Edgard Pisani : citoyen du Monde

par Pelletier Jean
mardi 6 août 2013

Mon premier vrai job, à la sortie de Sciences Po, fût de travailler avec Edgard Pisani, comme assistant parlementaire. Ma vie commençait bien… En 1979, Pisani « éclairait » encore fortement l’opinion publique… sa vie était une véritable légende. Résistant, Ancien ministre de De Gaulle, en rupture avec la droite en mai 1968, il soutient la révolte étudiante (il faut relire son discours à l’Assemblée de l’époque), et rejoint enfin le Parti Socialiste après 1974.

Cette rencontre fût mémorable. C’est Eric Orsenna, qui était mon professeur d’économie à Science Po, qui me mis en contact avec lui  : « Il cherche un assistant parlementaire au Parlement européen, c’est un bon job, un bon départ dans la vie professionnelle… ». Rendez-vous fût pris… mais dans le train Paris Strasbourg… j’habitais alors Nancy, donc sur le trajet. Un horaire de train, un wagon, un numéro de place donné par sa secrétaire au téléphone… étrange entrée en matière. Le cœur battant, inquiet j’embarquais et trouvais rapidement le compartiment.

Il faut s’imaginer aussi physiquement Edgard Pisani, belle allure, un profil taillé dans le marbre à la manière des princes italiens. De fait j’entrais dans sa vie, au rythme même de sa vie, l’allure d’un train à grande vitesse. C’était sans doute un peu trop vite, trop rapide, il me fallut quelque temps pour trouver mon équilibre. Je dois cette adaptation à sa secrétaire au Sénat et surtout à son épouse de l’époque Isola Pisani qui tempérait son ardeur à mon égard. Il fallait faire vite et lui démontrer très vite si l’on était à la hauteur, à la sienne….

Quelques jours après mon embauche, je me souviens d’une réunion en petit comité avec Christian Blanc, directeur de cabinet de Michel Rocard et Jean-Paul Ciret son responsable de communication. C’était bien avant 1981, à un moment où Michel Rocard tentait sa chance pour la présidentielle. Il fallait lui préparer un papier pour le journal le Monde. Et bien sûr Edgard Pisani se tourne vers moi, Jean va le faire… oups, heureusement Isola y mis le holà à mon grand soulagement.

Il reste néanmoins qu’Edgar Pisani fut mon premier formateur… exigeant, tyrannique à l’excès, mais aussi paternel, affectueux.. J’ai avancé alors à pas de géant avec lui. Lorsque nous traversions le jardin du Luxembourg pour rejoindre le Sénat, il parlait à voix haute, il me parlait : c’était comme si l’histoire n’était plus un livre… elle était là… pour moi, pour moi seul à cet instant.

Le destin frappe à la porte. Ma sœur ainée, bien plus âgée que moi, eut son premier poste d’institutrice au Haute Marne à Liffol-le-Petit. Sa première visite officielle fût celle d’Edgard Pisani préfet du département de 1947 à 1955 … je le lui raconte et cela l’amuse…

Notre histoire s’est achevée tristement. Très proche de sa femme Isola, je la croise sur le boulevard Saint Germain m’apprêtant à aller gare de l’Est prendre mon train pour Nancy. Je le voie bien, elle est mal…, elle est souvent mal (elle a perdu son unique fils à l’âge de 19 ans, tué dans un accident de moto). Nous parlons un peu, elle s’apprête de son côté à retourner à Valpuiseau dans l’Essonne où les Pisani on leur propriété. J’hésite à la laisser seule et lui propose de l’accompagner. Elle ne veut rien entendre et m’encourage gentiment à rejoindre ma famille à Nancy. C’est un ange qui passe à cet instant sur moi, sur ma vie … mon destin aurait pu basculer tragiquement.

Je prends mon train, sur le quai, ma femme m’attend, ce n’est pas dans ses habitudes, vues mes nombreux allers et retours entre Nancy et Paris. Elle est blanche comme un linge… « Mme Pisani s’est tuée accidentellement en voiture, ils viennent de l’annoncer au journal de 20 heures… ». Cette rupture marqua la fin aussi de mon aventure professionnelle, c’était à quelque mois de la victoire de François Mitterrand à la présidentielle de 1981. Le jour de l’enterrement d’Isola, sortait son dernier livre (elle était écrivain) dont le titre était : « Mourir n’est pas mourir », cela ne s’invente pas.

Edgard Pisani est né le 9 octobre 1918 à Tunis, il va bientôt avoir 96 ans à la rentrée. A l’âge de 18 ans il « monte » à Paris pour s’inscrire en Khâgne. La guerre arrêtera ses études, qu’il ne reprendra jamais… l’aventure commence. Il rejoint la résistance intérieure. Tout jeune homme il contribue activement à la libération de Paris (C’est Michel Piccoli qui interprète son rôle dans Paris brûle-t-il ?)

Il est naturellement remarqué pour sa bravoure par le Général de Gaulle et le Conseil national de la résistance, qui le nomment sous-préfet en 1944, il a 24 ans ! Il devient le chef de cabinet du préfet de police de Paris, puis directeur de cabinet du ministre de l’intérieur André Le Troquer en 1946, il épousera sa fille. C’est à cette date qu’il sera nommé préfet de la Haute Loire, puis en 1947 de la Haute Marne. Il sera sénateur de ce département de 1954 à 1961 au groupe du rassemblement des gauches républicaines et de la gauche démocratique.

Il poursuit sa carrière et fonde le Mouvement pour la réforme (MPR, gaulliste de gauche), il devient député en 1967 UD-Ve .Sa carrière ministérielle commence en 1961 comme Ministre de l’Agriculture dans le cabinet de Michel Debré, puis de Georges Pompidou de 1962 à 1966. Il sera un grand ministre de l’Agriculture qui marquera la mémoire du monde paysan ; il sera aussi le père de la Politique Agricole commune de la CEE (la PAC). Il sera aussi ministre de l’Equipement de 1966 à 1967, il quitte la majorité gaulliste en désaccord avec la volonté de Georges Pompidou de gouverner par ordonnance. Mai 68 sera l’occasion pour lui de rompre définitivement avec la droite. Il retournera au Sénat de 1974 à 1981, d’abord comme non-inscrit, puis il rejoindra le groupe socialiste.

La victoire de François Mitterrand ne lui ouvrira pas en grand les portes des ministères comme il l’espérait, il s’imaginait bien Ministre de l’Education, ce sera Savary qui l’emportera. L’épisode de son soutien à la candidature de Michel Rocard est resté en travers de la gorge de François Mitterrand. Il sera toutefois nommé à la commission, de Bruxelles pour représenter la France. Et c’est là que nos chemins se sont séparés.

La crise en Nouvelle Calédonie amènera le Président de la République à faire appel à lui, il le nomme Haut-commissaire de la république en Nouvelle Calédonie de 1984 à 1985, puis ministre plein de mai à novembre 1985. Avec Christian Blanc il fera un excellent travail et réussira à ramener la paix par une réorganisation administrative du Territoire et l’inscription dans le calendrier d’un référendum à l’autodétermination.

De 1986 à 1992 (il a 74 ans) il occupe les fonctions de chargé de mission auprès du Président de la république. Il présidera aussi l’Institut du Monde Arabe de 1988 à 1995, présidence houleuse et difficile. Il entre au Conseil économique et social en 1992.

D’un point de vue familial il épousera aussi en secondes noces Fresnette Ferry, la fille d’Abel Ferry (le neveu préféré de Jules Ferry, né en 1881-mort dans les tranchés en1918). Il est le père du journaliste Francis Pisani et de l’économiste Jean Pisani-Ferry.

Il est l’auteur d’une multitude d’ouvrages du Général indivis, éd. Albin Michel, 1974 qui réunit ses souvenirs du général de Gaulle à l’Utopie foncière, édit. Gallimard, 1977, préfacé par Michel Rocard, le Socialisme de raison, éd. Flammarion, 1978, Un vieil homme et la terre, éd. du Seuil, 2004, le sens de l’Etat, éditions de l’Aube, 2008.

Pour finir j’aimerai le citer, lui si bien placé pour résumer son engagement : « on me prend pour un sage, alors que je suis quelqu’un de « fou ».

Jean-Marie Guilloux a dit de lui : « Car plus qu’une figure, vous êtes une voix… Celle d’une exigence constante et reconnue. Car jamais, Edgard Pisani, vous n’avez changé de cap. Guidé à la fois par une inébranlable conviction républicaine issue de la résistance et une inclination constante pour le destin des hommes, vous êtes l’animateur du combat incessant pour un équilibre du Monde ».

Encore récemment, toujours sur le pont, malgré son grand âge il préconisait de créer sous l’autorité de l’ONU un « conseil international de la sécurité alimentaire et du développement », chargé de la gestion et de la prévention des crises. Celui-ci aurait autorité sur les choix stratégiques de la FAO, du FMI et de la Banque mondiale.

Edgard Pisani, continue encore aujourd’hui à consulter, à être entendu par les plus grandes autorités de la planète, il pense, il réfléchit, il s’affranchit…


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