Coup de projecteur sur ces sondages aussi critiqués qu’utilisés

par anne
jeudi 11 janvier 2007

Loïc Blondiaux est professeur de science politique à l’IEP de Lille. Il est par ailleurs chercheur au CNRS (CERAPS/Lille II). Il travaille actuellement sur le thème de la démocratie participative. Il est notamment l’auteur de « La fabrique de l’opinion », une histoire sociale des sondages (1998, Seuil), et le coéditeur des collectifs « La démocratie locale ». « Représentation, participation et espace public » (1999, PUF, avec Gérard Marcou et François Rangeon), « Démocratie et délibération » (2002, Politix n°57, avec Yves Sintomer), « Dispositifs participatifs » (2006, Politix n°75, avec Dominique Cardon). Il décortique avec nous le rôle qu’ont acquis les sondages et en quoi ils peuvent être critiqués.

Quel regard portez-vous sur le rôle des sondages dans la campagne présidentielle actuelle ?

Comme depuis 1965, les sondages jouent un rôle important dans un type d’élection - l’élection présidentielle - qui se prête à leur intervention. Ce rôle est aussi de plus en plus précoce. Mais la nouveauté de cette année, c’est l’importance évidente prise par les sondages dans la sélection des candidats à la candidature. En 1980, lors de l’investiture socialiste, les sondages ont eu leur rôle dans la bataille Rocard-Mitterrand. Mais ce n’est pas le candidat des sondages qui s’est imposé, mais celui de la majorité de l’appareil. Cette fois-ci c’est totalement différent. Le processus de sélection a très largement obéi à la logique des sondages. Ce qui me frappe cette année, c’est l’efficacité avec laquelle l’argument selon lequel Ségolène Royal était la seule à pouvoir battre Nicolas Sarkozy s’est imposé à l’intérieur même du Parti socialiste. Et ceci notamment parce que le PS est majoritairement un parti d’élus qui veulent naturellement être réélus. Les sondages sont donc devenus une ressource politique essentielle, même s’il ne faut pas négliger les efforts accomplis simultanément par la candidate Royal pour rallier les "grosses" fédérations au sein de l’appareil.

Les sondages sont aussi utilisés par la presse pour leur force de vente ?

Les sondages électoraux sont essentiellement utilisés par la presse, et par les journalistes politiques en particulier, pour dramatiser le récit de la campagne et évaluer, a posteriori l’efficacité relative des stratégies et des "coups" portés par chacun des candidats. Nous sommes ici en plein dans ce que les Américains appellent la "horse race politics", la "politique de la course de chevaux". Cette forme de journalisme politique s’impose au prix du renoncement à un traitement plus en profondeur des enjeux de la campagne mais aussi au prix d’une certaine lucidité statistique : une hausse de 2% des intentions de vote pour tel candidat, insignifiante statistiquement, sera pourtant commentée abondamment de manière à pimenter et à théâtraliser la campagne, à maintenir l’intérêt continu des spectateurs.

Quel impact sur les électeurs les sondages électoraux peuvent-ils avoir sur les électeurs ?

Cette question fait souvent débat. Il est cependant impossible de mesurer scientifiquement cet impact. Plusieurs hypothèses ont été avancées, elles n’ont jamais pu être validées. On peut cependant penser que les stratégies de vote peuvent aussi dépendre des informations données par les sondages. Différents indices tendent à montrer, par exemple, que la mémoire du rôle joué par les enquêtes en 2002, qui anticipaient sur un second tour inéluctable entre Chirac et Jospin, est très certainement présente à l’esprit des électeurs de gauche de 2007. Il est possible que le réflexe du vote utile s’impose de manière massive cette année dans cet électorat, mais cela reste, comme toujours en politique, difficile à prédire.

Pensez-vous, comme certains le disent, que les sondages peuvent être faussés par le manque d’honnêteté des sondés ?

Je suis plutôt dubitatif sur ce point. A mon sens, l’inexactitude de certains sondages peut s’expliquer par d’autres facteurs que le "mensonge" supposé des sondés. Il est beaucoup plus important de considérer la difficulté que les instituts de sondage rencontrent pour anticiper le niveau de la participation électorale. Il convient également d’intégrer à l’analyse un élément temporel. Les études montrent que de plus en plus d’électeurs se décident au dernier moment. Voilà qui explique aussi une partie des approximations des sondages électoraux.

En quoi le mode de fabrication des sondages est-il critiquable ?

Plusieurs raisons doivent être évoquées. La première est le fait que les sondés sont soumis à la pression de la réponse. Sur une question donnée, un sondé peut ne pas avoir d’avis, entretenir des points de vue nuancés ou contradictoires ou, à tout le moins, avoir un avis qui n’entre pas dans les catégories prévues par l’enquête. Questionné par un institut, il va être forcé non seulement de se faire une opinion mais aussi d’accepter la formulation, forcément simplifiée, qu’en propose le questionnaire. C’est problématique. La clé est aussi de savoir quelle utilisation sera faite des réponses. Parfois, le sondé hésitera à répondre ou fournira une réponse vague. Comment l’enquêteur de l’institut de sondage va-t-il traiter cette réponse ? Va-t-il la faire entrer dans une catégorie de réponse au risque de déformer l’avis du sondé ? On voit bien là l’enjeu du contrôle et de la rigueur des instituts de sondage. Un autre problème est celui de la non-comptabilisation des personnes refusant de répondre. Imaginons qu’un sondeur doive appeler dix personnes avant d’en trouver une qui accepte de répondre. En quoi cette personne est-elle représentative des neuf précédentes ? Le problème se pose avec encore plus d’acuité dès lors qu’on sait que les gens qui acceptent de répondre aux sondages d’opinion portant sur des questions politiques sont en général plus éduqués et sans doute plus politisés que la moyenne. Là encore, la représentativité de l’échantillon est contestable, sauf si la probabilité de répondre est la même que celle d’aller voter. Pour des raisons pratiques, il y a aussi déperdition de certaines classes d’âge (les jeunes sans téléphone fixe ne sont pas sondés) et aux deux extrêmes de l’échelle sociale. Les SDF sont un exemple évident mais les cadres supérieurs sont également plus difficiles à joindre. De ce fait, ils ont moins de chance d’être touchés par les instituts.

Les sondeurs procèdent à des redressements par rapport aux données brutes ?

Politiquement et socialement, les données brutes que produisent les instituts ne sont pas toujours représentatives. Certaines populations sont plus difficiles à toucher que d’autres, que l’on songe notamment aux électeurs du Front national ou, naguère du Parti communiste. Tous les instituts utilisent à peu près la même technique de correction. Ils demandent à la personne interrogée pour qui elle a voté à l’élection précédente de même nature. En comparant les réponses de l’ensemble de l’échantillon aux résultats réels, ils corrigent et pondèrent. Cette technique est intéressante mais elle est mise en difficulté dès lors que le paysage politique change et que des forces politiques nouvelles émergent, ce qui arrive désormais à chaque scrutin. Elle a toujours un temps de retard.

Les instituts de sondage en France ne publient que les données corrigées.

Peut-on envisager une publication des données corrigées et des données brutes ?

Je pense en effet que ça serait plus honnête. A la suite de l’échec rencontré par les instituts de sondage anglais aux élections législatives de 1992, cette double publication a été préconisée en Grande-Bretagne. Le problème principal en France tient à ce que les instituts de sondages sont très réticents à livrer leurs secrets de fabrication, à lever le voile sur les méthodologies qu’ils utilisent. Le débat public autour de la méthodologie et de la qualité des enquêtes est de ce fait embryonnaire. Il existe bien une Commission des sondages, autorité administrative indépendante intronisée en 1977 pour contrôler l’activité des instituts en période électorale, mais celle-ci dispose de peu de moyens matériels, intervient a posteriori, lorsque l’enquête a été publiée et que le mal est fait. Elle ne publie par ailleurs que de simples avis dont la diffusion est sans commune mesure avec l’impact du sondage publié.

Vous venez de nous montrer que les sondages ne sont pas toujours représentatifs de l’opinion. Pourtant ils sont très utilisés actuellement. Ce qui pousse certains critiques à revendiquer une plus grande réglementation des sondages, quitte à les interdire. Qu’en pensez-vous ?

Imaginons, par la fiction, un retour à la situation antérieure à l’existence des sondages, la qualité du débat démocratique en serait-elle amélioré pour autant ? Les sondages sont une donnée de fait. Ils fournissent aux électeurs une information décisive sur les chances d’élection respectives des différents candidats. L’essentiel aujourd’hui est d’en contrôler la rigueur et d’en mesurer l’interprétation. Je regrette d’un certain point de vue que, notamment au cours de la présente élection, les points de vue critiques susceptibles d’en relativiser l’importance et la signification se fassent moins entendre, notamment dans les grands médias où l’analyse des sondages devient le monopole des sondeurs eux-mêmes.

Quel sont selon vous les principaux problèmes soulevés par l’utilisation des sondages aujourd’hui ?

À mon avis, l’un des problèmes c’est qu’on a tendance à oublier que les sondages sont des produits qui sont achetés et vendus. D’une part, un sondage coûte cher. Le coût d’une question dans une enquête standard revient à peu près à mille euros. Tout le monde ne peut pas commander de sondage, a fortiori d’enquête un peu fouillée. Lorsqu’on commande un sondage, on impose des thèmes et des axes de questionnement, même si la formulation précise de la question est la plupart du temps négociée avec l’institut de sondages. Or, quel que soit l’intérêt qu’a l’institut à ne pas laisser de questions trop biaisées en faveur de telle ou telle réponse, nous savons que la forme et la formulation de la question peuvent influencer d’une manière sensible l’orientation des réponses. Il faut aussi garder à l’esprit qu’il n’y a pas que les sondages d’opinion. Il y a aussi les enquêtes qualitatives. Elles sont menées par les instituts de sondage sur de petits groupes de personnes auxquelles on soumet plusieurs thèmes et dont on enregistre, derrière une glace sans tain ou sous la forme d’un enregistrement, les réactions, afin notamment d’ajuster leurs discours de campagne. Nicolas Sarkozy, à l’image de ce qui se fait depuis longtemps dans des pays comme l’Italie, la Grande-Bretagne ou évidemment les Etats-Unis, est particulièrement friand de ce type d’outils importés du marketing. N’oublions pas que ces enquêtes rapportent plus, en termes de marge bénéficiaire, aux sondeurs que les sondages électoraux à proprement parler. Enfin, il faut aussi savoir que la diffusion publique d’un sondage dépend de l’accord de son commanditaire. Si déjà seuls les plus puissants financièrement peuvent commander des sondages, et si en plus il faut leur accord pour publier les résultats, on voit combien l’information est parcellaire.

Le problème se situe donc tant au niveau de la fabrication que de la diffusion et du commentaire ?

Effectivement. Rappelons que les journaux sont friands de sondages car ceux-ci sont supposés faire vendre (ce qui reste à vérifier) mais surtout parce qu’ils assurent une notoriété et une publicité gratuite au commanditaire. Si les chiffres en sont repris par d’autres médias, le journal commanditaire sera cité. C’est une obligation légale. Il est évident qu’ils ne renonceront pas de sitôt à à un tel instrument de notoriété, au risque de créer des "pseudo-événements", c’est-à-dire des informations qu’ils ont contribué très largement à fabriquer mais qui produiront des effets politiques du simple fait de leur reprise dans l’espace public.

Entretien réalisé le 5 janvier 2007. Propos recueillis par Anne S.


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