Comment être riche sans rien faire ?!

par Bruno de Larivière
mercredi 22 décembre 2010

Grâce à une enquête récente du journal ’Ouest France’, on découvre les mécanismes d’un enrichissement en trompe-l’oeil des Français dans les années 2000. Quelques milliers d’entre eux ont connu une forte progression de leur patrimoine. Il en résulte une augmentation du nombre des foyers soumis à l’Impôt sur la Fortune (ISF). Cette embellie mal partagée peut susciter à tort de mauvaises interprétations !

Il s'agit d'un dossier à l'apparence anodine, dont l'objectif est d'attiser l'attention des lecteurs engourdis par la digestion d'un repas du dimanche, le dernier de l'automne et le premier des vacances de Noël. 'Ouest-France' l'a coincé en pages intérieures, entrecoupé par le volumineux supplément 'sports', peut-être par l'effet d'une ultime réticence du rédacteur en chef. Tant d'impertinence mérite un zeste d'habileté.

Le titre choisi éteint au préalable l'incendie. « Ces Français peu nombreux mais très riches ». Celui qui refait ses comptes avant de se lancer dans les derniers achats de cadeaux de Noël passe son chemin : existe-t-il chose plus banale qu'une richesse détenue par une poignée de privilégiés ? Le grand quotidien de l'Ouest s'apparente à la presse communarde comme Martine Aubry à Louise Michel. Il cherche ce dimanche à informer le curieux gentiment apolitique et non à fomenter la révolution.

Pascale Monnier signe un texte en partie inspiré par la 'Documentation Française' et l'INSEE, sans néanmoins citer sa source précisément. On y apprend que les Français ont bénéficié d'une amélioration constante de leur pouvoir d'achat depuis la Libération (« un pouvoir d'achat quatre fois plus élevé qu'après la guerre »), surtout avant 1973. 56 % des Français possèdent leur logement, et 80 % ont une voiture. Le taux de pauvreté baisse régulièrement en même temps que les écarts salariaux se réduisent. « Ainsi, en 1960, le salaire moyen des cadres supérieurs était-il 4,5 fois supérieur à celui des ouvriers de l'industrie. Depuis les années 1990, le ratio se situe entre 2,5 et 3 pour un emploi à temps pleines Français peu nombreux mais très riches ». Le niveau de vie médian est de 19.000 euros par an et par ménage : le premier décile s'arrête à 10.520 euros, tandis que le dernier commence à 35.550 euros par an [1]. Huit millions de Français se situent en-dessous du seuil de pauvreté, lui estimé à 950 euros par mois.

Une carte au centre de l'article a plus spécifiquement retenu mon attention. Elle représente les vingt-six communes de plus de 20.000 habitants des trois régions de l'Ouest (Basse-Normandie, Bretagne et Pays-de-Loire) par des cercles proportionnels. Chacun d'entre eux figure le nombre de foyers assujettis à l'Impôt sur la Fortune (ISF), c'est-à-dire le nombre de foyers déclarant un patrimoine supérieur à 790.000 euros. Le plus petit des deux cercles donne la statistique de 2004, et le plus grand celle de 2009 (à Lannion et Concarneau, il n'y a pas de données pour 2004). Toutes les informations proviennent de la Direction Générale des Finances Publiques. L'accroissement moyen de l'effectif des 'gros patrimoines' est de 254. Les plus grosses communes tirent logiquement vers le haut la moyenne : Saint-Malo (+ 299 foyers ISF entre 2004 et 2009), Caen (+ 329), Le Mans (+ 344), Vannes (+ 408), Angers (+ 477), Rennes (+ 821) et Nantes (+ 1.635).

Mais le classement des mêmes communes par le pourcentage d'augmentation de 'gros patrimoines' entre 2004 et 2009 réserve de grosses surprises. La moyenne s'établit à 69 % pour les 24 communes de plus de 20.000 habitants. Six groupes se distinguent nettement. Lisieux connaît une situation isolée, la seule à connaître une augmentation 'faible' du nombre des 'gros patrimoines' (+ 25 %). On trouve ensuite le groupe des communes à augmentation 'modérée' (entre 35 et 55 %) : Saumur, Saint-Brieuc, Caen, Laval, Brest, Le Mans, Lorient et Saint-Lô. Au-dessus, le groupe des communes à augmentation 'moyenne' (entre 62 et 79 %) : Alençon, Cherbourg-Octeville, Rennes, Cholet, Angers, Saint-Malo (+ 68 %), Nantes (+ 77 %) et Quimper (+ 79 %). Dans le dernier groupe l'augmentation des 'gros patrimoines' est forte, comprise entre 91 et 113 % : Saint-Nazaire, Rezé, Vannes, Saint-Sébastien sur Loire, La Roche-sur-Yon, Saint-Herblain (+ 102 %), Orvault (+ 105 %) et Vertou (+ 113 %). Dans ce lot de huit communes, on peut séparer d'une part les banlieues résidentielles de l'agglomération nantaise (Rezé, Saint-Sébastien sur Loire, Saint-Herblain, Orvault et Vertou), et de l'autre les communes 'littoralisées' (Saint-Nazaire et Vannes). La Roche rentrerait plutôt dans la seconde catégorie, à une quarantaine de kilomètres des Sables d'Olonne.

Quel est le bilan économique de la décennie 2000 dans l'ouest de la France ? Dans l'Orne, Moulinex a fermé ses usines en dépit des manifestations des salariés de l'été 2001 [source]. L'arsenal de Cherbourg ne survit que par le maintien de quelques (rares) commandes [source]. Et à Brest ? Tout va bien, on ne connaît pas la crise [source]. Au Mans, Renault annonce un plan de mise en préretraites [source], alors que PSA annonce la construction d'un nouveau modèle à Rennes-La Janaie [source] ; en 2008, on parlait toutefois d'une fermeture du site. Saumur vit mal les déboires du Muscadet [source]. A Cholet, on se félicite des entreprises qui évitent la crise, sans trop évoquer la confection ou le mouchoir [source]. A Quimper, le chômage frappe plus que la moyenne nationale ; la sous-traitance automobile souffre [source]. Mais heureusement, l'agroalimentaire et le bâtiment font éviter le pire... [source

Le plus souvent, l'Etat ou les collectivités sont les principaux employeurs dans l'Ouest. Pour prendre le cas de la Bretagne, on compte quelques 'poids lourds', comme les groupes Samsic spécialisé dans le service aux entreprises (35.000 salariés dans la région), Bolloré (34.000 salariés), Doux (15.000), Yves Rocher (14.800), PSA (9.000), Le Duff (8.000). Immédiatement après ceux-là arrivent les hôpitaux de Rennes (Pontchaillou - 7.800 salariés) et de Brest (6.700), suivis par les coopératives et industriels de l'agro-alimentaire. Le département de l'Ille-et-Vilaine emploie à lui seul 3.000 personnes, un peu plus que le Finistère (2.800). Dans le classement des gros employeurs bretons, il faut aussi citer la ville de Rennes (4.900 employés), le ministère de la Justice (Direction interrégionale des services pénitenciaires) avec 2.600 employés, l'Université de Rennes I (2.500), ou encore la ville de Brest (2.200) [source].

Que se passe-t-il donc dans l'ouest, qui expliquerait à la fois la morosité économique et l'augmentation du nombre de riches ? L'air marin revigore, Nantes attire les entreprises innovantes [Nantes, capitale du bouchon vert], les agriculteurs assurent la vitalité de l'agroalimentaire - que l'on ne se prive pas par ailleurs de critiquer pour leurs liens avec l'industrie - l'armée remplit les carnets de commande, les touristes affluent en été, tous les retraités (et les fonctionnaires) ne rêvent qu'à une installation dans l'ouest, les bretons s'habillent en pull marin et regatent le week-end dans le golfe du Morbihan, la fée Viviane réside dans la forêt de Brocéliande, il y a moins d'immigrés dans l'ouest, un ouest encore très catholique (d'ailleurs, à Lisieux, ou à Saint-Anne d'Auray...), les crèpes au caramel-beurre salée sont les meilleures du monde, le Mont-Saint-Michel (en Normandie) est le monument le plus visité de province.

De fait, les observateurs de la vie locale présentent un grand nombre d'arguments pour étayer la thèse d'un 'boom' de l'ouest. On aura compris mon scepticisme. Celui-ci confine à l'attaque injustifiée. Je réside en effet en Bretagne. Et reconnaîs les nombreux avantages de la vie sur place, essayant d'apprécier les multiples plaisirs offerts par la région. Mais je ne vois rigoureusement aucun 'moteur' économique susceptible d'expliquer rationnellement l'augmentation rapide du nombre de foyers soumis à l'ISF dans l'ouest. Je veux bien admettre que des professions libérales - toujours les mêmes ! - gagnent mieux leurs vies à Nantes, Rennes, Caen ou Brest en 2009 qu'en 2004 (encore faudrait-il le prouver !). J'accepte même l'argument d'un retour des Bretons de Paris dans leur presqu'île : après tout, parmi d'anciennes sommités de TF1, quelques cas célèbres illustrent cette migration. De là à imaginer que l'on se précipite s'installer dans des banlieues anonymes de Nantes, il y a un fossé infranchissable.

Une seule chose a produit ce mécanisme délirant : la bulle immobilière [France, foncièrement injuste]. Sans rien faire, des dizaines de foyers ont basculté dans le camp de ceux qui paient l'ISF. Cette bulle est en déconnection intégrale avec le niveau de salaire moyen dans la région, elle touche des villes enclavées et sinistrées économiquement (Alençon, Fougères, Saumur), autant que des villes de bord de mer, les petites villes autant que les plus grandes agglomérations. L'opulence n'y est qu'illusion. L'enquête de l'Ouest-France fournit des tableaux statistiques pour des dizaines de communes : j'y renvoie tous ceux qui s'intéressent à la question. Les spécialistes de l'immobilier fourniront aux incroyants tous les arguments possibles. La littoralisation, les retraités anglais qui se compteraient par milliers même par temps de crise. Quant aux Parisiens, par flots successifs, ils dévaliseraient les stocks de maisons à vendre ; le TGV fait des miracles en la matière [Steack haché cerise].

La flambée des prix de l'immobilier renchérit les coûts de main d'œuvre dans les secteurs concernés : industrie du bâtiment ou services directement ou indirectement en rapport avec l'immobilier (banque, assurance, entretien, etc.). L'Espagne constitue un cas d'école : Lorsque je suis fort, c’est alors que je suis faible. A ce titre, l'ISF imaginé pour de mauvaises raisons - hargne de l'électorat mitterrandien vis-à-vis d'une bourgeoisie forcément rance et étriquée - va probablement être supprimé pour d'aussi mauvaises raisons : bêtise d'une majorité UMP prête à flatter son électorat de retraités avantagés par la bulle immobilière, 'riches sans rien faire'.

L'ISF rapportera à l'Etat 3,9 milliards d'euros en 2011 (chiffres Ouest-France) mais c'est une des rares taxes limitant aujourd'hui les excès de la bulle immobilière... Evidemment, si les prix des logements refluaient, l'ISF perdrait tout intérêt économique... Un jour, qui sait ?

[1] 9 % des ménages déclarent entre 35.550 et 84.500 euros ('haut revenus'). 1 % déclarent plus 84.500 euros ('très hauts revenus'). « Les plus riches que riches regroupent 6.000 contribuables. 0,01 % des foyers. Leurs revenus vont de 688.000 euros par à 13 millions - un million d'euro par moises Français peu nombreux mais très riches »

Incrustation : Les trois régions économiques de l'Ouest (Basse-Normandie, Bretagne et Pays-de-Loire)...


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