Robert Badinter, un intellectuel errant en politique

par Sylvain Rakotoarison
vendredi 9 février 2024

« Avocat, Garde des Sceaux, homme de l’abolition de la peine de mort. Robert Badinter ne cessa jamais de plaider pour les Lumières. Il était une figure du siècle, une conscience républicaine, l’esprit français. » (Emmanuel Macron, le 9 février 2024 sur Twitter).

L'information est tombée ce vendredi matin, l'ancien Ministre de la Justice de François Mitterrand, qui était aussi l'un de ses avocats, Robert Badinter vient de s'éteindre dans la nuit du 8 au 9 février 2024 à Paris. Il allait avoir 96 ans dans quelques semaines (il est né le 30 mars 1928).

Grand bourgeois (d'autant plus riche que son épouse fait partie des premières centaines de fortunes de France) d'une famille originaire de Bessarabie par ses deux parents, passionné par l'histoire (il avait de la tendresse pour Louis XVI), Robert Badinter a toujours su qu'il n'incarnerait jamais l'homme du peuple que les responsables politiques tentent généralement d'incarner en sollicitant les suffrages de leurs contemporains. Robert Badinter était ailleurs, à la fois un intellectuel, un praticien et un acteur de loi. Il avait aussi une sorte de gravité qui a toujours été en lui, qui faisait qu'avec lui, pas vraiment de légèreté, tout était histoire, tout était drame. La raison, il faut certainement la chercher pendant la guerre où sa famille a été victime des camps de la mort (son père et son oncle en sont morts, il a failli lui-même être arrêté). Comme dans le cas de Simone Veil, comme prendre la vie avec légèreté quand, adolescent, on a connu l'horreur indicible ?

Il a confié plus tard qu'il s'était retrouvé avocat un peu par hasard. Praticien du droit, c'est la défense des prévenus convaincus de meurtres ou d'assassinats qui l'a rendu célèbre, une défense personnelle, comme chaque avocat doit l'assurer, mais aussi une défense philosophique qui a abouti à l'abolition de la peine de mort le 9 octobre 1981. Il faut préciser que François Mitterrand, qui était loin d'être convaincu par l'intérêt de l'abolition de la peine de mort, a mis une vingtaine d'années à se laisser convaincre par l'avocat, et il avait envisagé procéder à l'abolition par son ami Maurice Faure, qu'il avait nommé Garde des Sceaux en mai 1981. Ce dernier, radical dilettante, s'était aperçu que le Ministère de la Justice n'était pas de tout repos (il aimait la belle vie à Cahors), et y a renoncé après les élections législatives anticipées de juin 1981. C'est pour cette raison que Robert Badinter s'est retrouvé sur la scène politique, bombardé Place Vendôme avec cette mission historique d'abolir la peine de mort.

Comme François Mitterrand n'était jamais avare avec ses amis, Robert Badinter a été l'un des grands barons de la Mitterrandie, respecté par les socialistes, mais bien au-delà, par ceux qui, comme Jacques Chirac et Philippe Séguin, étaient partisans de l'abolition de la peine de mort. Ministre de la Justice du 23 juin 1981 au 18 février 1986, puis Président du Conseil Constitutionnel du 4 mars 1986 au 4 mars 1995 (son successeur fut l'autre avocat de François Mitterrand, celui tordu à la différence de Badinter droit, Roland Dumas), puis sénateur des Hauts-de-Seine de septembre 1995 à septembre 2011, seize ans de retraite parlementaire au Palais du Luxembourg près duquel il habitait et où il a pu continuer à faire passer ses idées, parfois de manière différentes que celles de ses camarades socialistes. Sur la burqa, par exemple, mais aussi sur la loi sur la parité voulue par Lionel Jospin, Robert Badinter la refusait pour des questions philosophiques (et il avait sans doute raison) : « Rien n’est plus précieux que l’universalité, qui traduit l’unité de l’espèce humaine, au-delà des différences, même sexuelles. », ou encore sur la remise en liberté de Maurice Papon pour raison d'âge, il disait en janvier 2001 : « Il y a un moment où l'humanité doit prévaloir sur le crime. ».

En 1991 et en 1992, Robert Badinter faisait partie de la liste des noms auxquels François Mitterrand avait pensé pour Matignon et pour finir tranquillement son second mandat. En 1995, après les disqualifications politiques de Michel Rocard et de Laurent Fabius, le PS avait songé à lui pour l'élection présidentielle de 1995, pas pour gagner, mais comme candidature de témoignage, laissant l'enjeu électoral principal dans le combat entre Jacques Chirac et Édouard Balladur. En 1995, lorsqu'il s'est présenté aux sénatoriales, bien que soutenu par les militants du PS, il s'est opposé à une liste menée par une sénatrice socialiste sortante, Françoise Seligmann (1919-2013), ancienne résistante et ancienne collaboratrice de Pierre Mendès France. Les féministes du PS avaient à l'époque protesté vivement contre ce parachutage machiste (Robert Badinter habitait à Paris). Françoise Gaspard (ancien maire de Dreux) et Yvette Roudy (ancienne ministre) s'étaient présentées sur la liste de Françoise Seligmann pour la soutenir. Pendant toutes ces années au Sénat, "Le Monde" le décrit ainsi : « La silhouette est toujours mince. Le regard aussi pénétrant sous les sourcils broussailleux. La voix non plus n’a guère changé, tour à tour persuasive ou impérieuse. ».

Dans leur long article nécrologique publié dans "Le Monde" ce 9 février 2024, les journalistes Bertrand Le Gendre et Franck Johannès commençaient ainsi, donnant un peu l'atmosphère autour de l'ancien sénateur : « Le commandeur est mort. Le vieux monsieur, longue silhouette émaciée par les années qu’un reste de vent menaçait toujours d’emporter, a longtemps marché à pas lents, entre deux colloques, dans les allées de son cher jardin du Luxembourg, qui s’ouvrait sous les fenêtres de son bel appartement de la rue Guynemer. Il y faisait une courte pause pour acheter un bout de réglisse dont il était fort gourmand et qu’on lui servait avec respect. L’austère Robert Badinter, tout cuirassé par le droit et une haute idée de sa mission, s’était adouci avec l’âge, noyé dans des souvenirs et des lectures innombrables, marchant dans les pas de ses ombres familières, Condorcet et Fabre d’Églantine, à deux pas de ce Sénat où il a siégé et dont il connaissait tous les détours, au point que c’était à se demander s’il n’avait pas jadis siégé à la Convention. ».



Sa disparition entraîne de nombreuses réactions d'émotion et d'admiration pour cet homme qui a su ne jamais transiger entre sa conscience et ses convictions, d'une part, et les situations politiques qui pouvaient amener à modifier les points de vue, d'autre part. Il était cependant pragmatique et s'il soutenait Emmanuel Macron, c'était parce qu'il considérait que la réforme des retraites était nécessaire pour équilibrer les comptes publics et il a même copublié en juin 2015 une étude en faveur de la réforme du code du travail, soutenue par le patronat. Mais il n'avait quasiment jamais transigé sur les valeurs républicaines, ce qui pouvait le mettre en porte-à-faux avec le parti socialiste sur des points sensibles, comme celui de la laïcité (lui, le « républicain, laïc et Juif »). J'écris "quasiment" car il a eu à plusieurs reprises au Conseil Constitutionnel des cas de conscience qui l'ont fait transiger quand même (révélés en 2019).


Avec Jacques Delors il y a un peu plus d'un mois, c'est une autre conscience politique qui vient de partir. Jacques Delors était la conscience européenne, celle d'une Europe réunifiée, rassemblée et efficace, tandis que Robert Badinter restera dans les livres d'histoire comme la conscience morale de la République, celle de la Justice, celle qui a enfin aboli la peine de mort, malgré la pression de différents groupes adeptes à l'esprit de vengeance et face à une "opinion publique" jamais vraiment au clair entre ses libertés et sa sécurité.

Beaucoup de choses seront encore dites sur Robert Badinter, érudit également passionné de théâtre, qui est intervenu dans de nombreux domaines intellectuels et culturels, sans compter son expertise professionnelle dont la réputation dépassait bien largement les frontières européennes (il avait été invité, par exemple, par Mikhaïl Gorbatchev à imaginer une nouvelle Constitution pour l'URSS). Je souhaite ici revenir sur sa position sur l'euthanasie, qui ne plairait certainement pas à beaucoup de monde mais que j'approuve pleinement.

Le 16 septembre 2008, en raison de son expertise juridique, Robert Badinter avait été auditionné par Jean Leonetti pour faire l'évaluation de sa loi, celle du 22 avril 2005 sur la fin de vie. Robert Badinter considérait que cette loi (complétée par la suite par la loi Claeys-Leonetti du 2 février 2016) était « satisfaisante » et préservait l'équilibre entre deux injonctions paradoxales. En particulier, il considérait que « le droit à la vie est le premier des droits de l'homme ». C'était même « le fondement contemporain de l'abolition de la peine de mort ». Il ne souhaitait pas introduire dans la législation française une éventuelle exception d'euthanasie. Il rappelait que le droit pénal n'a « pas seulement une fonction répressive mais aussi une fonction expressive », à savoir qu'il traduit « les valeurs d'une société ». Pour lui, au lieu de légiférer, la justice peut se prononcer pour dire s'il y a abus ou pas dans l'accompagnement d'une fin de vie. Il martelait : « Personne ne peut disposer de la vie d'autrui. », rejetant l'idée d'un comité d'experts qui se prononcerait sur l'opportunité d'une exception d'euthanasie pour un cas donné : « Je ne conçois pas qu'un comité, aussi honorable soit-il, puisse délivrer une autorisation de tuer. ».

Le Président de la République, en visite à l'École nationale de la magistrature à Bordeaux, a annoncé qu'un hommage national serait rendu dans les jours prochains à Robert Badinter. Toute la classe politique est en tout cas en train de lui rendre hommage.

Ainsi, son lointain successeur au Conseil Constitutionnel, Laurent Fabius a évoqué son amitié de cinquante ans à l'AFP : « Robert Badinter était non seulement un juriste hors pair mais un juste entre les justes. Conciliant la sagesse à la passion, il a, dans toutes les fonctions qu’il a exercées, dans toutes les causes qu’il a plaidées, fait progresser le droit et l’humanisme au plan national et international. ». Jean-Luc Mélenchon a exprimé son émotion sur Twitter : « En siégeant à ses côtés au Sénat, j’ai tellement admiré Robert Badinter ! C’était un orateur qui faisait vivre ses mots comme des poésies. Il raisonnait en parlant et sa force de conviction était alors sans pareille. Peu importe les désaccords. Je n’ai jamais croisé un autre être de cette nature. Il était tout simplement lumineux. ». François Hollande sur RTL : « Nous parlions récemment de l’Ukraine ou de la Palestine. Il pensait que le droit peut l’emporter sur la force (…). C’était un homme qui ne désertait aucun combat et qui pensait toujours que le droit, la diplomatie, le dialogue pouvaient l’emporter sur la force. ». À droite aussi, on l'admirait, à l'image de Bruno Retailleau sur Twitter : « Un talent, une culture et une intelligence mises toutes entières au service de convictions inébranlables. », ou encore François-Xavier Bellamy : « Par les combats de sa vie, Robert Badinter aura montré que la politique trouve sa noblesse, non dans l’opportunisme qui suit les vents dominants de l’opinion, mais dans l’exigence de justice qui, souvent à contre-courant, s’efforce de convaincre un peuple. ».

Si Dieu existait, qu'aimerait-il l'entendre lui dire après sa mort ? Robert Badinter a répondu simplement, à cette question générique à la fin de l'émission de Bernard Pivot, "Bouillon de culture", le13 octobre 1995 sur France 2 : « Tu as fait ce que tu as pu : entre ! ». Entre ! De là à penser au Panthéon...


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (09 février 2024)
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L’affaire Patrick Henry.
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