Une interview de Francis Gillery

par L’Audible
mardi 10 décembre 2013

Bonjour ! Nous sommes l'Audible, un journal papier indépendant fondé il y a un an et demi, dont l'objectif est la réappropriation citoyenne de la presse, par le relai d'informations peu, pas, ou mensongèrement relayées par les médias de masse. Parmi les constantes de chaque édition, nous interviouvons une personnalité susceptible de donner un point de vue franc et averti sur l'actualité et le fonctionnement du système médiatique. Pour notre entrée sur agoravox, nous publions en série les quatre interviews que nous avons déjà réalisées. Aujourd'hui, le point de vue du réalisateur de documentaires Francis Gillery ; suivront prochainement les interviews de la mère Agnès-Mariam de la Croix, religieuse syrienne censurée en France, de Yannick Kergoat, coréalisateur des "nouveaux chiens de garde", enfin celle du romancier et journaliste d'investigation Denis Robert, surtout connu pour son travail sur l'entreprise Clearstream.

Francis Gillery est réalisateur indépendant de documentaires d’investigation qui passent sur les chaines de télévision traditionnelles. Il en a réalisé une vingtaine à ce jour. Les sujets qu’il a traités sont très divers, allant de l’Égypte ancienne à la mort de Lady Diana en passant par l'affaire Bérégovoy et la privatisation de l'éducation en France. Eu égard au caractère sensible de certains sujets qu'il a abordés, l’Audible a voulu en savoir plus sur les conditions dans lesquelles il pouvait exercer son métier, en particulier dans son rapport au système médiatique français.

L’Audible : Nous avons tenu à vous rencontrer car vous avez réalisé nombre de documentaires et notamment sur certains sujets étiquetés « sensibles ». Comment devient-on réalisateur de documentaires ?

Francis Gillery : Je suis initialement juriste de formation, mais j’ai un attrait particulier pour le cinéma depuis mon plus jeune âge. Ma principale motivation initiale est d’être réalisateur, de créer un film, une dramaturgie. Mes premiers sujets traités n’étaient pas « sensibles » pour reprendre votre expression. J’ai ainsi réalisé un documentaire biographique sur Frédéric Dard (le créateur de San Antonio, ndlr) ou encore Rudyard Kipling ; j’ai aussi collaboré pendant 2 ans à une émission littéraire de France télévisions « Qu’est-ce qu’elle dit Zazie ? » disparue depuis. Maintenant il est vrai que je me considère aussi comme réalisateur d’investigation.

L’Audible : Qu’est-ce qui vous a fait devenir réalisateur d’investigation ?

F.G. : Je suppose que s’engager dans ce genre d’activité – la réalisation de documentaires d’investigation - doit révéler quelque chose de profond en vous. Mon premier « long » documentaire d’investigation date de 1998 : « Le cartable de Big Brother ». Il traitait des projets de privatisation de l’enseignement conduits par la commission européenne et de la révolution numérique qui y était associée. Depuis il est vrai que j’ai surtout réalisé des documentaires d’investigation. Mais je n’ai rien contre la réalisation de sujets plus neutres ; je peux faire quelque d’intéressant et de personnel avec de nombreux types de sujets.

L’Audible : au vu de la variété des sujets que vous avez traités, avez-vous ressenti une réticence plus grande à la diffusion de certains d’entre eux ?

F.G. : Je n’ai jamais rencontré de problèmes pour être diffusé. Néanmoins la seule fois où j’ai rencontré une véritable réaction des médias à ce que j’ai produit, c’est pour le documentaire sur la mort de Pierre Bérégovoy ... C’est la seule fois où cela m’est arrivé. Je me suis trouvé dans une sorte de guerre des chaînes : alors que mon film passait sur France 3, dans le même temps France 2 diffusait un documentaire défendant une version opposée à celle que je suggérais (ndlr : à savoir le peu de crédibilité de la thèse du suicide), dans le cadre d’une émission d’information produite par Laurent Delahousse. Cette contradiction finalement salutaire sur le service public a même suscité des commentaires dans des articles s’étonnant de la chose (Affaire Bérégovoy : Quand France 3 contredit France 2, publié le 16/04/2008 dans le Point). Dans la foulée j’ai été invité à France Inter pour parler de mon documentaire, et me suis finalement retrouvé face à deux journalistes qui étaient manifestement là pour me contredire. Rapidement ils ont assimilé mon travail aux théories du complot – insulte suprême - sans même entrer dans le détail des faits exposés dans mon documentaire. Mais, j’insiste, je n’ai jamais eu de problèmes pour diffuser mes documentaires.

L’Audible : Comment expliquez-vous cette réaction dans ce cas particulier ?

F.G. : Je n’ai pas d’explication toute faite. Il est vrai que l’affaire de la mort de Pierre Bérégovoy est particulièrement délicate, et même si la thèse du suicide est difficilement défendable, c’est celle qui prédomine dans les médias de masse depuis qu’a eu lieu l’affaire. S’il est toléré que la version officielle d’une affaire sensible soit contestée dans les médias, cela doit rester marginal. On peut se dire que, finalement, il est bienvenu qu’il existe une contradiction minimale sur certains sujets sensibles, mais à la condition qu’elle soit peu relayée. Cela permet alors de contredire ceux qui pourraient penser que les médias ne relaient qu’une seule.

L’Audible : Il existe pourtant des documentaires commandés et finalement non diffusés après réalisation, nous pensons par exemple au documentaire « pas vu à télé » de Pierre Carles, qui ne sera, finalement, pas vu à la télé (1).

F.G. : J’ai fait en sorte que ce genre de mésaventure ne m’arrive pas. Il est clair que c’est regrettable que ce documentaire n’ait pas eu une diffusion « classique », et que l’on doive passer par des circuits de diffusion parallèle pour y avoir accès. Il est vrai aussi qu’il est inquiétant de constater comment la porte peut se fermer violemment dans certains cas, et le documentaire de Pierre Carles en représente une belle illustration. Il faut tout de même dire que ce dernier se situe clairement en opposition avec le système et le fait savoir par son travail. Or le système est 100 fois plus fort. En revanche si vous n’êtes pas dans cette logique-là, que vous abordez les mêmes thèmes, mais dans un contexte où finalement vous serez moins tonitruant, et bien vous devez pouvoir travailler. Mais le chemin est étroit...

L’Audible : Pourtant Carl Zéro, membre de la chaîne ayant refusé le documentaire de Pierre Carles dit lui-même : « Il existe des choses dont il ne faut pas parler, tu peux critiquer le système, tu peux rire du système, mais il ne faut pas ébranler le système ».

F.G. : Pierre Carles s’est attaqué directement au système médiatique, et notamment aux rapports entre télévision et pouvoir politique...Ce n’est donc pas très étonnant qu’il n’ait pu être diffusé. Comme je viens de vous le dire, le chemin est étroit.

L’Audible : Ce genre d’affaire amène certains à postuler l’existence d’une entente entre les différents médias, pour que certains sujets soient mis en avant au détriment d’autres.

F.G. : Je ne suis pas présent dans les rédactions et je ne peux donc pas juger de ce qui s’y passe. Mais il est vrai qu’il existe une sorte de focus médiatique. Sur l’affaire Diana par exemple, je me rappelle bien que sa mort a été présentée massivement sous un angle avant tout émotionnel, et que cet événement « people » a occupé les médias durant plusieurs semaines alors que dans le même temps des massacres qui avaient lieu en Algérie passaient un peu inaperçus... tout comme le tweet de Valérie Trierweiler a occulté la retranscription de la vidéo de Merah. Mais je vois là plus la résultante de la société du spectacle et de l’information continue que d’une entente préalable sur le traitement de certains sujets. Et d’ailleurs, finalement, les sujets les plus sensibles sont traités, l’émission de Frédéric Taddéi sur France 3 en est un bel exemple, ou encore celle de Daniel Mermet sur France Inter, même si ces démarches peuvent paraître minoritaires et marginales dans le PAF (Paysage Audiovisuel Français).

L’Audible : Dans ce cas, ne doit-on pas regretter que les journalistes aient tendance à favoriser le spectaculaire au détriment de l’investigation ?

F.G. : Je ne suis pas compétent pour donner un point de vue sur les journalistes, cela ne serait pas raisonnable de ma part. Mon domaine d’activité c’est le documentaire, format qui permet de traiter des sujets en profondeur sur un temps long contrairement au journalisme quotidien. Néanmoins vous vous rendez compte qu’il existe un journalisme d’investigation à la télévision même si l’on peut se poser des questions sur le choix des sujets abordés et la manière dont ils sont abordés.

L’Audible : En effet, on peut avoir l’impression que certains journalistes confondent leur qualité d’informateur avec celle de donneur de leçon...

F.G. : Je n’irais pas jusque là... Néanmoins il est que vrai dans certains cas les journalistes renversent la chose. Aller contester à la télévision la validité d’une enquête concernant une affaire d’état est un exercice très délicat. Souvent l’on peut être confronté à un renversement complet des rôles où le journaliste vous questionne, en tant que contestataire, sur vos prétendus réseaux et influences :« mais attendez... vous êtes qui ? Vous appartenez à quoi... le public ne le sait pas, mais vous êtes des gens organisés, qui fonctionnez avec des réseaux ». C’est un peu ce qu’il m’est arrivé à France Inter après la sortie de mon documentaire sur Bérégovoy... Donc ils renversent complètement la problématique, et c’est la raison pour laquelle il faut être sacrément bien armé quand on va dans une émission de télé ou de radio grand public sur les grandes chaînes.

L’Audible : Pour conclure cet entretien, avez-vous des projets de documentaires en cours ?

F.G. : On m’a proposé de travailler sur le Comité International de la Croix Rouge, sujet quelque peu institutionnel (2). Mais je me suis rapidement emparé de questions passionnantes pour développer un travail sur des thèmes qui m’intéressent : les rapports entre le droit humanitaire et la guerre, le comportement des états dans les conflits, le trafic de drogue en Amérique latine, l’hypocrisie des états ; du coup je retrouve de trucs qui m’intéressent car la commande à l’origine était un peu institutionnelle.

Décembre 2012

(1) L’Audible : Pierre Carles a réalisé un sujet commandé par canal + sur les connivences entre médias et politique. Le principe de ce documentaire était d’aller à la rencontre de journalistes de premier plan pour filmer leur réaction face à une vidéo montrant une discussion entre François Léotard, alors ministre de la défense, et Etienne Mougeotte, alors directeur de la programmation de TF1. Cette discussion n’était pas censée être filmée, et la connivence entre les deux hommes était flagrante. La réaction des journalistes visionnant cette discussion oscillait entre gêne et agressivité. Ce documentaire, « pas vu à la télé », a finalement été refusé à la diffusion. Mais Pierre Carles, qui avait enregistré toutes les réactions révélatrices des journalistes, et filmé tous ses entretiens téléphoniques, a tout de même pu le finaliser avec ses propres moyens. Il a ainsi sorti un documentaire retraçant ses déboires intitulé « pas vu pas pris ». Diffusé dans un petit nombre de salles sans la moindre publicité, ce documentaire est aujourd'hui gratuitement visionnable sur internet.

(2) L'écriture de ce documentaire a été commandée par france télévision à l'époque. La chaîne a finalement changé d'avis une fois le projet proposé au motif qu'elle préférerait finalement un documentaire sur la croix rouge française et non internationale.

Filmographie  : ·

Frédéric Dard, 1996, Groupe Europe 1·

Sciences et secrets de l'Égypte ancienne, 1997. France 3.

Copié collé.Enquête sur le Plagiat, 1998 France 3

·Le Cartable de Big Brother, 1998, 52 min. France 3.

Cette mort dont je parlais. San-Antonio, 1999. La Cinquième.

Le mystère Kipling, 2000. France 3.

Revoir Gaveau, 2001. France 3

Lady died, 2002. France 5.

Autant en emportent les Haviland, 2003. France 3 Limousin Poitou Charente.

D’Eisenhower à Adenauer, 2005.

Edgar P. Jacobs : Blake ou Mortimer ? 2005. France 5.

Requiem for a princess, 2007. France 3 – RTBF – SBS-TV.

Diana et les fantômes de l’Alma, 2007. France 3 – RTBF – SBS-TV.

La double mort de Pierre Bérégovoy, 2008. France 3

La vie après la Shoah, 2009.

La Légende du juge Borrel, 2010. France 3.

Ils ne savaient pas ? Les Français et la Shoah, 2011.


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