Décomposition politique dans une France à la dérive

par Bernard Dugué
mardi 4 mai 2021

 a) La vie politique française est assez spécifique, contrairement à l’Amérique où la politique se joue depuis des siècles avec deux partis et parfois quelque trouble-fêtes s’invitant à une présidentielle, comme Ralph Nader il y a quelques décennies. On observe une discipline plutôt bien suivie dans la gouvernance de l’exécutif à la Maison Blanche, alors que dans les deux chambres, chaque élu vote en fonction de sa conscience. Lors de la crise des armes chimiques de Syrie en 2013, lorsqu’une intervention américaine fut envisagée par la Maison Blanche, un vote négatif était en vue, avant que cette crise ne soit l’intervention. La France fonctionne différemment. Autant dans la gouvernance que la vie démocratique avec ses partis au gouvernement constitués par une alliance de deux ou trois partis, voire plus (cf. la gauche plurielle de Jospin, ou le tandem Modem LREM). La vie « démocratique » se joue avec de nombreuses formations couvrant l’échelle depuis la gauche extrême vers la droite extrême, sans compter tous ces micro-partis voués à la promotion d’une personnalité à l’ego surdimensionné. En fait, la France est gouvernée par quelques partis dominants alors que le débat politique et la vie militante se fait avec une quinzaine de partis minoritaires, quelques-uns sachant qu’ils ne feront aucune alliance. L’histoire récente depuis 1944 nous montre que les partis dominants ne le sont pas restés ad aeternam.

 

 b) De 1944 à 1974, la vie politique de la France fut orchestrée par deux formations dominantes, le parti gaulliste aux commandes nationales et le parti communiste jouant le rôle de première force d’opposition qui, si elle n’eut pas le pouvoir, exerça une influence considérable sur la vie politique. De Gaulle représentait l’unité de la nation retrouvée à la Libération dans un chaos indescriptible, ainsi qu’une combinaison de tradition dans les mœurs et d’audace dans la politique industrielle, libérale mais adossée à un plan et un Etat interventionniste. Le PC représentait ce qu’on appelait la classe ouvrière ou bien monde du travail. Il ratissait plus large, attirant les classes moyennes, des enseignants, des gens instruits et quelques bourgeois épris de justice sociale. L’intellectuel était forcément de gôche à cette époque. Le soin aux pauvres se partageait entre les organisations caritatives laïques d’obédience communiste ou syndicaliste, et le secours catholique. Ce schéma politique n’a duré que trois décennies et bien évidemment, les historiens l’associent aux Trente glorieuses.

 

 c) De 1974 à disons 2004, une autre séquence s’est dessinée. Les deux anciennes formations dominantes se sont effacées, surtout le parti communiste. Le gaullisme a été supplanté par le giscardisme dont la victoire finale fut pressentie avec un tandem Giscard - Barre. Mais le premier échoua à la présidentielle de 1981 et le second à celle de 1988. Le communisme a été quasiment balayé par le mitterrandisme, la chute finale étant symbolisée par le départ des quatre ministres communistes en 1983 et l’arrivée du réalisme économique de Laurent Fabius qui fut à Mitterrand ce que Barre fut à Giscard. La droite fut alors dominée par le chiraquisme alors que la gauche fut mitterrandienne. Non sans quelques figures retorses, Rocard dans la galaxie Mitterrand et Balladur dans la galaxie Chirac. Lionel Jospin et Martine Aubry ont incarné la poursuite du mitterrandisme, puis ce fut le tour de Dominique de Villepin dont la séquence est assez intéressante. La séquence Raffarin Villepin est inverse à la séquence Maurois Fabius. Certains y ont vu le signe d’un freinage.

 Pourquoi cet étrange destin du gaullisme et du communisme ? C’est assez simple à comprendre. La société a complètement changé, elle est devenue consumériste, pénétrée par une envie d’expériences humaines inédites, d’un désir d’entreprendre. Les nouvelles aspirations en terme de mœurs et de culture ont produit le délestage du gaullisme alors que le nouvel esprit de l’entreprise révélé par Actuel seconde formule à la fin des 70’s a enterré les rêves communistes. La profusion de bien de consommations et surtout, la culture de l’automobile, combinée au nouveau mode de diffusion d’infos et reportages à la télévision, ont façonné le terrain pour le déclin du gaullisme et du communisme. Avec notamment un affaiblissement de la classe ouvrière et la montée en puissance de la société de services.

 

 d) De 2005 à 2020, le monde a changé, avec Internet qui a représenté la seconde révolution symbolisée par le passage du hertzien au numérique. Les médias de masse ont vu apparaître la concurrence d’une masse de médias que l’on nomme réseaux sociaux. Et cette fois, le PS et le RPR en ont fait les frais. Le PS reçut un avertissement sans frais avec la dissidence de Fabius lors du vote sur le traité européen en 2005. Le long déclin du PS et du RPR était en marche. En deux séquences, alternance oblige. Nicolas Sarkozy a pris ses distances avec le chiraquisme alors que François Hollande se chargea de « couler » le navire socialiste. L’arrivée d’Emmanuel Macron n’a fait qu’accélérer la décomposition de la droite sociale libérale et de la gauche socialiste. Macron n’est pas le seul responsable. Jean-Luc Mélenchon est un acteur de la décomposition socialiste avec un score en trompe-l’œil en 2017. Alors que quelques pointures du PS ont rejoint la République en marche. A droite, des défections en nombre, avec Edouard Philippe, Jean-Pierre Darmanin, Bruno le Maire, grosses pièces de l’échiquier insérées dans le jeu en Marche ; alors que ce qui reste du RPR, devenu UMP puis LR, se déchire avec quelques figures lorgnant du côté d’un RN revigoré par la personnalité de Marine le Pen et quelques figures d’appoint, de Collard à Ménard. La constitution d’un front anti-RN avec Renaud Muselier en PACA ne fait que confirmer la décomposition de la droite républicaine actée depuis le retentissant fiasco de François Fillon après des primaires calamiteuses pour cette formation. Les Verts ne veulent plus que les enfants rêvent d’aéronefs mais ils se rêvent en pôle central pour faire renaître une gauche plurielle.

 Cette décomposition donne l’impression que le socle politique se dérobe, comme si l’on passait d’un état solide à un état liquide. Un axe central se confirme autour de Macron avec un parti dépourvu d’ancrage populaire, d’histoire et de pratiques militantes. Autour gravite un magma d’astres politiques cherchant leur centre de gravité ou souhaitant l’occuper. Il n’existe pas un bloc d’opposition solide et capable de gouverner. Cela n’empêche pas la France d’être gouvernée tant que la crise sociale est contenue. La séquence qui arrive est parsemée de dangers. Le tandem PC et De Gaulle tenait la société. Macron gouverne avec une faible adhésion alors que les partis périphériques ne tiennent plus la société et alimentent les colères et autres radicalités. 

 Qu’est-ce qui a caractérisé l’évolution récente de la société ? Dans l’ordre, la défiance face à l’Europe actée en 2005, la crise financière de 2008 causée par la crise des inégalités. Les interventions, directe en Libye, indirecte en Syrie, suivies des migrations de masse à partir de 2014 et des attentats de 2015. La crainte du climat avec les accords de Paris en 2015, engageant le pays dans une impasse industrielle. Les gilets jaunes en 2018. La division sociétale dans les ghettos. Les migrations de masse restent une épée de Damoclès soumise au chantage d’Erdogan. Combien de temps ce deal relativement peu coûteux, quelques milliards par an, peut-il durer ? La configuration sociale à risque issue de 2019 vient d’être fracassée par l’épidémie de Covid et les mesures de restriction. Cette fois, la situation est préoccupante.

 

 e) L’histoire des formations politiques accompagne notre histoire sociale, dépendante des événements du monde. Le virage de 1974 fut marqué par le délestage de deux options, la tradition conservatrice de la culture et des mœurs incarnée par De Gaulle, le rêve communiste que les Français ont fini par interpréter comme un cauchemar s’il se traduisait par un régime. Le tournant pris après 2007 répond à ce schéma. Le PS et la droite républicaine s’effacent. Ce qui s’efface, c’est aussi une certaine idée de vivre, une idée de la France, une vie qui malgré les secousses, était quand même emprunte de sérénité et de confiance, avec un brin de légèreté, même si les rêves d’un avenir meilleur s’étaient estompés après 1995 et les grandes grèves. En 2020, l’ancien monde paraît bien loin et la pandémie n’a fait qu’accentuer cette transition vers une époque inquiète, anxieuse. Les espérances d’un meilleur n’avaient cessé de monter, depuis 1945 jusque vers 1990 ou un peu plus, avec un vécu contrasté selon la position sociale. Puis les gens ont espéré maintenir ce qui fut acquis. 2020 marque une césure. La décomposition politique est le signe d’un monde hostile à venir et cette fois, la confiance est perdue pour un bon nombre. Macron souhaite une société garantissant le droit à une vie paisible. L’histoire semble en décider autrement. Sans doute faut-il en passer par un oxymore et désigner le futur comme un cauchemar paisible.

 

 f) Les Français auraient approuvé à 58% la tribune des généraux sur le retour à l’ordre et une participation de l’armée pour des opérations de maintien du socle sociétal. Rien de neuf sous le soleil. L’armée est restée dans plusieurs pays une planche de sauvegarde à défaut de salut par temps de crise. On l’a constaté en Algérie au moment islamistes, en Egypte après l’épisode Morsi et ses Frères musulmans, en Birmanie récemment, et dans de nombreux pays. Que la France se laisse séduire par ce genre d’idée est un signe. Je ne condamne ni les Français ni les militaires. J’analyse, c’est tout

 

 g) Autre analyse. L’abstention aux prochaines élections régionales et départementales risque de dépasser tous les records. C’est aussi un signe. La France dérive lentement.

 


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