Campagne présidentielle et mythe de l’union nationale

par De ço qui calt ?
jeudi 31 août 2006

Les élections présidentielles approchent, et le langage invoquant l’union nationale sous des formes diverses est à la mode, à l’UMP comme à l’UDF, au Parti socialiste et ailleurs. Des dirigeants connus de ces trois formations politiques participent en ce moment à l’Université du MEDEF consacrée tout particulièrement aux élections présidentielles et à l’Europe. Plusieurs centrales syndicales sont également représentées dans cette réunion. L’écologie, la mondialisation... fournissent d’autres sujets générateurs d’appels à l’union nationale. Mais en quoi consiste vraiment cette solution miracle, qui paraît tout sauf nouvelle dans l’histoire de la France depuis la Libération ? Et quel bilan peut-on en dresser ? Si on va au fond des choses, a-t-on connu autre chose que des politiques prétendument d’union nationale, depuis les années 1980 ?

Au moment même de l’anniversaire de la Libération de Paris, on voit passer un peu partout des références ouvertes ou indirectes à l’union nationale. Et, surtout, on observe une pratique affichée qui relève très largement de ce type de politique.

A l’Université d’été du Medef, aux côtés du président de la Commission européenne José Manuel Barroso qui se dit "modéré, réformateur et anti-étatiste", des dirigeants des plus influents partis politiques de "droite" comme de "gauche" sont invités : UMP, PS, UDF. Ceux de plusieurs centrales syndicales, également : CFDT, FO, CFTC, CGC. Parmi les conférenciers se trouvent François Bayrou, Nicolas Sarkozy et Dominique Strauss-Kahn, de même que François Chérèque, Jean-Claude Mailly, Jacques Voisin et Bernard Van Craeneyst. Le ministre de l’Economie Thierry Breton est également intervenu, et le président de la Région Ile-de-France Jean-Paul Huchon a "fait le déplacement".

D’après Laurence Parisot, il s’agit notamment de "décrypter les programmes politiques pour y déceler toute trace de démagogie". Le Medef se propose de publier un Livre blanc en novembre, afin d’apporter sa "contribution à la nécessaire réflexion que les Français doivent avoir avant l’élection présidentielle", de ne laisser passer "aucune approche qui serait dangereuse pour l’économie de notre pays" et de dénoncer "tous ceux qui crient haro sur les chefs d’entreprise sans distinction". Il s’agirait également d’inclure le "droit de négociation sociale" dans la Constitution. Le Medef n’admet pas que "l’Etat cherche à mettre sous tutelle le dialogue social". Il réclame des syndicats forts et "raisonnables", et souhaite pouvoir s’entendre "en privé" avec eux. Un discours parfaitement en phase avec celui de François Chérèque, qui vient d’écrire un point de vue intitulé : "Créons un espace de dialogue social, vite ! ", diffusé par Le Monde mardi 29 août. Même si elle a décliné l’invitation du Medef, Ségolène Royal n’est pas d’un avis différent lorsqu’elle parle de créer un "syndicalisme de masse" suivant l’exemple de "l’Europe du Nord" et rendant l’adhésion obligatoire : "Dans certains pays, l’adhésion est quasi obligatoire, au sens où elle est couplée avec l’assurance-chômage ou l’assurance sur les accidents du travail. C’est ainsi qu’en Suède, le taux de syndicalisation est de 80 %".

Où veulent en venir le Medef, ses alliés et ceux qui, d’une manière ou d’une autre, convergent vers cette stratégie ? Un autre politique invité, Jean-Pierre Raffarin, a souligné, évoquant la crise du CPE : "Il n’y a pas de réforme sans alliés. Nous avons récemment pu vérifier ce théorème par l’absurde". L’ancien premier ministre semble avoir oublié que tous les alliés du centre, de gauche et syndicalistes ne lui ont pas permis d’obtenir l’approbation du projet de Traité constitutionnel européen lors du référendum de mai 2005. Mais sa déclaration reflète sans doute fort bien la stratégie du Medef. D’autant plus qu’il faudra bien pouvoir compter sur quelques "gauches" et "directions syndicales" pour faire passer la potion qu’on nous prépare avec le "marché mondial de la main-d’oeuvre", les délocalisations, la généralisation du dumping social, et bien d’autres "avancées".

Un autre exemple, même plus explicite, d’appel à l’union nationale est celui de Corinne Lepage, déjà évoqué dans un article du 29 août. Cette ancienne ministre d’Alain Juppé en appelle ouvertement à un "gouvernement d’union nationale" au nom de l’écologie, de l’Europe et des "enjeux mondiaux". Sur les deux derniers points, elle coïncide avec Laurence Parisot pour qui "les Français ont compris que barrer la route à la mondialisation est impossible"... conviction affichée qui n’est peut-être qu’un élément de l’hypnose collective que la présidente du Medef voudrait opérer. Quant aux campagnes pour la "décroissance", celle de notre pouvoir d’achat et de nos acquis sociaux est déjà en cours, et le Medef ne semble pas s’en plaindre.

Pour l’écologiste que dit être Corinne Lepage, la lutte des classes et ce genre de choses sont dépassés. Mais personne ne semble avoir envie d’évoquer, par exemple, la question du rapport qu’il peut y avoir entre la propriété privée du logement, l’anarchie de son marché locatif... et l’énorme gaspillage quotidien archipolluant, lorsque beaucoup de salariés doivent effectuer de longs déplacements pour se rendre sur leur lieu de travail. Ou l’absurdité de l’importation de produits alimentaires et industriels de l’autre bout du monde dans le seul but d’exploiter une main-d’oeuvre moins chère. Plus la spéculation que ces situations génèrent, etc. Pour ne pas parler de l’affaire de l’Erika et de ces multinationales qui font ce que bon leur semble.

A propos de l’union nationale, il va de soi qu’avec un recul de soixante-deux ans, rien ne peut paraître parfait. Mais cette circonstance ne doit pas nous empêcher d’analyser le passé avec la perspective que nous fournit l’expérience historique dont ne pouvaient pas disposer ceux qui ont vécu les événements. C’est particulièrement vrai des principaux textes et discours des personnages politiques qui ont le plus marqué leur temps.

Le 25 août 1944, Paris est libéré et le général de Gaulle y établit le siège de la présidence du gouvernement. Plus tard, il se rend à l’Hôtel de Ville, où il prononce ce discours improvisé devenu légendaire :

" Pourquoi voulez-vous que nous dissimulions l’émotion qui nous étreint tous, hommes et femmes, qui sommes ici, qui sommes ici chez nous, dans Paris, levé, debout pour se libérer et qui a su le faire de ses mains. Non ! nous ne dissimulerons pas cette émotion profonde et sacrée. Il y a là des minutes qui, nous le sentons tous, dépassent chacune de nos pauvres vies.

Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! Mais Paris libéré ! libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l’appui et le concours de la France tout entière, c’est-à-dire de la France qui se bat, c’est-à-dire de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle.

Eh bien ! Puisque Paris est libre, puisque l’ennemi qui tenait Paris a capitulé dans nos mains, la France rentre à Paris, chez elle. Elle y rentre sanglante, mais elle y rentre bien résolue. Elle y rentre, éclairée par l’immense leçon, mais plus certaine que jamais de ses devoirs et de ses droits.

Je dis d’abord de ses devoirs, et je les résumerai tous en disant que, pour le moment, il s’agit de devoirs de guerre. L’ennemi chancelle mais il n’est pas encore battu. Il en reste sur notre sol. Il ne suffira même pas que nous l’ayons, avec le concours de nos chers et admirables alliés, chassé de chez nous pour que nous nous tenions pour satisfaits après ce qui s’est passé. Nous voulons entrer sur son territoire comme il se doit, en vainqueurs. C’est pour cela que l’avant-garde française est entrée à Paris à coups de canon. C’est pour cela que la grande armée française d’Italie a débarqué dans le Midi ! Et remonte rapidement la vallée du Rhône. C’est pour cela que nos braves et chères forces de l’intérieur vont devenir des unités modernes [s’armer d’armes modernes]. C’est pour cette revanche, cette vengeance et en même temps cette justice, que nous continuerons de nous battre jusqu’au dernier jour, jusqu’au jour de la victoire totale et complète, la seule qui puisse nous satisfaire. Ce devoir de guerre, tous les hommes qui sont ici et tous ceux qui nous entendent en France savent bien qu’il comporte d’autres devoirs dont le principal s’appelle l’unité nationale [qu’il exige l’unité nationale].

La nation n’admettrait pas, dans la situation où elle se trouve, que cette unité soit rompue. La nation sait bien qu’il lui faut, pour vaincre, pour se reconstruire, pour être grande, qu’il lui faut avoir avec elle tous ses enfants. La nation sait bien que ses fils et filles, tous ses fils et toutes ses filles - hormis quelques malheureux traîtres qui se sont livrés à l’ennemi ou lui ont livré les autres et qui connaissent ou connaîtront la rigueur des lois, hormis ceux-là - , tous les fils et toutes les filles de la France marchent et marcheront fraternellement pour les (mot inaudible) [vers les buts] de la France, fraternellement la main dans la main.

[Nous autres, qui aurons vécu les plus grandes heures de notre Histoire, nous n’avons pas à vouloir autre chose que de nous montrer, jusqu’à la fin, dignes de la France.] Vive la France ! "

Les parties soulignées sont celles supprimées dans des versions écrites de diffusion récente, où celles entre crochets ont souvent été ajoutées. Le texte publié dans les Mémoires de guerre de Charles de Gaulle, Plon 1956, est proche de la version complète donnée ici à quelques corrections près, de style pour la plupart.

Pour quelqu’un qui a étudié l’histoire de la Seconde Guerre mondiale dans des ouvrages de l’après-guerre, le langage du général de Gaulle peut comporter un certain nombre de surprises. Par exemple, qui est "l’ennemi" ? Compte tenu de la manière dont il est question de "territoire", de "vengeance"... on dirait que cet ennemi désigné est l’Allemagne. Dans les ouvrages d’histoire et les discours politiques plus récents, la Seconde Guerre mondiale est présentée comme une guerre contre le fascisme et le nazisme. Mais le discours du général de Gaulle du 25 août 1944 ne comporte aucune référence antifasciste, aucune évocation de la défense de la démocratie. La seule liberté clairement évoquée est celle de la nation et de sa capitale. Un grand absent : le mot république. Le discours évoque la "France éternelle", mais pas un mot pour les étrangers qui se sont battus dans la Résistance. On ne trouve, non plus, dans cette allocution, aucune mention des victimes du nazisme, du fascisme et de la collaboration. Certes, Auschwitz ne sera libéré par l’Armée Rouge que le 27 janvier 1945. Mais en août 1944, les dirigeants des puissances alliées disposaient déjà de beaucoup d’informations.

Des laissés-pour-compte, il y en a eu. La responsabilité de la France et de ses entités publiques dans les faits découlant de la période de Pétain, la réparation des préjudices causés, fait encore à ce jour l’objet d’incroyables rebondissements, dont témoigne l’affaire Lipietz. En même temps, l’ouvrage La main droite de Dieu, d’Emmanuel Faux, Thomas Legrand et Gilles Perez, Seuil 1994, évoque la manière dont des anciens de Vichy semblent avoir excessivement bénéficié de la politique d’union nationale. La France d’après la Libération a également pratiqué la répression dans les colonies et livré des guerres coloniales jusqu’au début des années 1960. Plus tard, c’est au nom de l’unité nationale que la réhabilitation totale des responsables du putsch d’Alger sera demandée et, finalement, promise (le 4 avril 1981, avant le deuxième tour des présidentielles) et accordée (loi 82-1021 du 3 décembre 1982) par François Mitterrand. Ce dernier l’invoquera tacitement, à l’automne 1982 ("Il ne faut pas rouvrir ces vieilles blessures") lorsqu’il tentera de s’opposer à la demande d’extradition de Klaus Barbie réclamée par Claude Cheysson (source : La main droite de Dieu). L’union nationale aura également bon dos à l’occasion des mesures dites de "rigueur" et d’ "austérité" des années 1980.

Un autre exemple : l’affaire du Rainbow Warrior, où "droite" et "gauche" seront solidaires jusqu’à la condamnation du comportement de la France par l’arbitrage international du 30 avril 1990. Plus les retombées des essais nucléaires, Tchernobyl, l’amiante... Ou les plates-formes "transversales" que fournissent les divers cercles d’influence rassemblant "droite", "gauche", financiers, PDG, patrons de la presse... Et globalement, dans l’histoire législative de la France depuis 1984 environ, les lois récentes de gouvernements précédents ont rarement été désavouées par un gouvernement en fonction du "bord politique opposé". Une véritable politique d’ "union nationale" de fait, avec un seul exclu : la grande majorité des Français. Et c’est parce que ces derniers rejettent de plus en plus clairement une telle union des "élites" à leur détriment, qu’il y a à présent un "réel problème", vu par les "gestionnaires" du pays.

Que va-t-il donc se passer, après les élections de 2007 ? La potion est déjà prête. Sur la fiole, le prospectus, l’emballage... on discute. Mais la balle ne reste-t-elle pas, pour une fois, dans le camp des citoyens ?


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