Alain Juppé, le colosse aux pieds d’argile ?

par Sylvain Rakotoarison
mardi 22 novembre 2016

« Ce qui m’importe, ce n’est pas la popularité à tout prix, mais ce lien singulier, fondé sur l’estime et la confiance, que j’ai établi par exemple avec les Bordelais. C’est ce lien si précieux que je veux tisser avec les Français. (…) C’est un projet ambitieux que je vous propose. Son but est de permettre à la France, aux Français, de relever la tête et de jouer toutes nos cartes dans un environnement difficile mais qui n’est en rien insurmontable. Ce projet, je veux pleinement l’incarner. » ("De vous à moi, le bonheur d’être Français", septembre 2016).



La campagne du second tour de la "primaire de la droite et du centre" risque de ne pas être un long fleuve tranquille. Rescapé du premier tour, Alain Juppé, pourtant favori des sondages pendant deux ans jusqu’à il y a une semaine, a senti passer le vent du renouveau. Le soulagement de l’élimination de Nicolas Sarkozy au premier tour ne garantit pas un duel serein et rassembleur.

La percée exceptionnelle de François Fillon, historiquement exceptionnelle, a fait l’effet d’un tremblement de terre. Pourtant François Fillon, qui n’utilise pas beaucoup d’artifice dans ses effets de campagne, n’a jamais caché depuis 2012 à la fois son ambition et sa détermination au point d’avoir créé un groupe UMP dissident à l’Assemblée Nationale en novembre et décembre 2012 pour s’opposer à Jean-François Copé. C’est d’ailleurs logique que les principaux soutiens de Nicolas Sarkozy pour le premier tour de cette primaire, François Baroin, Éric Ciotti, Christian Estrosi, Laurent Wauquiez, Éric Woerth, etc. ont rejoint François Fillon pour le second tour puisqu’ils se trouvaient déjà à ses côtés à l’époque de la bataille de l’UMP en 2012.

Avant de partir de la compétition, Nicolas Sarkozy s’est amusé à faire demander à Alain Juppé de renoncer au second tour de la primaire pour laisser la victoire à François Fillon, mais cela aurait été voler la victoire à celui qui sera choisi au second tour. Même François Fillon a intérêt à continuer jusqu’au bout car sans cela, il resterait toujours des doutes qui mineraient sa légitimité.

Le monde médiatique n’en finit pas de retomber dans ses travers puisque dès le lundi 21 novembre 2016, la plupart des commentateurs considéraient que François Fillon avait déjà gagné le second tour. C’est vrai qu’il est le grand favori et qu’il a un grand avantage, celui de la dynamique, la dynamique du premier tour (il a une avance notable sur Alain Juppé) et la dynamique des soutiens avec le ralliement de Nicolas Sarkozy. Pourtant, et c’est ce qu’espèrent les partisans d’Alain Juppé, le second tour pourrait aussi être une nouvelle surprise.

Au contraire de Nicolas Sarkozy, les deux candidats du second tour ont des personnalités qui ne sont pas susceptibles d’exacerber les passions, positives ou négatives, et leur CV est assez équivalent. Les deux hommes ont connu les fonctions ministérielles au plus haut niveau (Matignon), ont eu une carrière politique longue et si Alain Juppé a presque dix ans de plus que François Fillon, ce dernier est entré dans la vie parlementaire cinq ans avant lui et a donc plus d’ancienneté.

Globalement, seul l’âge est leur réelle différence de CV. À pondérer avec l’état de santé. Une sciatique peut par exemple paralyser des négociations au plus haut niveau (même si Michel Rocard avait raconté qu’au contraire, ses coliques néphrétiques avaient encouragé la signature des accords de Matignon pour pacifier la Nouvelle-Calédonie en 1988). Il reste donc les programmes.



Alain Juppé, en homme politique chevronné, a voulu réagir dès le lendemain du premier tour pour porter l’offensive contre son concurrent François Fillon. Comme l’ont montré les premières interventions le 21 novembre 2016 de deux de ses principaux soutiens, Valérie Pécresse et de Jean-Pierre Raffarin, l’offensive est double.

Elle porte d’abord sur le programme de François Fillon. Là aussi, avec deux axes d’accusation. L’axe économique : son programme est néo-thatchérien. L’axe sociétal : son programme est ringard et renvoie aux années 1950 (uniforme des écoliers, remise en question des lois sociétales, etc.).

Elle porte ensuite sur la stratégie du parti "Les Républicains" pour l’élection présidentielle de 2017 : Alain Juppé serait le plus apte à rassembler les électeurs à la fois face à la gauche sortante qui a dévasté le pays pendant cinq ans et face à Marine Le Pen.


Le rassemblement

Prenons le second argument avant de revenir au premier. Alain Juppé est-il le plus apte à rassembler ? Rien n’est sûr, en fait.

Cet argument se base essentiellement sur les sondages, or, on vient justement de voir que les sondages ne sont pas capables de prédire des mouvements électoraux très rapides car le corps électoral est lui-même très fluide.

Emmanuel Macron pourrait très bien reprendre l’électorat d’Alain Juppé et l’empêcher d’atteindre le second tour. Le raisonnement contraire peut tenir aussi : la candidature d’Alain Juppé empêcherait l’arrivée au second tour d’Emmanuel Macron. En fait, personne n’en sait rien et les sondages, qui, lus correctement (avec leur intervalle d’incertitude), ne sont que des photos : une campagne présidentielle, c’est un film, ça bouge, c’est dynamique.

Autre réflexion sur le sujet : si Alain Juppé n’est capable de rassembler que 28% d’un électorat "de la droite et du centre", pourquoi serait-il plus capable de rassembler l’ensemble du corps électoral au premier tour en 2017 que François Fillon qui a rassemblée déjà 44% à la primaire ?

D’ailleurs, on pourrait considérer que si Marine Le Pen atteignait le second tour en 2017 (rien n’est pourtant sûr), le candidat qui serait face à elle serait le meilleur du premier tour hors FN. Or, les campagnes du premier tour sont comme les campagnes des primaires ouvertes : il s’agit de rassembler son camp derrière soi et pas de faire rejoindre des électeurs du camp opposé.


Donc, l’argumentation des juppéistes se tient dans une optique de second tour : Alain Juppé aura probablement plus de facilité à demander à des électeurs de gauche de voter pour lui contre Marine Le Pen au second tour. Mais elle ne tient pas pour le premier tour : les électeurs de gauche ne vont probablement pas voter pour lui dès le premier tour car l’offre politique sera plus large qu’un simple affrontement dualiste. Or, pour le premier tour, rien ne dit qu’une candidature d’Alain Juppé soit plus rassembleuse que celle de François Fillon.


Le programme

Je reviens à l’argumentation sur le programme. Je pense que c’est une erreur tactique de miser sur celle-ci. Je m’explique : la plupart des électeurs qui ont voté le 20 novembre 2016 pour François Fillon n’ont pas lu le programme de François Fillon. Comme, du reste, les électeurs des autres candidats. Le programme rentre très peu dans l’acte de voter. Il est évidemment important, il peut pourrir un quinquennat, mais on voit bien qu’il n’est pas le critère essentiel du vote. Une étude avait été faite d’ailleurs sur les recherches sur Internet des programmes, et c’est le programme de François Fillon qui avait été le moins recherché. Il est pourtant arrivé largement en tête.

Alors, certes, les juppéistes disent : c’est justement parce que ses électeurs ne connaissent pas son programme qu’ils ont pu voter pour François Fillon. Oui, mais les fillonistes disent de leur côté que si les juppéistes pilonnent un peu trop leur programme pendant une semaine, l’unité du parti LR risque d’être difficile à faire renaître : en effet, le soir du 27 novembre 2016, juppéistes et fillonistes devront bien se rejoindre derrière le candidat qui sera élu. Comme l’ont fait les sarkozystes au soir du premier tour, très sportivement, en rejoignant François Fillon.

D’ailleurs, l’argumentation peut se retourner contre Alain Juppé puisque les fillonistes en profitent maintenant pour dire que le programme d’Alain Juppé est flou, mou, sans consistance et sans détermination. On voit bien qu’en polarisant sur les programmes, le retour à l’unité sera beaucoup plus dur : comment un juppéiste qui parlent de thatchérisme pour le programme de François Fillon pourra-t-il le défendre dans une semaine sans perte de crédibilité ? Et réciproquement, comment un filloniste qui parle de mollesse pourra-t-il soutenir Alain Juppé dans une semaine ?



En gros, s’attaquer aux programmes, de manière assez brutale, c’est renforcer la machine à perdre de la droite qu’elle connaît très bien. Rappelons-le : le combat présidentiel ne se limite pas à Fillon vs Juppé mais s’étend aussi à la gauche et à l’extrême droite. Dès le 21 novembre 2016, la garde rapprochée gouvernementale, Manuel Valls, Jean-Marie Le Guen, Jean-Christophe Cambadélis, etc., ont rapidement pris le relais des juppéistes sur le thatchérisme de François Fillon : comment Alain Juppé pourra-t-il ensuite soutenir François Fillon, alors qu’il a donné les meilleurs arguments à leurs adversaires politiques communs ? C’est le problème du principe de la primaire ouverte : s’opposer, mais pas trop !

Enfin, l’argumentation sur la "radicalité" du programme de François Fillon (qui revendique lui-même cet aspect "radical") est contre-productive pour Alain Juppé. En effet, l’électorat de la primaire LR n’est visiblement pas l’électorat populaire, ouvrier, etc., mais plutôt celui des beaux quartiers, aisés, proche du patronat et des petits entrepreneurs. Ce cœur de cible, au contraire, est ravi de la "radicalité" de François Fillon et souhaite avant tout réduire la voilure de l’État et être "libéré" du carcan bureaucratique qui inhiberait les initiatives économiques. En insistant sur le risque de choc thatchériste, Alain Juppé, sans le vouloir, creuse sa propre tombe du second tour de la primaire.


La méthode

À mon sens, un seul argument pourrait porter dans la campagne d’Alain Juppé et il serait d’ailleurs porté avec beaucoup de crédibilité par Alain Juppé justement. Dans l’électorat LR, personne ne remet en cause la nécessité de faire des réformes en profondeur du fonctionnement de l’État et d’ailleurs, le débat entre François Fillon et Alain Juppé s’arrête surtout sur l’ampleur de ces réformes.

Ce n’est donc pas le principe des réformes qui devrait faire débat. Après tout, même le Président François Hollande a fait des réformes économiques, plus radicales que tous les gouvernements qui l’ont précédé, et même si elles sont mineures et très mal servies, ces réformes vont, pour certaines, dans le bon sens (pas toutes, trois fois hélas !).

Le problème en France, depuis au moins vingt-cinq ans, ce n’est pas le principe des réformes, car les Français sont prêts à faire des sacrifices s’ils comprennent que c’est nécessaire pour leur survie ou la survie de leur modèle social. En revanche, aucun gouvernement, jusqu’à maintenant, n’a réussi dans la manière de réaliser ces réformes, personne n’a réussi à pratiquer une méthode qui permette à ces réformes de réussir. Rappelons les très nombreuses réformes avortées : le CIP d’Édouard Balladur en 1994, le plan Juppé en décembre 1995, le CPE de Dominique de Villepin en 2006, la loi Macron réduite à peau de chagrin en 2015, la loi El-Khomri réduite à peau de chagrin en 2016, etc.

À part des réformettes sur les retraites (les deux réalisées par François Fillon d’ailleurs, en 2003 et 2010), aucune grande réforme n’a réellement pu passer en France depuis le début des années 1990, par peur de trop cliver l’électorat, et pourtant, cela n’a pas empêché chaque majoritaire parlementaire sortante depuis 1978 d’être battue par l’opposition, sauf en juin 2007 (tant qu’à être battu, autant faire quand même les réformes, aurait-on pu se dire).



Et cette argumentation de la méthode pourrait vraiment aider Alain Juppé car elle rappellerait déjà que les deux candidats sont d’accord pour réaliser des réformes profondes dont la France a besoin. Ainsi le clivage serait tout autre : d’un côté, un homme rassembleur, qui veut aller doucement dans les réformes en profondeur, pour accompagner au mieux le corps social et ne pas le prendre à rebrousse-poil ; de l’autre, un homme qui a renoncé aux méthodes douces et qui pense qu’il faut y aller franco, quitte à avoir un affrontement brutal avec les syndicats, et avec d’autres corps intermédiaires.

Alain Juppé a de la crédibilité dans la méthode car il sait ce qu’est la méthode forte et brutale : il l’a lui-même expérimentée en novembre 1995. Cela a conduit non seulement à l’échec électoral (1er juin 1997) mais aussi à l’échec des réformes voulues. La méthode brutale ne peut en aucun cas aboutir, l’histoire l’a démontré et l’évolution des esprits, une meilleure information plus diversifiée et les réseaux sociaux, le besoin de démarches plus participatives, renforcent l’idée que la brutalité ne peut conduire qu’au désastre, à la paralysie, et à l’échec des réformes (et probablement à l’arrivée du Front national au pouvoir la fois d’après s’il n’est pas arrivé avant).

La méthode des réformes est plus importante que les réformes elles-mêmes. Elle sera au cœur des enjeux de l’élection présidentielle de 2017. Les enquêtes d’opinion montrent bien que les Français ne sont pas forcément hostiles au changement mais ils ont besoin d’y être clairement associés. L’échec de François Hollande, c’est d’avoir été élu par les électeurs de Jean-Luc Mélenchon, d’avoir refusé une alliance avec le courant que représentait François Bayrou et de faire des réformes que Nicolas Sarkozy n’aurait jamais osé entreprendre entre 2007 et 2012.

Cette dichotomie entre ce qu’il dit et ce qu’il fait est la source de son échec total. On ne peut plus tromper les Français et c’est pour cela que les programmes des candidats de la primaire LR sont assez forts : il faut que les candidats disent clairement à leurs électeurs ce qu’ils comptent faire réellement une fois élus. Mais à condition de rester dans l’intérêt général, et donc, d’accompagner les réformes d’une méthode qui associerait, pas seulement au moment de l’élection, l’ensemble des citoyens.

« De ce monde nouveau, la France n’a pas à avoir peur ! Toute l’Histoire de notre pays le montre : nous n’avons jamais eu peur des idées nouvelles, nous les avons trouvées ! Nous n’avons jamais craint les révolutions, nous les avons faites ! Nous n’avons jamais tourné le dos aux nouveaux mondes, nous les avons découverts et défrichés ! » (Alain Juppé, "De vous à moi, le bonheur d’être Français", septembre 2016).


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (22 novembre 2016)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Le programme d’Alain Juppé.
Alain Juppé peut-il encore gagner ?
Alain Juppé et le terrorisme.
L’envie d’Alain Juppé.
Alain Juppé, la solution pour 2017 ?
En débat avec François Hollande.
Au Sénat ?
Virginie Calmels.
Premier tour de la primaire LR du 20 novembre 2016.
Tout savoir pour participer à la primaire LR (bureaux de vote, charte, guide électoral).
Sondage OpinionWay pour Atlantico publié le 16 novembre 2016 (à télécharger).
Troisième débat de la primaire LR 2016 (17 novembre 2016).
Deuxième débat de la primaire LR 2016 (3 novembre 2016).
Premier débat de la primaire LR 2016 (13 octobre 2016).
Nicolas Sarkozy.
François Fillon.
Nathalie Kosciusko-Morizet.
Jean-François Copé.
Jean-Frédéric Poisson.
Bruno Le Maire.
L’élection présidentielle 2017.


 


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