Claude Cheysson, une certaine idée des relations internationales

par Sylvain Rakotoarison
vendredi 10 avril 2020

« Claude Cheysson avait une profonde connaissance du danger des extrémismes, c’est pourquoi durant son mandat, la diplomatie française a adopté une attitude éclairée dans le soutien aux peuples opprimés de ce monde. » (Marc Reeves, "La Revue internationale", 29 octobre 2012).



L’ancien ministre Claude Cheysson est né il y a 100 ans, le 13 avril 1920 à Paris. 20 ans en l’an 40. Symbole de l’élite républicaine, Claude Cheysson a été surtout connu pour avoir été le premier Ministre des Affaires étrangères du Président François Mitterrand, du 22 mai 1981 au 7 décembre 1984 (dans quatre gouvernements, ceux de Pierre Mauroy et celui de Laurent Fabius). En fait, c’est inexact, il était le seul "Ministre des Relations extérieures" que la France ait connu : « Il n’y a pas d’affaires étrangères, la politique extérieure fait intégralement partie de la politique nationale. » (30 mai 1981). D’un point de vue sémantique, c’était effectivement pertinent, mais la tradition, l’histoire et les homologues ont eu la vie dure et après lui, les Affaires étrangères ont repris leur dénomination du Quai d’Orsay.

On se demande d’ailleurs comment François Mitterrand a pu le nommer à ce poste si stratégique pour un Président de la République, surtout aussi novice, quand on sait que le franc-parler de Claude Cheysson faisait de lui le ministre gaffeur par excellence. Gaffer quand on doit être le champion de la langue de bois diplomatique, c’est toujours un rôle à contre-emploi. François Mitterrand l’a reconnu un peu plus tard, en 1985 : « Il est extraordinaire de voir un spécialiste de la diplomatie aussi peu diplomate ! ».

Je me rappelle par exemple ce fameux dimanche 13 décembre 1981. Au petit matin, l’état d’urgence venait d’être décrété en Pologne, les chars polonais sortis dans les rues de Varsovie. Coup d’État du général Jaruzelski et fin d’un semblant de libéralisation avec l’ouvrier des chantiers navals de Gdansk, Lech Walesa. En apprenant cela, j’en étais retourné et j’imaginais un nouveau Budapest 1956, version polonaise 1981. Interrogé par RTL quasiment au saut du lit, Claude Cheysson, alors le chef de la diplomatie française depuis six mois, a réagi en disant seulement : c’est une affaire intérieure polonaise, la France n’a pas à s’ingérer dans cette histoire. J’étais alors honteux d’être Français. Furieux d’une telle passivité, d’une telle lâcheté, d’un tel abandon du peuple polonais.

Et pourtant, avec le recul, je me suis dit plus tard qu’il avait peut-être eu raison. Raison d’être le moins sévère possible. Le plus prudent possible. Je ne savais pas que l’enjeu crucial, ce jour-là, c’était la non-intervention des chars soviétiques. Le général Jaruzelski, que je considérais alors comme un "méchant" dictateur (communiste), avait réussi à négocier avec l’ogre soviétique (à l’époque le paléodinosaure Leonid Brejnev qui allait mourir moins d’un an plus tard) cette non-intervention militaire. Or, pour éviter cette invasion si tentante de l’URSS pour normaliser la Pologne, il ne fallait pas que le camp de l’Ouest mît de l’huile sur le feu. Jaruzelski a finalement réussi à éviter le pire et sans doute que les Polonais, un jour, lui en seront reconnaissants. Le dimanche en question, on avait alors parlé d’une nouvelle boulette de Claude Cheysson : comment pouvait-on ne pas réagir et rester impassible, inactif, face à ce coup d’État à Varsovie ? Il avait quand même raison.

Claude Cheysson a commencé avec toutes les caractéristiques de l’élite : admis à Normale Sup., il fut diplômé de Polytechnique en 1942, il s’engagea dans l’armée, démobilisé, il gagna Casablanca et s’engagea dans les Forces françaises libres sous les ordres de Leclerc et participa en 1944 à la Bataille de Normandie, à la Libération de Paris, puis à la Bataille d’Alsace. Héros volontaire de la guerre. Juste après la guerre, il intégra l’ENA, nouvellement créée. Haut fonctionnaire, engagé volontaire du bon côté à 22 ans, énarque X. Il fut donc diplomate, ses premières missions furent pour la Palestine, puis l’Allemagne, puis au Vietnam, il s’engagea militairement pour une offensive au Nord-Vietnam en octobre et novembre 1953, puis participa à la Conférence de Genève sur l’Indochine de mars à juin 1954.

Son éveil politique s’est fait aux côtés de Pierre Mendès France pour lequel il travailla lorsque celui-ci était à la fois chef du gouvernement et chef de la diplomate, comme chef de cabinet (de juin 1954 à mars 1955). Puis, il intégra le cabinet de son futur collègue de 1981, Alain Savary, alors Secrétaire d’État aux Affaires marocaines et tunisiennes de février à octobre 1956, dans le gouvernement de Guy Mollet.

Claude Cheysson quitta les allées du pouvoir et a poursuivi sa carrière comme diplomate, parfois comme patron d’entreprises minières (le polytechnicien reprenait alors le dessus sur l’énarque), dans des responsabilités diverses et variées (en Afrique, en Indonésie, où il fut nommé ambassadeur le 16 juin 1966 pour trois ans, etc.).

Le Président Georges Pompidou nomma Claude Cheysson à la Commission Européenne. Il succéda à Jean-François Deniau et fut confirmé par le Président Valéry Giscard d’Estaing. Il ne faut pas s’en étonner ; à l’époque, la France bénéficiait de deux postes de commissaire européen, et il était de tradition que l’un fût "de droite" et l’autre "de gauche". Claude Cheysson fut ainsi commissaire européen du 19 avril 1973 au 22 mai 1981, sous trois commissions, celles présidées par François-Xavier Ortoli (il fut chargé de la politique du développement et de coopération), par Roy Jenkins (chargé des Budgets et du contrôle financier) et par Gaston Thorn (chargé du développement). Mendésiste, Claude Cheysson était un Européen convaincu.



Parmi les exemples de ses interventions en tant que commissaire européen, on peut citer la Conférence de Lima le 13 mars 1975 où il faisait la promotion d’un redéploiement industriel dans le monde, en particulier en favorisant le développement industriel des pays en voie de développement. Ce n’était pas seulement une aide, mais un intérêt réciproque, les pays européens avaient besoin d’élargir leur marché économique.

Toujours sur le même sujet, Claude Cheysson a déclaré à Marseille le 18 septembre 1975 : « Nos pays d’Europe ont toujours souffert de la limitation de leur espace (…). Nulle surprise alors que la France, que la Communauté Européenne soient parmi les ensembles industrialisés, ceux qui font, à l’heure actuelle, preuve de la plus grande audace et de la plus grande initiative dans l’aménagement des rapports entre pays du Tiers Monde et pays industrialisés. ». Il a poursuivi : « S’il faut traiter les problèmes au niveau mondial, c’est entre proches que les solutions apparaîtront le plus clairement (…). Notre ambition est d’agir de même à travers la Méditerranée, avec chacun des pays riverains qui nous font face, pays arabes et également Israël. Y parviendrons-nous ? Ici, à Marseille, je veux (…) proclamer la détermination des neuf pays européens de la Communauté Européenne de réussir dans ce grand dessein et, de manière complémentaire, dans le dialogue euro-arabe. On ne peut alors s’empêcher de rêver (…) à ce que représentera cette aventure économique commune intéressant 350 millions d’habitants, donnant à chacun des pays de la région une meilleure garantie de son indépendance, une meilleure protection contre les interférences extérieures, une meilleure assurance de paix. Ainsi seraient groupés l’expérience industrielle et économique, la richesse humaine et économique, le très grand marché de l’Europe d’une part, les ressources, l’espace, les populations, l’ambition de nos voisins du Sud d’autre part. Sur le plan économique, la complémentarité des deux ensembles est évidente. On objectera que nos économies sont parfois également concurrentes et on me parlera de productions agricoles semblables au Nord et au Sud. Mais j’affirme que, si cette concurrence crée des contraintes, la complémentarité ouvre des possibilités d’une tout autre dimension. ».



Lorsqu’il fut appelé au gouvernement, Claude Cheysson était donc un haut fonctionnaire compétent dans le domaine de la diplomatie française et européenne, connaissant tous les rouages tant du Quai d’Orsay que de la Commission Européenne. C’était un point fort pour François Mitterrand qui n’y connaissait pas grand-chose. À la Commission Européenne, Edgard Pisani lui succéda (jusqu’à ce que ce dernier fût lui aussi nommé ministre, chargé de la Nouvelle-Calédonie).

Claude Cheysson fut ainsi plus de trois années à la tête de la diplomatie française, montrant des positions pro-palestiniennes, favorable à une politique de développement avec les pays du Sud et très prudent dans les relations avec l’Est. Claude Cheysson, qui avait une réelle autonomie d’action, s’engagea rapidement en faveur de la résistance iranienne. À sa mort, Myriam Radjavi, présidente de la résistance iranienne, témoigna : « Claude Cheysson avait une profonde connaissance du danger de l’intégrisme et des réactionnaires au pouvoir en Iran, c’est pourquoi durant son mandat, la diplomatie française a adopté une attitude éclairée face au fascisme religieux. ». Elle a ajouté en février 2010 : « Claude Cheysson m’avait demandé un jour : comment le peuple iranien, héritier d’une si grande civilisation, a-t-il pu se soumettre à un régime aussi rétrograde que celui de Khomeiny ? » ("Le Figaro").

Claude Cheysson avait aussi une analyse réaliste sur la guerre Iran-Irak. Comme il l’a montré le 21 juillet 1982 dans le journal de 20 heures sur TF1.





Claude Cheysson quitta le gouvernement car François Mitterrand l’a nommé membre de la future Commission Européenne présidée par Jacques Delors. Roland Dumas lui succéda au Ministère des Affaires étrangères qui retrouva son appellation traditionnelle.

Claude Cheysson fut en effet de nouveau commissaire européen, cette fois-ci chargé de la politique méditerranéenne et des relations Nord-Sud du 5 janvier 1985 au 5 janvier 1989. Il quitta la Commission Européenne pour se présenter au Parlement Européen ; il fut élu député européen sur la liste socialiste de Laurent Fabius (il était en troisième position) le 18 juin 1989 (en fonction jusqu’en juin 1994). Ce fut son seul mandat électif. En 1994, il prit une retraite bien méritée.

Lorsque Claude Cheysson est mort à Paris, le 15 octobre 2012, à l’âge de 92 ans (d’une douloureuse maladie), le Ministre des Affaires étrangères en fonction était Laurent Fabius qui exprima ainsi son hommage : « Courageux, brillant, généreux, parfois caustique, Claude Cheysson a été, aux côtés de François Mitterrand et de Pierre Mendès France, un diplomate hors norme (…). Extrêmement compétent, il a exercé les plus hautes fonctions, particulièrement attaché au développement des pays pauvres et à l’indépendance de la France et de l’Europe. ».

Pour terminer, continuons le discours qu’il prononça à Marseille le 18 septembre 1975 en tant que commissaire européen : « L’Europe de demain, celle qui sera capable de procéder à une telle rénovation des rapports avec le Tiers Monde, de se projeter dans l’avenir, ne peut être que l’Europe de tous les Européens, l’Europe des travailleurs autant que l’Europe des patrons, l’Europe des peuples. Par un phénomène curieux, qui montre que les Européens n’ont pas une vue claire de leurs possibilités, c’est à l’extérieur de la Communauté Européenne qu’on attend le plus de nous. (…) La Chine elle-même souligne l’importance de l’édification d’une Europe indépendante. Ne décevons pas tous ceux qui souhaitent que nous puissions nous développer selon les lignes que je viens de tracer. ». C’était il y a …quarante-cinq ans.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (05 avril 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Claude Cheysson.
Edgard Pisani.
Jack Lang.
Michel Charasse.
Robert Badinter.
Jean-Pierre Chevènement.
Bernard Tapie.
Pierre Bérégovoy.
François Mitterrand.
Pierre Mauroy.
Pierre Mendès France.
Laurent Fabius.
Lionel Jospin.
Michel Rocard.
Jacques Delors.
Gaston Defferre.
Roland Dumas.
Henri Emmanuelli.
Alain Savary.
Le parti socialiste.


Lire l'article complet, et les commentaires