Comprendre Nicolas Machiavel (1/2)

par maQiavel
lundi 22 septembre 2014

Cet article en deux parties a comme ambition folle de se vouloir une synthèse des analyses politiques de Nicolas Machiavel. Elle s’appuie en grande partie sur la préface des « discours sur la première décade de Tite Live » d’Alessandro Fontana.

La motivation principale de l’auteur est de montrer que les leçons de sociologie, d’anthropologie et de stratégie politiques de Nicolas Machiavel sont toujours d’actualité malgré les siècles qui passent. Car comprendre Machiavel, c’est aussi comprendre notre monde, sa lecture n’a aucun autre intérêt que de stimuler des réflexions sur son actualité persistante.

I. Un analyste politique et non un philosophe

On peut interroger philosophiquement les textes de Machiavel sans pour autant faire de lui ce philosophe qu’il n’était pas.

Nicolas Machiavel est avant tout un analyste politique et inaugure ce que l’on peut bien appeler « l’ analyse politique de la conjecture à partir d’ un événement présent » en évaluant les intentions manifestes ou cachées des princes , leurs intérêts , les forces en présence , les enjeux et les chances de succès.

On ne peut pas comprendre Machiavel si on ne comprend pas que c’est un homme d’Etat : il occupe la charge de secrétaire de la seconde chancellerie de la république de Florence avant d’être rattaché à la magistrature des « Dix » qui était l’organe chargé des affaires extérieures. C’est ainsi qu’il a été à plusieurs occasions envoyé comme émissaire de la république dans de nombreuses villes Italiennes et a remplit des missions diplomatiques en France et en Allemagne. Il est contemporain des bouleversements survenus en Italie dès 1494 qui devient le théâtre d’une guerre de conquête et d’expansion territoriale de puissances étrangères. Après la chute de la république de Florence, Machiavel ne cesse de faire allégeance aux nouveaux maitres, les Médicis et va demander en vain de reprendre du service.

« Le sort ayant fait que je ne sais discuter ni de l’art de la soie, ni de l’art de la laine, ni des gains et des pertes, il me faut discuter de l’Etat ».

Résigné à son sort, il passe ses journées à s’encanailler et à jouer aux cartes dans les tavernes et le soir, se met à la lecture textes anciens et à l’écriture. Dans une lettre célèbre, il dit revêtir le soir des habits royaux pour converser avec les hommes d’Etat anciens. Ce qu’il vise maintenant comme Thucydide dans ses histoires, c’est un « acquis pour toujours ».

Ce qui apparait immédiatement, c’est que ses textes ne se rattachent ni à la tradition des traités de politiques antiques, ceux de Platon ou d’Aristote par exemple, ni à celle de la littérature juridico –politique médiévale. Machiavel ne se veut pas un maitre de vérité à l’instar des sages anciens.

Il analyse l’histoire avec l’œil du diplomate et le présent avec l’œil de l’historien, ce qui explique que sa vérité trouve sa légitimation dans ce qu’il sait par l’expérience acquise et de ce dont il parle à partir de l’histoire.

Le statut de la vérité n’a pas chez lui la belle clarté des idées Platoniciennes mais prend racine dans la matière, dans le vivant, dans un réel informe, paradoxal et chaotique dont elle a du mal à se déprendre. Son argumentation est fondée sur la vérité de fait et non sur la vérité de droit ou de Raison. Son approche est celle du diplomate, du fonctionnaire soucieux dans l’ordre de la nécessité et de l’efficacité à donner des règles de conduites et des conseils selon les circonstances.

Son argumentation mélange à souhait les trois genres de la rhétorique d’Aristote : le genre délibératif (conseiller, mettre en garde), épidictique (blâmer ou louer) et judiciaire (accuser ou défendre).

Dans ses analyses, on retrouve la perspective multiple (adopter de multiples instruments d’ interprétation dans l’ évaluation d’ un même épisode ), l’ exhaustion analytique ( prendre en compte toute la gamme de possibilités) , les raisonnements inductifs et déductifs ( de l’ exemple à la règle et de la règle à l’ exemple ), la réserve ( de l’ exception à une règle générale ), l’ excuse ( à propos d’ agissements d’ acteurs.

II. Anthropologie élémentaire de Machiavel

Pour Nicolas Machiavel, les hommes sont menés par des appétits sans limites, des désirs insatiables qui les poussent à vouloir acquérir plus qu’ils ne peuvent obtenir, ce qui engendre des ambitions démesurées et néfastes d’ un coté et le mécontentement chez ceux qui ont moins ou rien.

L’anthropologie Machiavélienne est donc de tradition épicurienne. Le principe du désir immodéré traverse la pensée antique et toute son éthique est fondée sur la maitrise des désirs et du gouvernements des passions par la pratique de vertus telle que « la juste mesure » de Platon , « la tempérance » d’ Aristote , « l’ ataraxie » des Epicuriens , « l’apathie des stoïciens » , mode de vie assurant selon les écoles le bonheur , le plaisir ou la tranquillité de l’ âme.

Chez Machiavel, le désir immodéré et toujours insatisfait apparait comme une donnée immédiate de la nature humaine. Il fait peu cas des techniques antiques de l’ascèse pour la maitrise des désirs, ce qui l’intéresse, ce sont leurs conséquences c.à.d. les luttes et conflits politiques.

Il affirme que dans toutes les cités, dans tous les Etats et dans tous les peuples, il y’ a les mêmes désirs et les mêmes affects et qu’ils y ont toujours été. C’est l’identité de ces désirs et de ces affects qui entrainent la similitude des événements opérant une sorte de naturalisation de l’histoire : l’histoire se présente comme un exemple pour le présent et permet la prévision du futur, les hommes étant toujours traversés par ces passions. L’histoire devient donc un réservoir d’exemples destinés à se répéter.

 D’ où l’importance de la lecture politique de l’histoire, qui ne doit pas être une lecture de plaisir mais de connaissance. L’histoire doit être maitresse de l’action politique, qui doit y trouver des modèles et des contre exemples. Sans cela, pas de critères un tant soit peu évident pour rendre intelligible le présent. Machiavel présente donc l’histoire à la lumière du présent comme un mouvement immanent.

La nécessité est cette contrainte extérieure exercée par ce mouvement qui impose un nombre restreint de possibilités et imprime donc une détermination aux décisions et actes des acteurs politiques. Machiavel inscrit donc la politique dans une historicité immanente dans laquelle la liberté de choix, la volonté libre, l’espace de liberté va se rétrécir devant les contraintes et les nécessités. La politique ne se présente donc pas comme un « objet », comme une chose mais comme un entrelacs de rapports infinis et indéfinis pris dans un ensemble de variables indépendantes.

Sous l’empire des nécessités, les meilleures décisions sont celles qui comportent le moins d’inconvénients d’où la multiplication des raisonnements en partie double (pertes et profits, avantages et inconvénients) dans la rhétorique Machiavélienne :

«  Et dans toutes les choses humaines, si on les examine bien, on voit qu’on ne peut jamais supprimer un inconvénient sans qu’un autre ne surgisse. Aussi faut il dans toutes nos décisions considérer le parti ou il y’ a le moins d’inconvénients et le prendre pour le meilleur car on n en trouve généralement aucun qui soit tout à fait sans risques et sans danger ».

Machiavel théorise donc le principe du moindre mal dans les décisions politiques.

Savoir tirer des règles ayant une validité universelle d’événements particuliers localisés dans le temps et dans l’espace est le bénéfice que doit procurer la lecture de l’histoire.

Et l’ une des grandes règles Machiavélienne est la suivante : la volonté de domination et d’ empire ne s’ arrête que si une autre volonté s’oppose à elle , il n’y a rien d’ autre qui puisse y faire obstacle , tout le reste n’ est que rêve et illusions , comme l’ histoire l’ a montée depuis toujours et ne cesse de le montrer aujourd’hui.

Cette règle va avoir des conséquences tant sur le plan de la politique intérieure (voir sa théorisation du gouvernement mixte) que sur le plan de la politique étrangère (voir sa théorisation de la nécessité de la puissance et de l’état de guerre).

III. Théorie du gouvernement mixte

Pour Machiavel, le rôle de bonnes lois et institutions est de mettre un frein aux appétits et aux désirs illimités des hommes.

Elles permettent également aux penchants aux appétits, aux désirs qui croissent d’ une manière ou d’ une autre dans les Etats de s’épancher (métaphore médicale de l’épanchement, ce qui est mauvais dans une cité étant l’engorgement de ces passions). Si ces passions n’ont pas de quoi s’épancher de façon « ordinaire » (ceux fournis par les lois et les institutions), elles ont recours à des moyens extraordinaires (illicites et illégaux comme le recours aux milices privées ou aux armées étrangères qui ruinent la vie libre*).

On retrouve pour Machiavel fondamentalement deux types de passions dans chaque Etat : celle des « populaires » (parti ochlocratique ) qui ne désirent pas être opprimés par les « optimates » (parti oligarchique) et celle des « optimates » qui désirent dominer et opprimer les « populaires ».

Le désir excessif du peuple d’être libre et le désir excessifs des optimates de commander vont avoir des conséquences sur le régime politique : s’ils ne s’accordent pas pour créer des institutions, un des corps (voir les deux comme ce fut le cas à Rome avec Marius et Sylla) se précipite pour favoriser un homme qui instaurera la tyrannie.

Caius Marius, chef de file des populare

Sylla chef de file des optimates, qui s'opposent aux populares et qui se fera nommé dictateur. La guerre civile entre les partisans de Marius et de Sylla signe le début de la fin de la république romaine.

Cependant pour Machiavel, si l’ambition des populaires ne parait pas inférieure à celle des optimates, elle se révèle être sinon l’inconvénient nécessaire, du moins un danger moins grave pour l’Etat, le désir des peuples étant rarement pernicieux pour la liberté * car naissant ou du fait d’être opprimés ou de la crainte de devoir l’être.

Ce que le peuple doit faire pour se protéger du désir de domination des optimates, c’est d’établir des contraintes pour maintenir le pouvoir des magistrats dans les limites de la légalité ordinaire.

« Le peuple, quand il fait des magistrats, doit les créer de manière qu’ils aient lieu d’appréhender, s’ils venaient à abuser de leur pouvoir ».

De là découle un autre principe Machiavélien  : la nécessité d’instances de surveillance et de limitation des pouvoirs publics.

Atelier constituant : un groupe de citoyens qui s' entraine à écrire eux-mêmes la meilleure Constitution possible partant du principe que ce n' est pas aux hommes au pouvoir d' écrire les règles du pouvoir et que le role de la constitution est de limiter le pouvoir des gouvernants.

Machiavel s’appuie sur ce principe pour élaborer sa théorie du gouvernement mixte qui consiste en l’équitable distribution des forces des pouvoirs entre le prince, les optimates et le peuple, chacune de ces instances devant contrôler les autres, le bon pouvoir correspondant à un équilibre et à une équitable distribution des forces en présence.

IV. De la nécessité de la puissance

S’il est possible pour Machiavel que la volonté d’empire et de domination soit réfrénée par des bonnes lois et institutions découlant de consensus dans la politique intérieure, aucun consensus n’est trouvable en ce qui concerne les rapports d’Etat à Etat, ce qui a pour conséquence que les relations internationales sont par définition chaotiques et anarchiques.

Des idéalistes comme Kant, Grotius ou Wilson vont s’opposer à Machiavel et élaboreront le fondement théorique de l’organisation des nations unies :selon cette école de pensée, il faut multiplier les efforts pour soumettre ce chaos, cet arbitraire et ce désordre régissant les rapports entre Etats , à une législation universelle sommée de faire le partage entre ce qui relève de l’ ordre du droit , des pactes , des conventions juridiques , et ce qui est de l’ ordre de la guerre.

Machiavel pensait lui que ce partage était vain : pas de conciliation possible dans les rapports entre Etats entre ce qui relève de l’être et du devoir être. Ce sont deux lignes parallèles qui ne se rencontrent que très rarement dans l’histoire.

« Mais la distance est si grande entre la façon dont on vit et celle dont on devrait vivre, que quiconque ferme les yeux sur ce qui est et ne veut voir que ce qui devrait être apprend plutôt à se perdre qu’à se conserver ».

Il s’appuie sur sa perception de la psychologie humaine pour montrer qu’ordonner le chaos international n’est pas faisable : c’est pour deux raisons qu’un Etat fait la guerre, l’une pour dominer et l’autre par crainte d’être dominé. De plus, la peur de perdre produit chez ceux qui possèdent les mêmes envies que chez ceux qui désirent acquérir car il ne semble pas aux hommes (ou aux Etats) posséder avec sécurité ce qu’ils ont s’ils n’acquièrent pas autre chose encore. Et enfin les Etats s’élèvent d’une ambition à une autre : d’ abord ils cherchent à ne pas être dominés, ensuite ils souhaitent dominer autrui. Le désir de ne pas être dominé fait que chaque Etat élève sa puissance pour être en mesure de combattre les autres. Le principe général de ces événements est que les Etats en ne cherchant à ne pas craindre finissent par faire craindre les autres.

De là une nouvelle loi universelle Machiavélienne : l’expansion représente moins l’exception que la règle des Etats qui sont obligés de s’agrandir s’ils ne veulent pas périr.

Dans ce cadre, la nécessité c.à.d. la contrainte liée aux événements historiques l’emporte sur la raison et la sagesse :

- Si une cité est bien préparée pour la défense, ce qui la rendrait difficile à prendre

- Si elle se tient dans ses limites et que l’on voit par expérience qu’elle est dénuée d’ambition

- Si elle avait une loi ou une constitution lui interdisant de s’agrandir

- Si l’équilibre pouvait être ainsi maintenu indéfiniment

------> Il arrivera rarement que quelqu’ un puisse former le dessein de s’en emparer ou que quelqu’un craignant pour lui-même lui fasse la guerre.

Machiavel admet que ce serait là pour une cité la véritable vie politique et la véritable tranquillité, cette posture est donc bonne chose selon les arguments de Raison.

Mais …les choses humaines étant en mouvement et ne pouvant rester stable, la nécessité entraine à beaucoup de choses auxquelles la Raison n’entraine pas :

- Si la nécessité pousse cet Etat à s’agrandir,

------> Ce serait supprimer ses fondements ce qui la ferait s’écrouler rapidement.

Cette posture défensive est donc mauvaise selon les arguments de la nécessité.

La seule garantie de la vie libre* dans ce contexte chaotique des rapports internationaux est la puissance assurée par l’exercice diplomatique et militaire.

D’où ce nouveau principe Machiavélien qui constitue le fondement de cette loi de la puissance qui régit tacitement les rapports internationaux : la politique n’étant qu’un jeu d’apparences de feintes et de simulation, n’est vrai c.à.d. efficace, que ce qui est bon pour la puissance.

V. De la morale

La logique de la politique n’exige pas, non qu’on supprime la morale mais qu’on la subordonne et qu’on la plie aux nécessités de la puissance.

Pour Machiavel, la morale perd donc son autonomie pour ne devenir qu’un adjuvant ou un obstacle à la politique selon les cas. La seule chose qui compte vraiment est le prix que l’on est prêt à payer pour atteindre tel ou tel but. C’est un calcul : tous les moyens étant bon ou mauvais, non par rapport à la morale mais selon le cout requis pour leur usage.

C’est ainsi que plusieurs moralistes l’ont accusé de faire l’apologie de la déloyauté, de la subversion, de la perfidie du meurtre arbitraire de la tyrannie et j’en passe. Machiavel a donné en français naissance à plusieurs termes à connotation diabolique tel que l’adjectif « machiavélique » qui désigne un homme cynique dépourvu d’idéal, de tout sens moral et d’honnêteté.

Pourtant ses écrits montrent un homme politique avant tout soucieux du bien public. Nicolas Machiavel ne fait qu’ amorcer par les principes ce que l’on appelle aujourd’hui la « realpolitik » ,des principes que les gouvernants ont en général suivies, avant et après lui sans avoir besoin d’ aller les chercher dans ses écrits. Tout au plus était il gênant pour les gouvernants que les gouvernés viennent à connaitre leurs pratiques, c’est ce qui a fait croire à plusieurs lecteurs de Machiavel (Spinoza, Rousseau, Hegel et d’autres) que « le prince » était en réalité le livre des républicains et que la vraie intention de Machiavel était de démasquer les princes en s’adressant aux sujets.

Machiavel n’a du reste pas cessé de déplorer les entorses que l’on est bien obligé de faire quand la nécessité l’ impose aux préceptes de la morale.

« Là ou il est tout à fait question de décider du salut de la patrie, il ne doit y avoir aucune considération de ce qui est juste ou injuste, compatissant ou cruel, louable et ignominieux. Au contraire, laissant de coté tout autre égard, il faut suivre entièrement ce parti qui lui sauve la vie et préserve la liberté *  ».

 

* Chez Machiavel, la liberté sur le plan de la politique intérieure est ce qu’il appelle « le gouvernement libre », celui qui est régis par des lois et non soumis à l’arbitraire d’un tyran, on pourrait associer cela à ce que l’on appelle aujourd’hui « la souveraineté populaire ».

Sur le plan de la politique extérieure, la liberté est fondamentalement l’indépendance politique par rapport à des peuples étrangers, ce que l’on appelle aujourd’hui « la souveraineté nationale ».


Lire l'article complet, et les commentaires