Un clap de fin au goût amer pour « Arrêt sur images »

par Laurent Bornia
vendredi 29 juin 2007

La récente annonce par France 5 de la disparition de la grille des programmes pour la saison 2007-2008 d’une des émissions phares de la chaîne du service public, suivie en moyenne chaque semaine par près de 750 000 téléspectateurs, est à l’origine d’un mouvement aussi vaste qu’inattendu : une pétition circule actuellement sur le Net, et a déjà été signée par plus de 80 000 internautes, bien décidés à infléchir la position des dirigeants du service public et à obtenir le maintien d’un des derniers bastions de l’analyse critique à la télévision française...

"Toutes les bonnes choses ont une fin", souligne le dicton populaire. Tel est, peu ou prou, le discours tenu par la direction de France 5 depuis une semaine pour justifier la suppression de l’emission hebdomadaire de décryptage des médias, présentée, depuis sa création en 1995 sous l’impulsion de Jean-Marie Cavada, alors président de La Cinquième, par Daniel Schneidermann. En effet, l’émission Arrêt sur images, tout comme cinq autres magazines de France 5, ne sera pas reconduite à la rentrée 2007, car jugée, selon les dires de Claude-Yves Robin, directeur général de France 5, "un peu vieillissante". En d’autres termes, on lui reproche surtout une légère baisse d’audience depuis quatre ans, celle-ci étant passée de 7,3 % à 6,6 % entre 2003 et 2007... Une émission supprimée pour cause d’insuffisance d’audience : jusque là, rien que de très banal dans le monde sans pitié de la télévision, soumis à la dictature perpétuelle et croissante du fameux et intransigeant Audimat. Un cadavre de plus dans un cimetière dejà fort bien garni, serait-on tenté de soupirer... Sauf que pour une fois, le "cadavre" en question a décidé de prendre la parole, et de la prendre de surcroît de manière ostensible, ferme et déterminée.

En effet, de nombreux téléspectateurs ont décidé de lancer sur Internet, voilà un peu plus d’une semaine, une pétition réclamant le maintien de l’émission. Et celle-ci rencontre actuellement un succès considérable : en moins de sept jours, plus de 80 000 internautes sont déja venus apposer leur signature à ce document ! Internautes, ou plus exactement citoyens... Car si les signataires de cette pétition défendent non seulement une émission qu’ils jugent instructive et intelligente et qu’ils prennent du plaisir à regarder, ces derniers prennent également la défense de ce que beaucoup considèrent (sans doute à juste titre) comme une des dernières émissions de télévision tentant de décrypter et de porter un regard critique sur les médias. Que représente en réalité cette émission ? Un des derniers bastions (à la télévision tout du moins...) de la prise de distance, de l’analyse objective, de la lucidité et de l’esprit critique vis-à-vis de notre société et de ceux qui la dirigent... bref, en quelque sorte, de la liberté d’expression et de la démocratie.

Le fait que la Féderation syndicale unitaire, principal syndicat de l’enseignement en France, ait officiellement appelé ces derniers jours à signer cette pétition donne d’ailleurs incontestablement une dimension supplémentaire à cette mobilisation.

Arrêt sur images apparaît en effet pour beaucoup comme un garant indispensable de la liberté d’ expression. A l’image de cet épisode de février 2006, lorsque Daniel Schneidermann diffusa dans son émission les images d’une enquête du magazine Capital mettant en cause la Française des jeux, censurées par M6 de peur de froisser cet important annonceur publicitaire et de voir s’envoler avec lui ses juteux investissements...

Elle apparaît également comme un outil indispensable de décryptage médiatique, à l’heure où la télévision peut tromper et manipuler, volontairement ou pas, un téléspectateur également soumis à une multiplication des images "officielles" ou formatées. Les campagnes éléctorales du printemps dernier ont ainsi été marquées par un accroissement significatif du contrôle exercé par les partis politiques (et notamment du plus important d’entre eux, l’UMP pour ne pas le citer...) sur les images des meetings et autres représentations officielles de leurs leaders... Le rôle des journalistes s’est donc vu régulièrement réduit à la portion congrue, se limitant parfois à la simple diffusion de vidéos réalisées par le parti lui-même...

Le dernier exemple en date de l’inertie croissante de nos chaînes de télévision est celui de la vidéo ayant récemment circulé sur Internet et mettant en scène Nicolas Sarkozy dans un état que nous qualifierons d’inhabituel (car je suis profondément attaché à la notion de "présomption d’innocence"...), lors d’une conférence de presse pendant le dernier somment du G8. Chacun est libre d’interpréter à sa guise ces images, et de juger de leur importance plus ou moins relative. D’ailleurs, d’un strict point de vue personnel, je les considère comme étant relativement anecdotiques, voire sans intérêt. On peut toutefois s’étonner du fait que dans un même élan, la quasi-intégralité de la presse française ait fermé les yeux sur ce qui a agité le microcosme du Net durant de nombreux jours... Pour beaucoup, cet événement en dit long sur la capacité des médias hexagonaux à s’autocensurer, ce qui n’est pas propice à faire remonter la confiance des Français dans ce que l’on a parfois coutume d’appeler le "4e pouvoir".

On peut de même aujourd’hui légitimement s’interroger sur le silence quasi général des médias français à propos de la fin d’"Arrêt sur Images" et de l’ampleur grandissante de la pétition et du mouvement de protestation qui remue actuellement la Toile...

En d’autres termes, au-delà de la simple suppression, plus ou moins justifiée selon les points de vue, d’une émission du service public, cette décision ainsi que la considérable mobilisation qu’elle engendre semblent soulever d’autres interrogations : peut-on encore aujourd’hui en France refuser de se soumettre de manière aveugle, systématique et inconsidérée au flot incessant d’informations véhiculé par les médias ? Peut-on encore porter un regard critique, lucide et objectif sur notre système médiatique ainsi que sur ses (nombreuses) dérives ? La fonction journalistique, dans ce qu’elle a de plus noble et de plus indispensable, peut-elle encore être exercée librement ? Ou sommes-nous définitivement condamnés à adopter une attitude passive vis-à-vis d’une télévision dont la dérive "berlusconienne" est, peut-être aujourd’hui plus que jamais, à craindre ? Un mot d’ordre semble aujourd’hui de mise : ne nous endormons jamais sur ce que nous imaginons parfois à tort comme étant définitivement et irrémédiablement acquis. Restons constamment actifs et attentifs. Sans tomber dans un excès paranoïaque mettant unilatéralement et subjectivement l’accent sur une prétendue servilité des médias vis-à-vis de ceux qui nous dirigent, il convient probablement en tant que citoyens de rester vigilants, afin que les libertés fondamentales, telles que la liberté d’expression ou d’opinion, soient, aujourd’hui comme demain, les piliers inaliénables de notre société...


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