Taddeï encercle minuit

par LM
jeudi 5 octobre 2006

L’ancien nuitard de Paris Première a intégré la grande famille du service public : plutôt une bonne nouvelle pour ceux qui ne ferment qu’un œil, ou parlent en dormant.

Il se passe encore des choses à la télévision quand les chats sont gris. Il se passe des choses, et des gens. Ca s’appelle « Ce soir ou jamais », et c’est "animé" par Frédéric Taddeï. Animé, entre guillemets, tant cette notion pesante et lourde qui accouche souvent sur le service public ou l’empire privé de gesticulations braillardes et d’envolées caricaturales est peu adaptée à l’exercice de gymnastique au sol auquel se livre Taddeï chaque fois qu’on lui laisse les clefs d’une émission. Sur Paris Dernière, déjà, s’il ne lâchait pas sa petite caméra numérique, s’il montrait peu son museau et n’exhibait que sa voix, il comptait peu, en somme. Il s’effaçait au profit de son sujet, au profit de son concept, il n’était pas son émission.

Sur France 3 cette saison, Taddeï ne phagocyte pas non plus son espace. Il est là pour guider le téléspectateur au milieu des quidams, et pour indiquer en somme, du doigt ou du regard qui est l’invité entre celui qui boit, celui qui parle, celui qui regarde ou celle qui écoute. Il n’y a pas de plateau, mais un lieu. Pas de public, mais des clients. Et de temps en temps, des clients devenus public, comme malgré eux, qui participent des yeux au débat, mais n’applaudissent pas, jamais, aux dires des invités. Ici pas de chauffeur de salle, pas d’explosion de rire commandée, pas d’éclats de fausse joie ou d’horreur feinte, rien de tout ce cirque qui emplit le vide des MOF, des FOG, des Ruquier ou des Cauet qui polluent d’autres grilles horaires.

Taddeï ne se met pas en scène, il laisse la scène se mettre entre les invités et lui, entre le sujet et les questions, entre le brouhaha, présent tout le temps en fond (un fond sonore, quel luxe à la télévision aujourd’hui, un fond sonore, autre chose qu’une musique de sourds pour faire rouler les nibards), Taddeï laisse la scène se mettre entre le hasard et le temps. Et le temps, il ne le compte pas, Taddeï, il le laisse filer, à une contrainte près, celle de 23 heures, où il donne la parole à la jolie et efficace Marie Drucker, qui présente ce que d’aucuns ont raison de considérer depuis quelques années déjà comme le meilleur journal du soir, Soir 3. A ce 23 heures près, Taddeï n’a plus de montre. Il laisse ensuite, toute pub consommée, la nuit envahir le verbe, et le contraire. Et l’on se laisse griser par l’impression que tout cela pourrait aller au bout, de la nuit, sans qu’on s’en rende compte. Parce qu’en fait, en lieu et place de débats hurleurs qu’on nous propose partout ailleurs, de questions « pièges » et d’effets de « manche », de quiproquos en anathèmes, de vide et de vides, on assiste chez Taddeï à une sorte de délié peinard (ou parfois un poil tendu), une espèce de discussion à bâtons peu rompus à la langue de bois, un plaisant déroulé de verres bus et de bouteilles vides. On ne se sent pas comme chez soi, mais comme au bar, où tout est possible, et tout peut s’arrêter, comme ça, d’un coup, comme une musique s’arrête.

On dirait le Pop Club de José Arthur. Une fausse impression d’improvisation, comme dans le jazz, alors qu’en fait le bonhomme sait où il va, ce qu’il veut, à quoi il souhaite que son magazine ressemble. Toute son intelligence est dans son art de nous mener en bateau, de nous laisser penser qu’on est partout sauf devant la télévision. Ca frise le génie, parce qu’on y croit. On finit presque par se laisser berner par ce tour de passe passe, on finit par gober le cochon pour de l’art. Il est balaise ce Taddeï. Sa bonne tête de malin à qui on ne la fait pas ne cherche pas à amadouer, séduire ou convaincre, il n’est pas là pour se faire mousser, qu’il reçoive Sylvia Kristel, Cabu ou Alain Fleischer. Peu importe les noms, lui ne compte pas. Ni les minutes, ni les bons mots. Aucun bon mot d’ailleurs de sa part, l’esprit est ailleurs. Alors on écoute ceux qui parlent (autre grande rareté à la télévision) et ceux qui parlent écoutent ceux qui leur répondent, et certains s’engueulent, s’invectivent parfois, mais Taddeï n’intervient pas dans le débat, il observe, furette, et ne prend la parole (jamais le micro) que pour poser la question qui attisera le débat. Car il y a débat. C’est-à-dire qu’on retrouve sur ces canapés improbables des pensées conflictuelles, opposées, des opinions tranchées ou indécises, et des étincelles qui surgissent, de temps à autre, de ces boules à multiples facettes.

C’est l’heure d’aller en boîte et Taddeï nous invite à danser. La boîte est à nous, mais la nuit est pour lui, seul à réussir à la faire entrer, tout entière, entre France 2 et Canal+. Il avait déjà accompli cet exploit-là, plus confidentiellement, sur Paris Première, avec « Paris Dernière ». Aujourd’hui Taddeï « popularise » son art. Il ne rend pas la télévision intelligente, il la rend intelligible. Ce n’est pas rien. On se croirait revenu au temps du « Cercle de Minuit » de Field.

Alors, bien sûr, on pourra toujours reprocher au Taddeï d’être trop « branchouille » et très « parisien », on ne peut pourtant pas l’accuser d’ « élitisme ». Est-ce faire preuve d’élitisme que de s’arranger pour que la parole n’échoie pas qu’aux cons ? Même si, rassurons-nous, il arrive qu’on croise aussi des cons dans « Ce soir ou jamais », des jeunes et des vieux cons, et même de très jolies filles, qui déambulent, dégustent leur verre, semblent parler d’autre chose mais cherchent peut-être uniquement à se montrer, excitées par l’ « En direct » en haut à gauche de l’écran...

C’est encore la télévision, quand même, quoi qu’on y fasse, mais c’est autre chose aussi, quoi qu’on en dise, une sorte... d’exception culturelle.


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