Clément Viktorovitch vs Julie Graziani : la pensée en berne

par Benoît Delol
samedi 9 novembre 2019

Au lendemain de l’intervention controversée de Julie Graziani sur LCI, Clément Viktorovitch en a livré une analyse sur Canal+. Sa chronique a été abondamment partagée sur Facebook (1). Elle ne contribue pourtant pas à élever le débat.

Clément Viktorovitch sur le plateau de Clique, le 5 novembre 2019 (capture écran de Canal+).

Est-il possible de produire une réflexion de qualité en commentant une ânerie ? Mardi dernier, le politologue et enseignant Clément Viktorovitch s’est essayé à l’exercice en consacrant sa chronique (2) aux propos de l’éditorialiste Julie Graziani, auteur du désormais célèbre conseil de gestion domestique : « si on est au smic, il ne faut peut-être pas divorcer » (3). Le résultat est peu convaincant. Cédant à la facilité, esquivant les sujets de fond, flirtant avec la niaiserie, le chroniqueur parvient même à emprunter à son sujet d’étude certains de ses travers.

Ainsi, c’est avec une pointe de mépris que Viktorovitch débute sa chronique, évoquant « le personnage » Julie Graziani, « découverte aujourd’hui ». Une attitude surprenante quand on sait que l’un des premiers reproches adressés à Graziani est de s’être montrée humiliante. Il va ensuite chercher à la déconsidérer en mentionnant ses relations (elle travaille pour le magazine LIncorrect, « fondé par des proches de Marion Maréchal-Le Pen ») et certaines de ses prises de positions (contre l’avortement, l’euthanasie et le droit de grève dans la fonction publique).

Comme cela n’est tout de même pas suffisant pour conclure, le chroniqueur en arrive aux propos de sa consœur. Afin que chacun puisse se faire une idée, il propose un extrait de l’émission de LCI. Mais cette vidéo ne montre que l’échange paisible d’une rouennaise avec Emmanuel Macron, le 30 octobre dernier, sur le thème du pouvoir d’achat, suivi du commentaire de Graziani. Or, la vigueur de cette dernière s’explique en partie par sa réaction aux propos d’une autre femme qui, apostrophant le président de la République, explique notamment : « Je suis mère de famille, j’ai cinq enfants, je suis obligée de travailler. J’ai que deux cent balles à la fin du mois, c’est pas normal ! » Pourquoi Viktorovitch n’a-t-il pas retenu ce passage ? Parce qu’une seule de ces deux personnes est capable de tenir le rôle de la gentille pauvre face à la méchante éditorialiste. Et tant pis pour l’impartialité du montage.

Le chroniqueur analyse ensuite la pensée de Graziani : « Le fond de son argumentation est clair : les individus sont intégralement responsables de leur sort (…). C’est une idéologie radicalement libérale. » Ici, rien à redire. On attend juste une prochaine chronique nous expliquant que les rédacteurs de L’Humanité sont radicalement communistes.

À ce stade, Viktorovitch aurait pu choisir de discuter le point de vue de Graziani, d’argumenter sur le rôle (bénéfique) de l’État, sur le libre arbitre (contrarié) des individus… En faisant preuve de mesure, il pouvait tordre le cou aux caricatures selon lesquelles sa famille politique défend l’assistanat, la culture de l’excuse et la victimisation pour tous. Mais non, ce soir-là, notre professeur avait mieux à faire : révéler une machination. L’extrême droite « utilise des éditorialistes (…) pour déverser des opinions outrancières (…) et, par comparaison, les positions de certains responsables politiques (…) qui étaient naguère jugées choquantes paraissent tout d’un coup raisonnables. » Ce n’est peut-être pas faux (4), mais n’est-ce pas une pratique répandue dans le monde politique ? Au sein même des partis, cette fonction n’est-elle pas dévolue depuis longtemps aux courants et autres tendances ? À l’extrême droite, poursuit Viktorovitch, c’est Marion Maréchal-Le Pen qui a « conceptualisé l’idée de combat culturel, l’idée qu’il faut d’abord influencer l’opinion publique avant de pouvoir ensuite gagner des élections. » Oups ! Ceux qui pensaient que l’on peut être élu sans faire l’effort de convaincre des électeurs vont être déçus… Et notre chroniqueur de conclure, sous les applaudissements du public : « Il ne faut pas être naïf. Nous n’avons pas affaire à des dérapages [mais] à une stratégie coordonnée de conquête du pouvoir. » Là, c’est le scoop : l’extrême droite s’organise pour remporter des élections ! En moins de cinq minutes d’antenne, Clément Viktorovitch a bouleversé notre vision de la politique.

Également sur le plateau pour présenter son dernier film, Costa-Gavras va clore la séquence avec une grande finesse : « On retourne à une société avec des hommes et des femmes supérieurs qui avaient fait le grand succès de Hitler (…). Ça a commencé avec des discours (…), il a pris le pouvoir et après il a fait ce qu’il a voulu. Il a détruit le monde jusqu'à faire des camps de concentration. » Même le commissaire politique Viktorovitch a semblé soufflé par la rapidité avec laquelle le cinéaste a atteint le point Godwin…

Bien sûr, le problème de la rouennaise qui « seule avec deux enfants, au smic, [ne] vois pas trop comment on peut s’en sortir » n’a toujours pas de solution. Après s’être fait sermonnée sur LCI, la voilà oubliée sur Canal+ ! Un mot de remerciement aurait pourtant été mérité, car sans elle, Graziani et consorts ne seraient pas sortis du bois et Clément Viktorovitch n’aurait pas signé cette instructive chronique.

 

Notes :

(1) Et sur Agoravox, dans cet article.

(2) Clément Viktorovitch, « La radicalité comme stratégie rhétorique », Les points sur les i, Clique, Canal+, 5 novembre 2019. À voir ici.

(3) Dans l’émission 24H Pujadas du lundi 4 novembre 2019, à partir de 51’ 43’’. À voir ici.

(4) Pour discréditer la « théorie du complot » développée par Clément Viktorovitch, certains (comme Jean-Christophe Buisson, directeur adjoint de la rédaction du Figaro magazine, dans un tweet) ont fait remarquer que le magazine L’Incorrect a cessé sa collaboration avec Julie Graziani, trois jours après sa prestation télévisuelle. L’argument n’est pas très probant. Si Graziani a été écartée, ce n’est pas en raison de « l’outrance » de ces propos, mais parce que ceux-ci stigmatisaient aussi des électeurs potentiels de l’extrême droite.


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