Comprendre Nicolas Machiavel (2/2)

par maQiavel
jeudi 25 septembre 2014

Cet article en deux parties a comme ambition folle de se vouloir une synthèse des analyses politiques de Nicolas Machiavel. Elle s’appuie en grande partie sur la préface des « discours sur la première décade de Tite Live » d’Alessandro Fontana.

La motivation principale de l’auteur est de montrer que les leçons de sociologie, d’anthropologie et de stratégie politiques de Nicolas Machiavel sont toujours d’actualité malgré les siècles qui passent. Car comprendre Machiavel, c’est aussi comprendre notre monde, sa lecture n’a aucun autre intérêt que de stimuler des réflexions sur son actualité persistante.

Voici un schéma descriptif de la vie des Etats selon Machiavel .

 

* Chez Machiavel, la liberté sur le plan de la politique intérieure est ce qu’il appelle « le gouvernement libre », celui qui est régis par des lois et non soumis à l’arbitraire d’un tyran, on pourrait associer cela à ce que l’on appelle aujourd’hui « la souveraineté populaire ».

Sur le plan de la politique extérieure, la liberté est fondamentalement l’indépendance politique par rapport à des peuples étrangers, ce que l’on appelle aujourd’hui « la souveraineté nationale ».

 

 VI. Des républiques et des principautés utopiques

La philosophie politique présuppose un monde régulier et continu, avec des limites assignables et des caractères bien établis, un monde qu’il s’agissait moins de modifier que de sauvegarder pour ce qu’il était, en le mettant à l’abri, autant que possible de tout changement oui transformation. Ce que l’on pouvait éventuellement former, c’était l’individu.

On pouvait prendre le monde d’ici bas pour la copie d’un monde plus parfait et accompli ou le considérer comme le passage pénible vers l’au-delà : les idées platoniciennes et la vallée des larmes.

Organisation idéale de la vie politique, telle que décrite dans « La République » de Platon

 

La condition nécessaire de tout cela étant un état de paix qui confère à ce monde sa stabilité et son ordre.

Dans la philosophie politique antique, les Etats étaient censés être en paix entre eux. La guerre était traditionnellement du ressort des historiens et n’apparaissait que comme l’interruption de la paix, l’arrêt du cours normal des choses.

Nicolas Machiavel n’est pas un philosophe mais un analyste politique qui part du réel (de ce qui existe et de sa perception de la réalité pour être plus précis , pour reprendre la phrase d’un de ses biographes, Quentin Skinner, « Machiavel naquit les yeux ouverts »), il prendra dans ses écrits des distances avec ces Etats ou ces régimes « que l’on a jamais vus ni connus comme réellement existants ».

VII. Du réalisme politique : l’état de guerre

Pour Machiavel, c’est la guerre et non la paix qui constitue le monde, c’est elle qui l’a rendu tel qu’il est et tel qu’il se manifeste, et c’est elle qui oblige maintenant à l’envisager pour ce qu’il est réellement dans son immanence et sa finitude radicale.

C’est la paix qui représente dans ce monde l’interruption fragile de la guerre et un état de belligérance permanent noue structurellement les rapports entre Etats car ce qui les mène, ce sont les forces qui les poussent nécessairement à la domination.

Cet état de belligérance rend précaire les pactes, la parole donnée, les engagements, suspendant toute convention et toute règle de civilité entre les Etats, c’est l’état de guerre(1).

Machiavel n’a fait que découvrir un monde qui était déjà là, il n’a pas inventé la politique, mais a plutôt ouvert le champ de ce que nous appelons « la politique étrangère ».

Conférence de Yalta se déroulant du 4 au 11 février 1945 pendant laquelle les trois puissances participantes se répartissent les aires d’influences

 

Ce qui détermine la vie d’un Etat, c’est la logique qui le pousse à s’imposer aux autres Etats, par la diplomatie (qui n’est qu’une forme de guerre indirecte) ou par la guerre (directe).

La veille théorie de la justice cède en politique la place à des considérations de force et de rapport de force. Les conseils « scélérats » que Machiavel administre aux princes visent moins à berner leurs sujets qu’à camoufler comme disent les militaires leurs conduites et à sécuriser leurs arrières en vue d’une guerre toujours imminente.

La politique étrangère devient chez Machiavel l’idée régulatrice de toute politique possible et future.

VIII. Du couple sécurité puissance

Ce couplage est lié à l’état de guerre.

La pensée politique antique connaissait bien la question de la sécurité (sotéria, phylake, securitas) et on retrouve souvent chez les historiens la question de la puissance (dynamis, potentia) mais on les trouve rarement associé.

On en trouve cependant une trace dans l’oraison funèbre que Thucydide fait prononcer à Périclès

 

Les termes grecs que Machiavel traduit par « sécurité » désigne l’assurance que les gouvernants ne confisquent pas le pouvoir à leur profit ou encore le maintient des règles qui régit la vie politique, il s’agit fondamentalement d’opérations de mise à l’ abri, de conservation, de perpétuation (sotéria).Quant à la phylaké, elle désigne avant tout la tache de veiller pour protéger, d’être attentif pour ne pas perdre quelque chose. Lasécuritas romaine elle, désigne plus politiquement chez Cicéron la sauvegarde, le salut du régime républicain et tacite l’associe à la libertas, comme rempart contre la Tyrannie.

Chez Machiavel, la sécurité est d’entrée de jeu lié à la puissance. Sécurité et puissance s’engendrent et se conjuguent ainsi dans un mouvement réciproque : pas de domination à l’extérieur (domination, expansion, conquête) sans sécurité à l’intérieur (stabilité des institutions, paix sociale, préparation militaire).

La puissance est donc la nécessité d’expansion, la sécurité est l’ordre, la stabilité des institutions, des lois, des mœurs et coutumes politiques. Privé e sécurité et de puissance les Etats sombrent dans la corruption et le désordre : c’est leur dissolution.

Ce qui ruine la sécurité et voue les Etats là un déclin inexorable sont, pour Machiavel, la corruption des mœurs politiques et les luttes des factions.

Le principe de sécurité, aux moments de grands dangers devient « le salut de la patrie », principe qui légitime le recours à tous les moyens.

Assassinat de César qui s’octroie la dictature à vie

 

Quant à la puissance, à ses moyens, à ses modalités, ce n’est pas les écrits politiques légués par la tradition qu’on en trouve les fondements et les effets mais dans les récits historiques, ceux de Thucydide par exemple (2) ou dans l’histoire romaine telle que la raconte Tite Live.

Pas de Puissance donc sans l’ordre assuré, et Machiavel semble penser que les régimes républicains sont les plus surs et donc les plus aptes à la manifestation de la Puissance. S’il n’aime pas les Tyrannies, c’est moins pour des raisons morales qu’à cause du fait qu’elles ne sont pas sures.

Par le couplage de la pratique de la sécurité et de la puissance, les affaires internes des Etats sont liées de façon indissoluble aux affaires externes qui en sont désormais devenues les tenants nécessaires et les aboutissants ultimes. Il doit donc y avoir une continuité pour Machiavel entre la vie civile et militaire, entre le citoyen et le soldat, l’idéal étant celui du peuple en arme.

Lorsque Machiavel par de lois , de coutumes , d’ institutions , de façon de procéder dans la cité , c’ est toujours implicitement ou explicitement avec des critères de forces ou de faiblesse , de stabilité ou d’ instabilité , à l’horizon de cette guerre toujours proche et à laquelle on ne peut pas se soustraire , qu’ on soit obligé de se défendre ou que l’ on soit amené à attaquer.

IX. Du couple vertu / fortune

L’état de guerre est le temps des accidents et du hasard. Carl Von Clausewitz parlera du « brouillard de la guerre ».

 La guerre introduit une rupture radicale dans l’ordre de la temporalité, ce qui fait irruption maintenant est un présent qui se manifeste sous formes d’événements singuliers, d’accidents, de hasard qui donne aux événements un caractère imprévisible et changeant qui constituent « la fortune ».

Les temps étant toujours variables, et la nature des hommes n’étant pas souple, ne rencontreront de succès que ceux, peu nombreux sinon introuvable, qui sauront s’adapter à ce que Machiavel appelle « la qualité des temps » (adaptation qui concerne aussi les Etats).Exception faites de l’homme supérieur, incarnation de la subjectivité agissante et décidante, capable de battre la fortune et de la soumettre à sa volonté.

Cette subjectivité qui prend racine moins dans la liberté que dans la nécessité est ce que Machiavel appelle la virtù (vertu). Il convient de noter que la vertu dont il est question ici n'est pas à confondre avec la vertu au sens moral du terme décrite dans la philosophie politique.

La vertu Machiavélienne est quelque chose qu’on a ou qu’on n’a pas, et non pas quelque chose qui s’apprend, qu’on atteint par les exercices, comme dans la morale antique ou la spiritualité chrétienne. Elle est une donnée immédiate de la subjectivité et ne se révèle que par ses manifestations visibles, c’est une énergie, une puissance que l’on trouve aussi bien dans les individus que dans les Etats.

Parmi ses caractéristiques Nicolas Machiavel cite :

La prudence : capacité de voir de loin et à prévoir 

La sagesse : dans le discernement de ce qui est bon, et n’est bon que ce qui est efficace, la seule forme de légitimation étant la réussite

 - La détermination : une fois décidé quelque chose, il faut s’y tenir 

La rapidité : contre toute tendance dilatoire consistant à gagner le bénéfice du temps,

La ruse , la tromperie , la fraude : d’ ou la nécessité de masquer les desseins dont la découverte pourrait affaiblir , la politique n’ étant qu’ un jeu d’ apparences , de feintes et de simulations , n’ est vrai que ce qui est bon pour la puissance. Le jeu politique est donc semblable à un théâtre de personnages masqués qu’on peut, s’ils ne s’y prennent pas comme il faut, découvrir. Dans ce théâtre, l’art de la politique consiste à mettre et arracher des masques selon les deux interprétations classiques du machiavélisme (en vérité, les deux choses ne font qu’une et sont inextricablement mêlées). 

« Arrangez-vous toujours pour embrouiller vos adversaires. S'ils ne savent jamais avec certitude qui vous êtes ou ce que vous voulez, ils sont incapables de concevoir ce que vous risquez de faire le coup d'après. La meilleure façon, parfois, de les déconcerter consiste à accomplir des gestes qui n'ont aucun but, voire même à paraître œuvrer contre vos propres intérêts ». Petyr Baelish dans le Tome 8 de la série de romans « Le Trône de fer ».

Le domaine de la subjectivité est donc celui ou s’exerce la vertu des hommes qui savent prendre les bonnes décisions en infléchissant l’emprise de la fortune.

 

x. Du législateur

La décision fondatrice est celle qui édicte les lois qui vont instituer l’ordre constitutionnel et les mœurs juridico politique d’une cité. La loi est un commandement qui émane d’un individu, d’un pouvoir souverain et les représentants visible de cette individualité souveraine étant :

- les grands législateurs de l’antiquité (Solon, Moise ou Lycurgue).

Lycurgue

 

- Des hommes d’exception capables de ramener périodiquement les lois et les institutions à leur bonté originaire ou d’instaurer un ordre nouveau dans les cités corrompues

Ces législateurs primitifs agissent en marge et à l’ écart de toute légalité ordinaire (parce que cette légalité n’existe pas encore pour la première catégorie ou parce qu’elle n’existe plus pour la seconde).Leur action se situe dans ce domaine extra-juridique que Machiavel appelle « l’extraordinaire ».

Ces grands législateurs /réformateurs se situent dans une sorte de transcendance (car sont en dehors de l’histoire ou bien la suspendent) immanente (car c’est grâce à leur travail législatif que l’histoire se remet en mouvement.

L’idée d’ un commencement ou s’ exerce une volonté humaine créatrice des lois est étrangère à la pensée politique médiévale , pour laquelle les lois sont censées dériver d’ un ordre naturel ou divin régis par la « ratio » et la « justicia  » , les principes constitutifs du «  jus ».Quant aux princes , ce n’ est pas d’ eux , de leur volonté de leur arbitre que dérivent les lois , ils en sont seulement les garants et les protecteurs selon les principes de l’ équité , du Bien commun , de la justice commutative et distributive.

La vraie rupture qui s’établit entre Machiavel et la tradition concerne non pas tant la séparation de la politique et de la morale (les princes ayant suivis les principes Machiavéliens avant Machiavel) que le primat de la « lex » sur le « jus » et la supériorité de la volonté souveraine qui était censé être l’ordre naturel et divin du monde.

C’ est à partir de cette opposition entre la loi et le droit , entre la subjectivité constituante et l’ordre constitué que va s’ouvrir un domaine de luttes et de conflits dans le droit public et dans la pensée politique Européenne ou l’on ne cessera d’invoquer Machiavel pour s’opposer à lui , pour prendre des distances à son égard ou pour l’annexer à son camp.

XI. En conclusion

Dans cette série d’ articles , bien des thématiques Machiavéliennes ont été laissées de coté ( entre autres la supériorité des armes propres sur les milices mercenaires , la plus grande efficacité d’ une armée animée par un idéal patriotique et religieux par rapport à une armée faisant une confiance excessive au potentiel militaire et à la puissance de feu , la subordination de la sphère privée à la sphère publique , la nécessité pour un Etat d avoir un trésor public riche et des particuliers pauvres , l’aversion pour les régimes tyrannique ou oligarchique , tenus par des hommes visant à satisfaire leurs convoitises propres plutôt que l’utilité publique etc.), aux lecteurs des l’articles de se faire d’ eux-mêmes une idée de l’ homme en consultant ses textes à la source.

La nouveauté fondamentale de la pensée de Machiavel est d’avoir reconnus sur la politique les effets de « l’état de guerre » (1) et ses contraintes.

On peut s’étonner en le lisant de la confiance naïve et inconditionnelle qu’il semble avoir accordé à la puissance, ne voyant pas que livrée à elle-même, elle porte en elle un principe de mort dont l’issue ne peut être inéluctablement que son anéantissement et sa destruction. Mais on comprend aussi qu’elle est un moindre mal car il vaut mieux être soi même puissant que d’être dominé par une puissance étrangère.

La solution à cette alternative a été pour les idéalistes (notamment Emmanuel Kant)d’imaginer un droit défendu par des instances d’arbitrage et de jugement agissant sous la contrainte de lois acceptées et imposée par toute la communauté internationale. Une solution qui devrait en principe mettre fin à l’histoire, cette histoire de la guerre et de l’état de guerre. Pourtant, on constate, malgré l’instauration de telles instances que l’état de guerre est plus présent que jamais et que ce ne sont pas les grands principes moraux et des règles morales abstraites qui régissent les relations internationales mais les intérêts et les rapports de force.

Et qui donc est censé faire respecter ce droit international ? L’ordre international n'a pas d'arbitre qui soit neutre et impartial et lorsque cet arbitre émerge, il n’est ni l’un, ni l’autre : certains États peuvent atteindre une telle puissance qu'ils peuvent jouer ce rôle d’arbitrage , cependant, la puissance même de l'hégémon implique qu'il aura un intérêt dans tout conflit et par conséquent, en jouant le rôle d’arbitre, il défendra avant tout, non une conception de justice fondé sur une morale mais ses intérêts et sa puissance. Il s’en suit que ces institutions jouant le rôle d’arbitrage seront fatalement destinées à être au service des puissants.

On peut répondre que seule l’exportation planétaire de la « démocratie » pourrait mettre fin à l’état de guerre, mais comment s’exporterait- elle ? La réponse : à la pointe des fusils et au mépris des règles que la puissance exportatrice prétend défendre. 

Les Conséquences sur les enfants des bombardements de l'OTAN en Libye.

 

Pascal dira que la justice sans la force est impuissante et que la force sans la justice est tyrannique mais quel garantie avons-nous que celui qui dispose de la force est juste ? Aucune.

En d’autres termes, la lecture de Machiavel fait comprendre que l’état de guerre est loin d’être terminé et ne se terminera probablement jamais.

A partir des textes de Nicolas Machiavel, deux lectures se sont dégagées et côtoyées :

- Une lecture sensibles aux thèmes républicains et à leur caractère anti tyrannique et anti -oligarchique (Rousseau, les Jacobins etc.).

- Une lecture prenant appuis sur la puissance (Hegel, Nietzsche, Cal Schmitt).

Il y’ aura toujours deux usages possibles des écrits de Machiavel car c’est le propre de ses conseils de s’appuyer sur une double perspective (s’adresser simultanément à deux destinataires : aux optimates qui souhaitent instaurer une tyrannie et aux populaires qui souhaitent y résister, aux Etats qui veulent imposer leur hégémonie et aux Etats qui y résistent etc.).

Si ambigu que soit « l’acquis pour toujours » que Nicolas Machiavel nous a légué, ses enseignements resteront d’actualité tant que la politique existera.

 

 

(1) On trouve une première trace de cet état de guerre chez Platon (Lois I 625 ab) mais l’idée du crétois Clinias, selon laquelle les Etats sont toujours en guerre est vite repoussée par l’Athénien. Rousseau dans un fragment en donne la définition suivante : « j’appelle donc guerre de puissance à puissance l’effet d’une disposition mutuelle, constante et manifeste de détruire l’Etat ennemi ou de l’affaiblir ou moins par tous les moyens qu’on peut. Cette disposition réduite en acte est la guerre proprement dite, tant qu’elle reste sans effet, elle n’est que l’état de guerre ».

(2) Le célèbre débat qui a lieu en 416 av JC entre les émissaires d’Athènes, cité « démocratique » et les Méliens, débat entièrement centré sur la logique sécurité /puissance et qui annonce ce que nous appelons aujourd’hui « la guerre préventive ».


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