Allez hop ! Passez-moi le micro... !

par Pierre JC Allard
jeudi 10 mai 2007

Il se passe quelque chose dans la société : on commence à passer le micro... Il y a quelques années, j’avais souligné qu’on ne pouvait espérer que se développe une société vraiment démocratique, puisqu’il était impossible, pour qui que ce soit, de faire connaître une idée différente..

Comment avoir un impact sur le modèle politique et donc sur la structure sociale, si tout ce qui est novateur ne peut être que chuchoté de bouche de bouche, ne pouvant être diffusé que par le canal étroit de quelques journalistes, au service d’une poignée de journaux inféodés au système en place ? Des journalistes qui, sans même qu’on le leur demande, sans même s’en apercevoir, n’obéissant qu’à ce qu’ils sont, s’assurent sans même y penser que rien ne soit publié qui n’ait été rendu « correct », concilié avec les valeurs d’une société, pourtant ô combien incorrecte !

J’avais dit, alors, que la liberté d’expression n’était pas acquise dès qu’on accordait le droit de parole aux gens, mais seulement quand on leur passait aussi le micro. J’avais suggéré que soit mise en place, avec les moyens de l’époque, une structure citoyenne permettant de vérifier tousles faits par témoins oculaires et de confronter tous les commentaires, toutes les opinions. La plupart étaient bien d’accord, mais, avec les moyens de l’époque... Pas facile. Je m’étais donc résigné à ce que passent deux ou trois générations avant que les idées ne puissent circuler librement.

Mais les générations sont courtes. Mes tiroirs sont pleins de textes que j’ai moi-même écrits, il y a cinq ans, mais qui me semblent maintenant des témoignages d’une autre époque et que je relis avec le même attendrissement que m’inspirait, étant jeune, la lecture des papiers de mon défunt grand-père. Les générations se bousculent. La génération de l’Internet est venue et, au lieu de parler à quelques personnes ou d’écrire un bouquin qu’on vendra à 1 000 exemplaires, en y mettant six mois d’efforts titanesques, on peut maintenant recevoir deux cents visiteurs par jour sur un site perso et avoir vite plus de lecteurs que n’en ont eus de leur vivant la vaste majorité des penseurs politiques du passé, le passé étant tout ce qui a précédé l’Internet.

L’Internet a apporté beaucoup. Maintenant, c’est la génération des blogs. Les blogs qui se réfèrent les uns aux autres et constituent un réseau qui véhicule des faits, des opinions, des idées. Un changement de paradigme, car le réseau des blogs vient de rendre la société transparente. Après des millénaires de censure, alors qu’on n’y croyait plus, tout à coup, la transparence est là.

Le réseau de blogs est apparu sans crier gare, car il s’est développé relativement inaperçu, sous terre, au niveau de ses racines, jusqu’à ce que brusquement, cette année, il apparaisse au grand jour, la plante trop grosse déjà pour qu’on puisse l’arracher. C’est la nouvelle étape dans l’évolution de la communication sociale.

Qu’est-ce qui distingue l’idée qu’on met sur un site perso de celle qu’on met sur le réseau des blogs ? Sur un site perso, une idée doit être raisonnablement bien ficelée avant d’être mise en ligne ; c’est à cette condition qu’elle peut susciter une réflexion, convaincre et, du moins on l’espère, avoir à terme un impact significatif. Les idées à mettre sur le réseau des blogs, au contraire, ne sont pas des idées tout faites. Elles n’ont pas à être savamment construites, elles gagnent même à n’être qu’ébauchées.

Ce qui fait la spécificité du blog, en effet, c’est que, partant d’un simple fait assorti d’un commentaire, souvent un fait d’actualité, on amorce une réflexion ouverte sur un thème ciblé et l’on crée un univers en évolution. L’idée sur un blog n’est pas là pour conclure, mais pour initier un débat. On peut pontifier sur un blog, bien sur, comme n’importe où, on peut y émettre des opinions définitives... Mais ces idées qu’on voudrait bien arrêtées et qui veulent faire du bruit sont vite dépassées, car la caravane passe.

L’intérêt du blog est tout entier dans ce qui passe. Dans les idées en gestation. De ce qui n’est au départ que l’opinion d’un quidam naît donc sur les blogs une pensée collective qui va pouvoir circuler librement et largement. Cette pensée va pouvoir se diffuser en s’enrichissant de l’apport successif de ceux qui la reçoivent, y réfléchissent et la transmettent, au lieu d’être vidée de son sens et de toute originalité au premier passage obligé par les médias du système. Il sort ainsi continuellement du réseau des blogs une multitude d’idées-propositions inachevées qui ne sont plus celles de qui que ce soit, mais qui manifestent l’esprit d’un consensus populaire implicite.

Ces pensées et ces opinions viennent d’en bas. C’est une grande nouvelle. On a déjà tâté de ce procédé de consultation itérative. Le cheminement d’une idée sur le réseau des blogues ressemble à celui d’un projet « Delphi », une technique jadis populaire dans le milieu des affaires, qui faisait circuler un concept entre les participants, chacun y apportant ses annotations avant de le passer au suivant. On faisait deux, trois fois le tour. On en tirait des consensus. Intéressant. L’ennui est qu’il fallait un mois ou deux pour terminer la démarche et qu’il fallait y affecter une logistique importante. Le réseau des blogs, lui, arrive au même résultat en 72 heures, sans encadrement significatif, sans frais et tout le monde peut participer : c’est ça, le changement de paradigme.

Les conséquences sociales et l’impact sur la culture et la pensée de l’émergence du réseau des blogs seront spectaculaires, mais n’apparaîtront que peu à peu : le cerveau humain n’a pas été recâblé haute-vélocité. Sur le plan politique, cependant, l’effet des blogs est immédiat. Immédiat et brutal, car les médias conventionnels, institutionnalisés, favorisent le statu quo ante et les idées reçues. Mêmes les journaux révolutionnaires véhiculent leurs propres idées reçues, alors que, sur le réseau des blogues, le préjugé favorable n’est pas pour l’inertie, mais pour le changement. Les blogs sont les feuilles de chou de la révolution permanente.

Sur les blogs, c’est l’idée novatrice qui a une influence et les blogs sont donc un facteur de volatilité. Avec les blogs dans l’arène, les joutes électorales ne seront plus jamais jouées avant la dernière échappée, car il devient possible que de vastes pans de l’électorat changent d’allégeance en quelques jours. Pour que des événements politiques imprévisibles arrivent, il suffit d’un message auquel sa diffusion confère une crédibilité et qui vole de blogs en blogs, sans que les médias puissent le discréditer.

Dangereux ? Bien sûr. Les rumeurs, la calomnie peuvent envahir le réseau. Mais il y a bien trop de vrais témoins, bien trop de points de vue pour qu’elles puissent y survivre longtemps. Les rumeurs sont testées de milliers de petits coups d’épingles et les calomnies sont vite dégonflées... La médisance, elle, fait son nid, mais la vérité y gagne et nous protège de la rectitude politique qui, peu à peu, est à peindre le monde des idées politiques dans ce même gris qu’on disait rose des sociétés totalitaires.

Le danger est bien là, aussi, que les politiques, qui ont vite compris le pouvoir des blogs, en fassent un outil de manipulation. Ils font déjà des efforts considérables pour noyauter le réseau, mais s’aperçoivent, à leur grand dam, que celui-ci est naturellement immunisé contre le microbe de la propagande, car celui qui fréquente les blogs n’est pas passif, il veut collaborer à la genèse d’une idée. Il ne veut donc pas des réponses, mais des questions et le format même du blog est ainsi fait qu’il met en évidence tout ce qui ressemble à une tentative de manipulation.

La louange immodérée sur un blog apparaît ridicule. Tout ce qui apparaît comme un message répétitif, tout ce qui semble vouloir convaincre plutôt que susciter un débat est perçu comme spam sur les blogs et rejeté sans effort, automatiquement. Les politiques peuvent aboyer, mais ils restent derrière. La caravane passe, en route vers l’imprévisible.

Ainsi, on a vu le candidat Bayrou qui, bousculant comme des fétus de pailles les organisations traditionnelles présumées invincibles de ses adversaires, a rejoint le peloton de tête en quelques semaines et aurait bien pu sortir gagnant. Ce qui aurait été une surprise cataclysmique dans le paysage politique français et aurait mis fin à ce gauche-droite qui encadre le jeu politique depuis plus de cent ans. Cette dichotomie traditionnelle aurait bien pu disparaître d’un coup, sans même que la France y porte attention, d’un pays dont les blogs auraient convaincu la population de se diviser non pas en deux, mais plutôt, comme dirait Daninos, en soixante millions de Français.

2007 apparaît pour les blogs comme un Printemps de Prague. Les choses ne seront plus comme avant. Ce n’est que sur les blogs que de vraies idées sont émises et même les journaux se sont mis en mode blog. Résultat, les médias bipolaires bien-pensants ont eu bien du mal à briser la dynamique de Bayrou. Au Québec - et ce qui s’y passe est souvent prémonitoire - le système n’a pas pu faire barrage au tiers candidat Dumont qui s’est retrouvé en premier parti d’alternance et favori pour atteindre le pouvoir dès les prochaines élections. Pas Le Pen, mais disons Poujade, sur les marches de l’Élysée.

Les blogs introduisent une dynamique de l’imprévisible. Si le débat du 2 mai n’a finalement que bien peu modifié la donne entre Royal et Sarkozy, c’est peut-être, pour une bonne part, parce que le débat entre militants est ininterrompu sur les blogs et que le message des chefs, sans cesse interprété, revu et corrigé par leurs adhérents, devient donc finalement pour ceux-ci exactement ce qu’ils veulent qu’il soit, quasi imperméable au changement.

Je suis sidéré par la capacité des blogueurs de n’entendre que ce qu’ils veulent entendre, non pas par simple mauvaise foi partisane - même si celle-ci n’est pas disparue, bien sûr - mais par une véritable scotomisation de tout ce qu’ils n’ont pas eux-mêmes concocté dans leur propre microcosme. Comme le héros de 1984, les blogueurs en viennent à voir que le tortionnaire a 6 doigts... et à choisir entre des programmes qui ne sont plus ceux que les partis leurs proposent, mais les versions retouchées de ces programmes qu’ils se sont eux-mêmes construits.

Les citoyens se parlent et ce qu’ils pensent devient important. Ils ont un impact accru sur la réalité politique, mais il ne faut pas négliger le phénomène parallèle d’un investissement considérable dans un univers virtuel qui se limite au débat lui-même. Comme ces gens qui se disent « sportifs » parce qu’ils assistent à des matchs de foot, on risque de voir grandir une classe de citoyens qui se croiront impliqués en politique parce qu’il auront débattu à quia des mérites comparés de leur compréhension des alternatives de gouvernance.

Il est urgent que soit mise en place une forme de démocratie qui canalisera et utilisera à bon escient ce qui autrement pourrait devenir une simple velléité d’implication citoyenne. Il faut vraiment passer le micro. Ceci ne se fera pas par la consultation des représentants traditionnels des tendances, sensibilités et corps constitués, mais par celle de la population elle-même. Il y a de nouveaux outils de démocratie directe à mettre en place. "Liberté, j’écris ton nom"... Les choses ne seront plus jamais comme avant.

Pierre JC Allard


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