamique, participatif, musical, se joue selon les lois d’une empathie avec le public qui à l’occasion, se manifeste, gesticule, s’écrie. Il n’y a pas à opposer ces deux types de théâtre, ils répondent à des aspirations distinctes, tout comme Rue89 satisfait les uns et Agoravox les autres.

Justement, c’est sur Agoravox qu’on perçoit cette similitude avec le théâtre non aristotélicien dont l’un des archétypes est la Commedia dell’arte avec ses bouffons, un art de saltimbanque, joué sur le mode de la dérision. Ne retrouve-t-on pas un peu de cette bouffonnerie dans les articles de Lilian Massoulier, l’auteur le plus lu, oscillant entre Jean Amadou et Les Guignols de l’info, un Lilian qui se cache, alors que masqué tel un Vénitien de passage, le plus bouffon d’entre tous, Demian West, omniprésent, ne fut jamais démasqué, ayant commencé son show dans les commentaires, pour finir tel un miracle dell’arte sur l’avant-scène des rédacteurs les plus lus et se défiler avant d’être brûlé tel un roi de son propre carnaval. Agoravox ne se résume pas à ces deux auteurs singuliers, mais c’est un peu cela l’âme de l’agora, cette théâtralisation du journalisme et cette multitude de commentaires faisant que le lecteur n’est pas retranché et passif, affichant sa connivence avec la mise en scène des billets, louant le texte où lançant quelques tomates à la cantonade. Ca swingue et ça valse sur l’agora. Et j’ai oublié aussi une chose importante, ça pense, et bien plus qu’ailleurs, à travers ces subjectivités singulières qui ne se contentent pas de livrer le monde, mais de délivrer comment chacun pense, jauge, évalue ce qui se donne à voir, entendre, penser.

Saluons Joël de Rosnay, Carlo Revelli, les fondateurs d’Agoravox, l’équipe technique, les rédacteurs, les lecteurs, les modérateurs, car c’est cette alchimie qui fait le charme et l’intérêt de ce lieu fort apprécié des internautes. Et ne boudons pas Rue89 qui devrait satisfaire des lecteurs exigeants envers une information qu’ils veulent complète et objective. Bref, il n’y a pas à préférer l’un ou l’autre de ces sites, mais reconnaître leurs différences, leur complémentarité, et choisir celui qu’on préfère fréquenter. Ces deux sites se démarquent tout de même de l’information classique, surtout Agoravox qui se situe vis-à-vis d’un grand quotidien comme une salle d’art et d’essai se distingue d’un réseau comme Gaumont ou UGC.


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