Des saints, sinon rien
par Orélien Péréol
samedi 23 septembre 2017
Pour traiter de nos problèmes collectifs, nous sommes en train de quitter le terrain du discours politique et d’arpenter les chemins de la morale. Nous voulons une démocratie a priori : non pas la recherche de l’intérêt commun par le débat contradictoire sans contrainte (on remarquera le pléonasme : contradictoire et sans contrainte sont de la même famille de mot), mais par un débat dans lequel ne pourraient s’exprimer que des idées déjà estampillées démocratiques. Une nouvelle règle s’est imposée : il ne faut faire de mal à personne. D’où les nouveaux « délits » en « phobe » dont on peut prévoir, sans se prendre pour un prophète, que la liste va s’allonger. Si l’analyse politique d’une situation amène un groupe humain à dire : « nous sommes présentés sous un jour négatif, qui nous est désagréable, qui abime notre image de marque », ce n’est pas évalué à l’adéquation de ce qui est dit d’eux par rapport à des faits que certains d’entre eux ont accomplis et qu’ils valident par leur appartenance à ce groupe, ce n’est évalué que par rapport aux dommages « moraux » que cela peut ou pourrait leur faire. La liberté d’expression (et d’analyse, de compréhension du monde) en est considérablement restreinte.
C’est en ce sens que nous avons renoncé à la politique, à l’examen des situations sociétales en vue de diminuer les problèmes de la société : on peut dire ce que l’on veut, à condition que chaque groupe, chaque composante du peuple français se trouve beau dans ce qui vient d’être dit. Le jugement moral positif sur les groupes est un préalable à tout discours.
Or, le mal ne sort pas de l'action des hommes (des humains). Les hommes posent leurs actes dans un monde dialectique, avec du mal (souffrances, diminution des ressources des autres, (ressources morales et matérielles, je précise) voire destruction de ces ressources...) et du bien (augmentation de la qualité de vie... grosso modo).
Louis-Georges Tin, président du CRAN, Louis Sala-Molin, philosophe, et plusieurs personnalités ont demandé que le nom de Colbert soit retiré de l’espace public. Parce que, ministre de Louis XIV, il est acteur de la légalisation de l’esclavage : il a fondé la Compagnie des Indes ; il a écrit le Code noir. Nous ne donnerons pas des noms de rue, d’école… qu'aux saints (aux hommes qui n'auraient fait que du bien) parce qu’il n’existe pas d’homme (d’humain) qui n’ait fait que du bien.
Eloigner Colbert de la connaissance populaire collective de notre histoire ne saurait être un gain. Nous avons besoin de savoir d’où nous venons. La connaissance de l’histoire comprend le fait d’évaluer la conduite des personnages importants dans le contexte de leur époque. Le Code noir est publié dans un pays où certains paysans sont encore des serfs. L’Église est pour. L’esclavage sera aboli définitivement par Victor Schœlcher en 1848, après une première abolition puis rétablissement par Napoléon.
Revenir à la politique passe par le fait de connaître l’histoire qui nous a faite, dans un débat libre et non faussé, pour reprendre une formule détestable ailleurs mais excellente ici. On n’enlèvera rien à l’horreur qu’a été l’esclavage en débaptisant les lycées Colbert. Cette demande de cacher ce malsain que je ne saurais voir ne peut qu’aggraver l’ignorance, mère de toutes les répétitions du passé, ainsi qu’il est dit si souvent. Il y a là, un chemin inconscient de réécrire l’histoire, pour en faire une histoire bonifiée qui passerait sous silence les méchants et ne garderait que les libérateurs.
Ce chemin de nettoyage moral de l’histoire est infini. Que faire de Louis XIV qui a promulgué ce Code Noir ? Colbert n’aurait pas écrit ce Code noir sans l’aval du Souverain ! Enjoliver l’histoire est un chemin qui nous met en détresse par l’impasse où il nous mène. Nous en avons déjà dessiné le cadre par l’omniprésence des jugements moraux, si agréables à ceux qui en font (dans les jugements moraux, ce sont toujours les autres qui ont tort) en substitution de l’analyse la plus objective possible des situations dont nous devons réduire les tensions au mieux de l’égalité. Nous devons raconter au mieux notre histoire et ne pas la juger, ne pas estomper certains personnages, ne pas déformer volontairement le récit par des jugements.
Lutter pour l’égalité à propos de ce problème consisterait plutôt à traquer les formes d’esclavage ou de quasi-esclavage modernes, actuelles dans une action politique par l’information, la loi, le contrôle des lois, la sanction des contrevenants...