Affaire Dieudonné : la faute du politique et du judiciaire

par Patrice Lemitre
vendredi 10 janvier 2014

J'avais déjà été surpris, et peiné que le ministre de l'intérieur, Manuel Valls, pense possible d'interdire par avance un spectacle dans lequel des propos antisémites pourraient-être tenus. C'est en effet contraire à toute notre tradition judiciaire, tradition qu'un certain Léon Blum avait fortement contribué à créer, en défendant le droit d'expression des anarchistes, qu'il n'aimait pas et qui assassinaient des gens. Je le rappelle au passage à tous mes amis de gauche qui ne vont pas tarder à me sauter à la gorge pour ce que je vais dire...

Surpris, car Manuel Valls, n'a pas l'habitude de faire de telles concessions à la gauche morale ; peiné car, pensais-je, il ne pourrait que subir une grave défaite judiciaire. C'est bien d'ailleurs ce qui s'est passé dans un premier temps. La juridiction administrative, comme attendu, a débouté ceux qui voulaient interdire le spectacle prévu au Zénith de Nantes. Manuel Valls était perdant sur toute la ligne : non seulement Dieudonné bénéficiait gratuitement d'une publicité considérable, mais il pouvait en plus donner son spectacle. Mais où était donc passé son flair politique ?

Il aurait dû en rester là, rentrer la tête dans les épaules et se demander comment il avait pu se fourvoyer dans cette galère. Malheureusement, il a demandé au Conseil d'Etat de statuer en référé sur une demande d'annulation de la décision du tribunal administratif. Et c'est là que, je crois, une faute bien plus grave a été commise ! J'ai bien peur en effet qu'on s'apercoive, une fois l'émotion retombée, que la plus haute juridiction administrative de France s'est affaiblie en prenant cette décision. Pourquoi ?

Premièrement, l'institution a porté un coup terrible à son image d'indépendance en se comportant aux yeux de tous, comme un supplétif du pouvoir exécutif. On ne viole pas impunément en France la sacro-sainte séparation des pouvoirs. Qui peut croire en effet que cette décision n'est pas politique ? Il faut habituellement 5 ans au Conseil d'Etat pour traiter un litige quelconque. Or, il a pris,hier, la décision la plus rapide de toute son histoire. Il est difficile d'imaginer que ce n'était pas pour voler au secours de Manuel Valls. Et même que le coup n'avait pas été prévu à l'avance !

Deuxièmement, elle risque d'avoir, dans l'avenir, des répercussion imprévues. Cette décision, est non seulement manifestement contraire aux fondements du droit français mais aussi, d'une certaine façon, aux fondements de la liberté démocratique. Pour la première fois depuis très longtemps, une personne sera sanctionnée pour des propos qu'elle aurait pu éventuellement tenir. Bien sûr nous savons très bien que de tels propos aurait probablement été prononcés. Mais le danger provient de la dérive qui peut en résulter. Que deviendra notre démocratie, s'il suffit de supposer que des propos non-conformes pourraient être tenus pour, à l'avenir, interdire un meeting, par exemple ? La Ligue des Droits de l'Homme a d'ailleurs immédiatement réagit en condamnant la décision du Conseil d'Etat. Un signal qu'on ne devrait pas négliger.

Troisièmement, le Conseil d'Etat, plus haute juridiction de France, a tout de même quelque peu piétiné les droits de la défense. L'avocat de Dieudonné n'a même pas eu de temps de dépêcher son avocat à Paris et il n'a été défendu que par un avocat commis d'office. Je n'aime pas du tout ce soit-disant humoriste, mais il avait quand même le droit de se défendre ! D'ailleurs, Dieudonné à saisi la cours européenne de justice et il est très probable que la France soit condamnée.

Quatrièmement, et ce n'est pas le moins important, l'objectif poursuivi, la mise hors d'état de nuire de Dieudonné ne sera pas atteint. Bien au contraire. Quelle incroyable publicité lui a été faites, avec cette affaire ! Si seulement ça l'empêchait de s'exprimer. Mais non. Ses vidéos postées sur You Tube, seront visionnées des centaines de milliers de fois. Qu'on le veuille ou pas, il donnera des spectacles ailleurs, qui ne seront pas annulés, ceux-là, et qui feront le plein, soyons en sûr. Tout aura été fait pour cela.

Beaucoup, en toute bonne foi, se réjouissent de la décision du Conseil d'Etat. Bien fait pour sa gueule, à Dieudonné ! Ils ne l'aiment pas et moi non plus. Mais la question n'est pas là. Le problème est que la décision prise par le Conseil d'Etat et par le Politique risque d'avoir des effets plus graves que le danger que l'on prétendait écarter. Une fois de plus, force est de constater que la fin ne justifie pas tous les moyens.

Il reste tout de même encore un espoir d'atténuer les effets de cette affaire. Un seul juge du Conseil d'Etat a statué en référé sur l'affaire Dieudonné. Les magistrats seront amenés, collégialement, à se prononcer sur le fond. J'espère qu'ils oseront se déjuger... et refermer ainsi la boîte de Pandore, imprudemment ouverte.


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