Chirac 73 ans : état d’urgence

par Bernard Lallement
mardi 29 novembre 2005

Manifestement ce n’est plus un tabou que de parler de l’âge du capitaine. Jacques Chirac fête aujourd’hui ses 73 ans. Pendant longtemps le sujet ne devait pas être évoqué. Son entourage, au premier rang duquel sa fille Claude, veillait à ne pas ébruiter l’évidence : le chef de l’Etat prenait, comme tout un chacun, un an de plus chaque année. Pour un peu, le portrait de Dorian Gray aurait été en place de devenir le livre de chevet d’un président en mal d’espérance. Ainsi, lampe à bronzer, lentilles de contact, prothèse auditive, aussi savamment dissimulée que niée, prompteur et look jeune devaient nous donner l’illusion d’un homme éternellement « dans le coup », à l’esprit toujours vif, et apte à répondre aux défis de notre temps.

Hélas, un (petit) accident vasculaire cérébral eut raison de ce bel ordonnancement. Et l’hospitalisation, durant près d’une semaine, au Val de Grâce, aura anéanti toute la tactique consistant à entretenir la chimère d’un éventuel troisième mandat, dans l’unique but de couper cours aux velléités d’un seul homme, honni entre tous, Nicolas Sarkozy.

Car telle était devenue la stratégie et l’obsession présidentielles : barrer la route de l’Élysée au ministre de l’Intérieur, président du parti majoritaire, devenu coqueluche d’une opinion publique inquiète et désabusée. Alors que celui-ci caracole dans les sondages, 72 % des Français considèrent que Jacques Chirac a une faible influence sur la politique intérieure, et 60 % sur l’Europe.

Président du déclin

Le gâteau d’anniversaire a un goût amer. Et à 18 mois de l’échéance présidentielle, on ne voit pas ce qui pourrait redorer le blason d’une fin de règne délétère, tant Jacques Chirac paraît avoir perdu sur tous les fronts. La fracture sociale, dont il avait fait son cheval de bataille en 1995, n’a cessé de s’accroître sous ses deux mandatures. Le chômage n’est jamais passé durablement en dessous de 10 %, atteignant plus de 30 % dans les banlieues difficiles dont les derniers embrasements montrent combien nous avons failli dans notre politique d’intégration et d’égalité des chances. Jusqu’à l’Europe, dont le rejet du traité constitutionnel, le 29 mai, a sonné comme un camouflet cinglant infligé au Chef de l’État.

Passons sur les affaires qui ont scandé les deux mandatures de la chiraquie en déconfiture : emplois fictifs de la mairie de Paris, marchés truqués des lycées d’Île-de-France, pour lesquels le président de la République n’aura été épargné de toutes poursuites qu’en raison de son « irresponsabilité pénale. » De même, les frais de bouche de l’hôtel de ville ne le toucheront pas pour cause de prescription. Et nous pouvons gager que l’enquête de la brigade financière concernant les voyages gratuits concédés à Bernadette Chirac par la société Euralair, aujourd’hui en liquidation, se solderont par un classement sans suite au parquet de Paris.

En définitive, pour la postérité, Jacques Chirac restera comme l’homme qui, pour répondre au désarroi de toute une population, fera resurgir une loi d’exception, au relent colonialiste du bon vieux temps de l’Algérie française. Il n’y a guère que les entreprises du CAC 40 qui auront matière à se réjouir : cette année sera celle d’un record, celui de leurs bénéfices.

On ne vit pas la même réalité

Mais au-delà de l’échec d’un homme, c’est celui de toute une politique. En pleine campagne pour le référendum européen, le 14 avril 05, sur TF1, l’incompréhension dont il faisait montre face aux questions des jeunes, présents sur le plateau, est aussi celui d’un système de pensée. « On ne vit pas la même réalité », avait relevé un des participants. » Tout était dit.

Car il serait facile de faire porter à un seul homme la responsabilité du réel déclin dans lequel nous sommes englués. Majorité, comme opposition, se sont trouvées inaptes à répondre aux défis d’une société en perpétuelle mutation. Le rôle des partis politiques comme celui des syndicats est, avant tout, de participer à l’élaboration d’une conscience collective, condition nécessaire à la pérennité du lien social aujourd’hui distendu. Or, ils se sont transformés en simples écuries partisanes, plus préoccupées de destinées électoralistes que de préserver l’intérêt public et d’anticiper les enjeux de demain.

Il est assez paradoxal et pathétique de voir les difficultés de notre classe politique à faire émerger de nouvelles personnalités. Si la lutte pour les discriminations a quelque pertinence, elle commence par l’ouverture au monde, et aux générations montantes, de nos élites dirigeantes.

Les conditions de sa réélection, en 2002, imposaient au chef de l’État une responsabilité particulière face à la Nation, qu’il a été incapable d’assumer.

« Il était encore étudiant à l’ENA. Il m’avait dit, en me montrant la magnifique préfecture de la Corrèze : " Vous voyez, si je réussis mon concours de sortie, un jour vous serez peut-être la femme du préfet, vous habiterez cette maison." Je l’avais cru. Enfin, pas vraiment. Si, un peu quand même... Mais le destin en a décidé autrement. Moi, ça me paraissait plutôt bien, de devenir la femme du préfet de la Corrèze. Et voilà que trente ans plus tard, je l’accompagnais à l’Élysée ! », conte Bernadette Chirac dans son livre (Conversations avec Patrick de Carolis, Plon).

En définitive, la Corrèze aura bien mérité de Jacques Chirac. La France ? C’est moins sûr.

Photos : AFP - dessin : Placide


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