A l’attention des partisans de la censure : Quelques remarques générales sur la liberté d’expression

par Louis Maréchal
mardi 6 mai 2014

Ce dimanche matin à Bruxelles, la tenue du « Congrès de la dissidence » se voyait interdire pour « risques de troubles à l’ordre public ». Cette interdiction, confirmée plus tard dans la journée par le Conseil d’Etat, n’est pas une pratique neuve. En effet, le motif de « troubles à l’ordre public » est régulièrement invoqué, par exemple, lors de l’interdiction de spectacles de Dieudonné. Dès lors, il convient d’éviter les faux débats du type « Pour ou contre Laurent Louis ». Il me semble plus judicieux de rappeler quelques principes de base concernant la liberté d’expression en général (et donc également d’application dans ce cas particulier).

Avant d’entrer dans le vif du sujet, je voudrais commencer par m’adresser à ceux qui croient au bien-fondé du motif de « troubles à l’ordre public ». Tout d’abord, peuvent-ils citer une représentation de Dieudonné, pour prendre cet exemple, dans lequel des spectateurs auraient créé des troubles à l’ordre public en s’en prenant, disons, à des manifestants anti-Dieudonné ? Il n’y en a aucune. Ensuite, même si l’on supposait que ces troubles soient réels, il faudrait remarquer plusieurs choses. Premièrement, lorsqu’on interdit la tenue d’une réunion quelques heures avant le début de celle-ci, des spectateurs sont déjà présents sur place. Dès lors, l’interdiction n’enlève en aucun cas les risques d’affrontements réels ou supposés. Ensuite, ce motif est utilisé de manière sélective et a donc une dimension politique et subjective. Ainsi, pour prendre un exemple théorique, on ne verrait jamais une manifestation contre l’antisémitisme interdite parce que des antisémites menaceraient d’y effectuer une action violente. Sans pratiquer le deux poids deux mesures, il semble donc plus intelligent d’assurer la sécurité des manifestants (dans les deux cas) plutôt que de céder à des menaces. En effet, le fait de généraliser l’interdiction à tout événement sujet à des menaces de troubles mènerait inévitablement à interdire toutes formes de revendications qui font polémique (par exemple, manifestations pour le mariage pour tous, l’immigration etc.)

Par conséquent, cette utilisation sélective de la menace de « troubles à l’ordre public » cache en réalité un déni de liberté d’expression, à propos de laquelle voici quelques remarques.

1. Bien qu’ils ne soient pas les seuls à se montrer favorables à la censure, le raisonnement des gens avec une sensibilité de gauche est particulièrement représentatif d’une certaine bien-pensance. En effet, un argument que l’on rencontre souvent consiste à dire : « je défends la liberté d’expression de tout le monde MAIS dans ce cas-ci, les idées du personnage sont tellement immondes que je ne vois pas pourquoi il faudrait le défendre. » Le problème de ce type de raisonnement réside dans un mot : « MAIS » (et également dans le mot « le défendre », cf. point 2). En effet, ce mot pose la question des limites qu’on va fixer à l’expression d’idées abstraites. Celles-ci seront nécessairement arbitraires et subjectives : qui sera chargé de fixer les idées acceptables ou non ? Il est fort à parier que c’est l’idéologie dominante qui fixera ces limites, et dès lors, qu’on tombera dans la « pente glissante » du politiquement correct. A terme, toute opinion déviant de l’idéologie dominante sera considérée comme non-acceptable. Pour cette raison, prétendre que l’on défend la liberté d’expression de ceux pour qui elle n’est pas menacée et appeler à l’interdiction de ceux pour qui elle est menacée revient à adopter une posture intellectuelle confortable d’autosatisfaction. Ainsi, par exemple, défendre la liberté d’expression de BHL n’aurait pas beaucoup de sens. Comme l’explique d’ailleurs l’intellectuel d’extrême droite (sic) Noam Chomsky, « Goebbels était en faveur de la liberté d’expression pour les opinions qu’il aimait. Même chose pour Staline. Si vous êtes en faveur de la liberté d’expression, cela veut dire que vous êtes pour la liberté d’expression précisément pour les opinions que vous méprisez. »[1]

2. Chose plus inquiétante, dans l’idéologie dominante, la distinction entre le fait de défendre le droit d’une personne à s’exprimer et le fait de défendre les idées de cette personne semble avoir disparu. Si l’on s’en réfère à la citation précédente de Noam Chomsky, ce raisonnement semble absurde. Il a cependant des conséquences : les gens qui défendent la liberté d’expression à contre-courant, c’est-à-dire là où elle est menacée, sont immédiatement taxés de fascistes, d’extrême droite etc. Avec un raisonnement de la sorte, par exemple, toute personne s’opposant à la Loi Gayssot serait un négationniste et par association un antisémite[2]. A l’inverse, par un tour de passe-passe, les partisans de la censure deviennent les défenseurs des droits de l’homme, de la démocratie etc. Les adeptes de ce raisonnement devraient peut-être méditer cette parole, faussement attribuée à Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire. »

3. Ce à quoi les partisans de ces interdictions devraient également réfléchir, c’est que, si pour l’instant, la censure s’applique à leurs ennemis, elle pourrait demain s’appliquer à eux. C’est là le problème du raisonnement qui veut, en forçant un peu le trait, que tous les coups soient permis contre l’adversaire. Imaginons maintenant que demain, le pouvoir (au sens de l’idéologie dominante) change de mains. Il est fort à parier que ce pouvoir utiliserait les mêmes méthodes contre les personnes qui, aujourd’hui appellent à la censure ! En effet, à long terme, la censure n’est bonne pour personne, quelles que soient nos convictions politiques. Elle fait des victimes à gauche comme à droite, et en se propageant, elle englobe de plus en plus d’idées non-conventionnelles. Dans ce sens, la censure d’idées « nauséabondes » n’est pas meilleure que la censure d’idée « acceptables ».

4. Ensuite, admettons que l’on veuille lutter (comme le prétendent les adeptes de la censure) contre les idées que l’on considère comme nauséabondes. La première des remarques est que le fait d’interdire à quelqu’un de s’exprimer va généralement le renforcer dans ses idées. Prenons un exemple théorique : on fait interdire une salle à une personne qui cultive une haine des Congolais. Il est fort probable que le raisonnement de cette personne va se radicaliser, prétendant par exemple que les Congolais ont tous les droits, dont celui de me faire interdire, donc ils contrôlent la politique etc. Ceux qui pensent que cette personne va, au contraire, déménager au Congo feraient mieux de réviser leurs leçons de logique. Le pire, selon la technique de la censure, est que cette opinion radicalisée ne pourra pas être sujette à un débat contradictoire, puisque celui-ci est de facto empêché par l’interdiction de s’exprimer. Il s’agit donc d’imposer une opinion à quelqu’un qui ne la partage pas tout en l’empêchant de se défendre, méthode somme toute assez peu pédagogique.

5. Concernant les références constantes à la Seconde Guerre Mondiale faites pour justifier la censure, je ferai remarquer plusieurs choses. D’abord comparer Dieudonné ou Soral à Hitler relève purement et simplement de la malhonnêteté intellectuelle (voire, pourrait-on dire, du négationnisme si l’on se voulait taquin !). Ensuite, comme le fait remarquer Jean Bricmont, « l’accusation d’antisémitisme ne marche que parce qu’on vit dans un monde qui n’est pas antisémite ».[3] En effet, des personnages dont l’antisémitisme ne fait aucun doute tels qu’Hitler, Drumont etc. n’ont jamais caché leur antisémitisme, et celui-ci dérangeait somme toute assez peu. Au contraire, aujourd’hui, l’antisémitisme n’est plus toléré dans la société, à en juger par exemple par les accusations d’antisémitisme, par ailleurs abusives, qui foisonnent concernant des gens comme Siné, Mermet etc. Quoi que l’on pense de lui, il semble donc peu probable que, dans la conjoncture actuelle, Laurent Louis rétablisse le Parti unique et la solution finale…

6. Mais c’est pourtant bien le fait que Laurent Louis ou Dieudonné auraient comme agenda caché le fascisme, qui légitime l’interdiction a priori, selon laquelle « mieux vaut prévenir que guérir ». Le problème de ce type d’interdictions, en plus d’être purement arbitraires, est de rétablir le délit d’opinion. Prenons par exemple le « Congrès de la Dissidence ». Selon ses organisateurs, il n’avait pas pour sujet « l’antisémitisme » (comme cela fut matraqué par les médias mainstream), mais bien la « liberté d’expression ». Dès lors, l’argument des partisans de la censure consiste à dire qu’« il y aurait sans doute eu des débordements antisémites etc. ». Mais comment peut-on savoir ce qui se serait dit à ce fameux Congrès, alors que celui-ci n’a pas eu lieu ? Même chose pour Dieudonné : en 2012, son spectacle à Bruxelles fut interrompu par la police, et ce avant qu’il n’y ait eu enquête sur son contenu. L’enquête, qui eut lieu par la suite, détermina que le spectacle n’était pas condamnable, alors que l’interdiction, elle, avait déjà eu lieu.[4] Par conséquent, en censurant quelqu’un avant qu’il n’ait pu s’exprimer, on censure son opinion. Les antifascistes prônant cette option devraient s’interroger sur le degré de « démocratie » des régimes qui utilisent de telles méthodes contre leurs opposants…

Pour conclure, je voudrais donner un conseil aux partisans de la censure : pourquoi ne demandez-vous pas directement à mettre en prison tous les gens qui n’ont pas des opinions acceptables ? Au moins, le doute serait levé : plutôt que d’appeler hypocritement aux « troubles à l’ordre public » on saurait qu’aujourd’hui, en France ou en Belgique, le seul fait d’avoir une opinion intolérable pour l’idéologie dominante est un délit.


[1] http://www.quotes.net/mquote/59363

[2] Il serait intéressant de le faire remarquer aux signataires juifs des pétitions contre la Loi Gayssot.

[3] http://www.dailymotion.com/video/xb65xq_jean-bricmont-de-la-gauche-morale_news

[4] http://www.7sur7.be/7s7/fr/1527/People/article/detail/1736218/2013/11/06/La-justice-bruxelloise-abandonne-les-poursuites-contre-Dieudonne.dhtml

 


Lire l'article complet, et les commentaires