DSK : pour une Europe « de l’Arctique au Sahara » contre une Europe « de l’Atlantique à l’Oural »

par Patrick Adam
mercredi 25 octobre 2006

La politique étrangère des socialistes tarde à se définir. Et ce n’est sans doute pas demain la veille que nous pourrons y voir un peu plus clair, surtout si on en croit Manuel Valls, ex-jospinien transi qui vient de faire le chemin de Damas du ségolisme révélé, et qui a déclaré (propos rapportés dans le dernier numéro de Marianne) : « Aujourd’hui, sur l’immigration, sur le rôle de l’Etat, sur le social, Ségolène nous reflète assez bien dans nos multiples contradictions. Mais après l’élection, toutes les questions de fond portées de manière contradictoires devront être tranchées. » De tels propos font froid dans le dos. Votez sagement, braves gens ! Et votez en silence ! On vous dira demain ce que nous comptons faire... Votez pour nos contradictions ! Pour nos frictions ! Pour nos déchirements ! Si Mitterrand était allé au casse-pipe avec un tel slogan en 1981, nul doute qu’on l’aurait ramassé à la petite cuillère, au soir du 10 mai... Vingt-cinq ans plus tard, ce mode de combat dans le flou absolu semble être devenu la posture imparable d’un PS s’affichant chaque jour davantage comme une obscure affaire de famille sicilienne...

Notons au passage que pour Manuel Valls, la future présidente, déjà élue par le bon-peuple-subjugué-devant-tant-de-grâce, doit s’intéresser essentiellement à « l’immigration » au « rôle de l’Etat » et au « social ». Belle démonstration de droit constitutionnel car, s’il paraît naturel qu’un président s’occupe du rôle de l’Etat, les problèmes sociaux (dont celui de l’immigration) sont plutôt du ressort d’un futur gouvernement. Mais plus significatif encore : dans l’esprit du « néoségolien », la politique étrangère est zappée. Le bon peuple n’a pas à savoir si on ira faire ami-ami avec Poutine, avec Bush ou avec les Chinois. Quant à l’Europe, on verra plus tard comment on s’y prendra pour faire avaler de nouvelles couleuvres à ce tas de Gaulois grincheux qui pensent encore à dire non au paradis sans frontières qu’on leur avait promis...

Dominique Strauss-Kahn a fait montre d’un peu plus de courage en acceptant de délivrer sa vision du monde avant que nous allions voter. Est-ce un signe de résignation de celui qui sait déjà qu’il n’a guère de chances d’affronter les électeurs ? Les psychologues de bazar pourront ergoter tant et plus sur ce thème... Pour ma part, je m’étonne surtout qu’à l’instar de Sarkozy, il ait choisi un média tenu par des néo-conservateurs probushiens (et ex-gauchistes) pour le faire... En effet, c’est dans un entretien accordé à la revue  Le Meilleur des mondes qu’il a accepté de détailler sa vision du monde, ou plutôt qu’il l’a survolée, car DSK semble avoir mis un point d’honneur à sacrifier au « lapidaire ». Voyons quand même de plus près de quoi il retourne.

Sur les Etats-Unis. « Ma ligne pourrait se résumer ainsi : ni Chirac, ni Blair. Ni l’arrogance stérile de Jacques Chirac, ni le suivisme de Tony Blair. [...] L’attitude qui consiste systématiquement [...] à prendre la position inverse des Etats-Unis me paraît pour le moins superficielle et contre-productive. »

Sur la politique arabe de la France. « Une supercherie que le Quai d’Orsay réussit à vendre depuis des décennies à l’ensemble de la classe politique. »

Sur l’antisémitisme. « On est obligé de reconnaître qu’il existe un antisémitisme de gauche. Et ce n’est pas parce qu’il vient de la gauche qu’il ne doit pas être dénoncé. »

Sur l’islamisme. « On peut dénoncer la forme extrême que prend la volonté de déstabilisation des sociétés occidentales et le totalitarisme que porte cette version exacerbée de l’islam. »

Sur le Hezbollah. « Ce n’est pas seulement une organisation terroriste, mais c’est aussi une organisation terroriste. »

Ne nous étendons pas sur le fait que DSK opte pour la même attitude que Sarkozy à propos des Etats-Unis en fustigeant, comme lui, « l’arrogance de la France » face à ceux qui ne rêvent que de répandre la démocratie des guerres civiles. Ses propos sur l’antisémitisme, l’islamisme et le Hezbollah ont le mérite de la clarté. Voyons plutôt les leçons qu’il a tirées du non au référendum sur le TCE car, chauffé à blanc par l’engouement de ceux qui ont le bonheur et le privilège de posséder un ryad à Marrakech ou à Essaouira, voilà l’Europe rejetée clairement par les Français à laquelle DSK s’accroche comme à un zodiac ivre : « Elle [l’Europe] ne sera pas enfermée entre deux frontières ridicules que seraient le détroit de Gibraltar et le Bosphore [...] [Elle] ira des glaces de l’Arctique aux sables du Sahara. Ce qui signifie en clair (les Français n’étant pas très bons en géographie, paraît-il) que l’Europe ne peut se concevoir sans le Maghreb ni la Turquie. Quel Maghreb ? Ça reste à définir au gré des vagues de sable. Algérie, Maroc, Tunisie ? Doit-on aussi inclure la Mauritanie et la Libye ? Le Mali ? Le Tchad ? Et pour ce qui est de la Turquie : pourquoi oublier l’Arménie ? La Crimée ? L’Ukraine ? Mystère de la géographie déeskanienne. Alors, en attendant d’en savoir plus, « embrassons-nous Folleville » et rendez-vous demain à Soweto pour y faire éclater l’Hymne à la Joie.

Ceux qui, comme moi, ont l’âge d’avoir connu les conférences de presse de mongénéral, reconnaîtront dans les propos de DSK une réappropriation (un hold-up ?) de la célèbre formule gaullienne qui avait cherché à graver dans le marbre l’idée d’une Europe s’étendant « de l’Atlantique à l’Oural », en esquissant une « nouvelle frontière » apte à donner une bouffée d’espoir aux pays de l’Est encore sous le joug de l’URSS. Idée que Mitterrand avait reformulée vingt-cinq ans plus tard, de façon appropriée, en évoquant une « maison commune », sous le toit de laquelle devaient vivre les Bretons tout autant que les Moscovites, à la condition qu’ils soient regroupés en cercles politiques concentriques.

Alors comment, en si peu de mots, DSK peut-il insulter aussi grossièrement l’histoire ? De Gaulle et Mitterrand ? Parlant de Gibraltar et du Bosphore, il en fait des « frontières ridicules »... Et que seraient donc pour lui des frontières sérieuses ? Les rives du Sénégal ? Celles du Niger ? Les berges Sud du Lac Tchad ? Natif du Maroc, notre ex-ministre de la finance semble avoir oublié que les frontières n’ont toujours pas été tracées et reconnues entre l’Algérie et le Maroc, que tôt ou tard la Libye recommencera à lorgner sur le Nord du Tchad, et qu’une partie non négligeable de la classe politique marocaine représentée par l’Itsiqlal (parti dit conservateur « de l’Indépendance » et futur allié des islamistes) qui tient la plupart des postes de pouvoir dans le pays, ne désespère toujours pas de voir un jour le royaume chérifien avaler la Mauritanie, une bonne partie de l’Ouest algérien (Tindouf, Béchar et Timimoun...) et, pour les plus nostalgiques d’entre eux qui restent fascinés par l’expédition du pacha Djouder à Tombouctou, au XVIe siècle, la totalité des terres qui vont de l’oued Draâ jusqu’à la boucle du Niger...

Sans même évoquer la question démographique d’une Turquie qui va allègrement sur les cent millions d’habitants, et d’un Maghreb qui ne tardera pas à en compter cent cinquante, Gibraltar et le Bosphore seraient donc devenues des « frontières ridicules »... Aux orties, du Bellay ! Il n’est plus de mise de pleurnicher sottement sur la douceur angevine, ni d’apprécier avec lui davantage son « petit Liré que le Mont Palatin ». Il est temps de clamer haut et fort qu’avec DSK que notre préférence ira « plus au mont Taurus qu’à l’Oural imbécile ».

Mais s’il nous faut réviser nos livres de géographie, nous nous devons de faire de même pour ce qui est de nos livres d’histoire ! La bataille de Lépante et la destruction de la flotte turque à Navarin doivent être considérées ipso facto comme les plus grandes erreurs stratégiques d’une Europe aveuglée par son totalitarisme et qui aurait dû avoir la sagesse de se laisser envahir par ces bons « mahométans » (comme on les appelait alors) qui n’avaient qu’un souci sous le turban : celui de nous civiliser et de nous melting-potiser comme ils en ont fait la démonstration partout où ils ont pu étendre leur œuvre colonisatrice... Et dire que l’Europe a discuté pendant près de vingt ans du statut international de Tanger, et qu’Israël et les Arabes feraient bien de s’en inspirer un jour s’ils veulent régler sérieusement celui de Jérusalem et non pas continuer chacun de leur côté à faire semblant et à jouer au chat et à la souris parmi les ruines idéologiques et religieuses d’une ville encore écartelée par des bourreaux à kippas, à turbans ou à mitres....

Alors, pour paraphraser une fois encore mongénéral, disons que si la politique de la France « ne se fait pas à la corbeille », celle de l’Europe ne doit se faire ni à la Mamounia, ni au Topkapi. Entre Ségolène qui nous dit que son choix sera toujours « celui du peuple inspiré », et DSK qui flatte les bobos qui confondent être cosmopolite et feuilleter un ancien numéro de Cosmopolitan, apprenons à nous méfier de plus en plus de l’eau qui dort, et souvenons-nous de Felipe Gonzales qui avait été élu par les Espagnols pour démanteler les bases de l’Otan en Espagne, et dont la première décision, une fois élu, avait été de signer le renouvellement du bail...

Patrick Adam


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