Édouard Philippe, le pari de la modération violente

par Sylvain Rakotoarison
mardi 16 mai 2017

« Le Président de la République a nommé monsieur Édouard Philippe Premier Ministre et il l’a chargé de former le nouveau gouvernement. » (Alexis Kohler, nouveau Secrétaire Général de l’Élysée, le 15 mai 2017 à 14 heures 53 au Palais de l’Élysée).

Lors de la passation des pouvoirs vers 16 heures, ce lundi 15 mai 2017, à Matignon, le nouveau Premier Ministre Édouard Philippe, député-maire LR du Havre, a salué son prédécesseur également normand, Bernard Cazeneuve, ancien maire PS de Cherbourg, et a loué leur esprit normand qui était « violemment modéré ».

L’attente fut longue pour les journalistes, qui pensaient que cette nomination interviendrait en début de matinée et ont dû "meubler" pendant plus de six heures. Le nouveau Président de la République Emmanuel Macron est parti ensuite aussitôt vers Berlin où l’attendait Angela Merkel, heureuse de sa victoire électorale, la veille, en Rhénanie-du-Nord-Wesrphalie, qui préfigure celle des prochaines élections législatives en Allemagne en septembre prochain.

Aparté sur le premier déplacement présidentiel à Berlin, comme ce fut le cas pour Nicolas Sarkozy en mai 2007 et François Hollande en mai 2012 : ce déplacement est réciproque, c’est-à-dire qu’après sa prise de pouvoir, le nouveau Chancelier (ou nouvelle Chancelière) effectue son premier déplacement international à Paris, il ne s’agit donc pas d’une allégeance française à l’Allemagne mais de l'expression d'une grande proximité, d'un mutuel respect et d'une mutuelle amitié. L’image aurait sans doute été plus rassurante si c’était Angela Merkel qui avait fait le voyage. François Fillon avait prévu, une fois élu, de rencontrer pour la première fois la Chancelière à Strasbourg.

Ce n’est pas un hasard si Emmanuel Macron a confié les clefs de Matignon à un Normand, avec le côté bivalent de sa rhétorique pendant toute la campagne présidentielle "et en même temps…". C’est surtout une belle "prise", apparemment de second choix si l’on en juge par le témoignage de Xavier Bertrand, président du conseil régional des Hautes-de-France élu grâce au désistement des socialistes pour faire barrage à Marine Le Pen en décembre 2015, qui aurait renoncé à la proposition présidentielle la semaine dernière.

Il faut dire que l’idée était séduisante, pour un élu LR, de succomber à la tentation. Un pari évidemment personnel, surtout pour Édouard Philippe qui ne faisait pas encore partie des poids lourds des dirigeants LR, même si sa personnalité, sa grande intelligence, sa capacité à beaucoup travailler, à être rigoureux lui destinaient au minimum une belle carrière ministérielle, mais aussi un pari politique, collectif, assez fou, mais pas plus fou que la candidature d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle.

Emmanuel Macron, pendant la campagne présidentielle, a fait complètement exploser le Parti socialiste. La moitié s’est retrouvée derrière lui, une partie déjà minoritaire chez le "frondeur" Benoît Hamon devenu le candidat "majoritaire" du PS, et une autre grande partie de ses électeurs derrière Jean-Luc Mélenchon. Résultat, les intentions de vote donneraient aujourd’hui, dans les sondages, pour les législatives, autour de 7% pour le PS, ce qui serait un cheminement à la communiste…

Il restait au nouveau Président à faire exploser l’autre pôle du paysage politique français, à savoir Les Républicains. Or, c’était une partie plus difficile. D’une part, parce que, malgré l’échec de leur candidat François Fillon, dans une élection "imperdable", les dirigeants LR sont restés (jusqu’à ce lundi) unis pour la campagne des élections législatives, souhaitant gouverner en cohabitation sous la direction de François Baroin. D’autre part, parce qu’au contraire du PS, LR représente une formation politique très bien implantée localement et encore très puissante électoralement.

Certes, le programme un peu remanié de LR n’est pas le point fort de cette campagne, mais celui de La République En Marche non plus. Toujours très ironique, à l’annonce de la nomination du nouveau Premier Ministre, Jean-François Copé a proposé le point de vue majoritaire de son parti : puisque le Président veut gouverner à droite, donnez-lui une majorité à droite, donc LR !



Le pari collectif d’Édouard Philippe, adoubé par Alain Juppé qui, pourtant, a rappelé qu’il soutiendrait les candidats LR aux élections législatives, c’est de faire bouger les lignes comme l’avait voulu François Bayrou en 2007, réunir le centre droit et le centre gauche dans un gouvernement rassemblé pour conduire une politique de liberté et de progrès social autour de quelques principes forts, la libération de l’économie, la relance de la construction européenne et le dialogue social.

Plusieurs personnalités LR ou proches de LR ont apporté leur soutien à Édouard Philippe le 15 mai 2017 en demandant à la direction de LR de ne pas exclure ceux qui partiraient, de bonne foi, à l’aventure, sur une base programmatique proche de LR. On peut citer parmi les signataires : Jean-Louis Borloo, Fabienne Keller, Franck Riester, Nathalie Kosciusko-Morizet, Thierry Solère, Gérald Darmanin, Christian Estrosi, Benoist Apparu, Dominique Buissereau, Pierre-Yves Bournazel, etc.

Le pari d’Emmanuel Macron est très risqué. Il aurait pu l’imaginer après les élections législatives et pas avant. Si ce pari rate électoralement, il n’aura réellement gouverné que cinq semaines ! Il a refusé de nommer à Matignon un intérimaire. En nommant Édouard Philippe, il peut toutefois raisonnablement tabler sur son maintien après le 18 juin 2017 car il se trouvera au centre de la nouvelle majorité parlementaire, quelle qu’elle soit : même si La République En Marche n’est pas le groupe le plus important et que LR le soit, Édouard Philippe pourrait ainsi contribuer à l’explosion de LR et à la formation d’un groupe LR plutôt juppéiste macro-compatible rassuré par la présence d’Édouard Philippe à Matignon.


Qu’on ne s’y trompe pas : l’enjeu est bien plus fort que la seule "soupe" de quelques élus LR qui entreraient au gouvernement. L’enjeu est bien une recomposition profonde du paysage politique, celle voulue par François Bayrou en 2007 et par Emmanuel Macron en 2017, celle qu’aurait voulu conduire, sans espoir de succès, Jacques Delors (renonçant à l’aventure présidentielle en décembre 1994).

Le risque politique à moyen terme, c’est de renvoyer ceux (issus de LR ou du PS) qui ne sont plus au cœur du "système" vers les extrêmes, vers Marine Le Pen et vers Jean-Luc Mélenchon, avec une troisième force qui monopoliserait un temps le pouvoir, mais qui risquerait, si elle venait à être renversée, de laisser le pouvoir à un extrême, ce qui fut d’ailleurs le risque de l’élection présidentielle de 2017 pour le second tour. Un tel nouveau clivage est donc "casse-cou" s’il ne s’accompagne pas d‘une véritable réussite gouvernementale de cette troisième force. Cela signifie, à échéance de 2022, une réduction massive du nombre de demandeurs d’emploi et un retour au sens dans la fierté d’être français.

Concrètement, Édouard Philippe a donc une petite journée, celle de ce mardi 16 mai 2017, pour convaincre ses (anciens ?) amis politiques de faire partie de l’aventure. La composition du gouvernement devrait être connue à la fin de journée, mais c’est toujours difficile de constituer une équipe gouvernementale, surtout lorsqu’on veut casser autant de codes en voulant renouveler non seulement le paysage politique, mais aussi la manière de faire la politique.

Les supputations sont évidemment nombreuses et sont déjà évoqués les noms de nombreux ministres potentiels, bien plus nombreux que ne pourrait contenir une équipe restreinte censée n’avoir qu’une quinzaine de membres.

Parmi les noms les plus cités : Gérard Collomb (à l’Intérieur), François Bayrou (aux Affaires étrangères ou à la Justice), Bruno Le Maire (aux Affaires étrangères, il avait été pressenti par François Fillon pour ce poste), Christophe Castaner, Richard Ferrand (au Travail ou aux Relations avec le Parlement), Thierry Breton (déjà ministre), Jean-Yves Le Drian (indéboulonnable à la Défense), Jean-Pierre Raffarin (aux Affaires étrangères), Sylvie Goulard (aux Affaires européennes), Franck Riester, Benoist Apparu, Marielle de Sarnez, Corinne Lepage (à l’Éducation), Anne-Marie Idrac, Astrid Panosyan, Axelle Tessandier, Jean-Paul Delevoye, Anne-Marie Montchamp, Thibault Lanxade, Mounir Mahjoubi, François de Rugy, etc.



Revenons à la personnalité du nouveau Premier Ministre. Invité du journal de 20 heures sur TF1 ce 15 mai 2017, Édouard Philippe a montré une certaine sincérité et une certaine simplicité à raconter sa première rencontre avec Emmanuel Macron. C’était en 2011 et il avait dîné avec celui qui était encore un banquier et tous les convives furent fascinés à la fois par la grande intelligence d’Emmanuel Macron mais aussi par sa capacité de penser par lui-même, en dehors de la pensée dominante, sa capacité de réfléchir à partir de fondamentaux et de transgresser le politiquement correct. Puis, il a bien fallu reconnaître que jamais il aurait imaginé que, cinq ans plus tard, ce même homme le nommerait à l’un des postes les plus importants et les plus épuisants du pays !

Il a dit s’entraîner à la boxe trois fois par semaine, et a expliqué qu’il s’est mis à la boxe après la mort de son père, il avait besoin de taper sur quelque chose et la boxe a été pour lui un bon défouloir. Manuel Valls avait aménagé à Matignon une salle de boxe, il va donc pouvoir en profiter, avis à ses futurs opposants !

Édouard Philippe représente bien le renouvellement car il n’a jamais ministre et il est encore jeune, 46 ans, il faut, sous la Ve République, remonter à Laurent Fabius (37 ans en juillet 1984), Jacques Chirac (41 ans en mai 1974) et Michel Debré (46 ans le 8 janvier 1959, à quatre jours près 47 ans) pour trouver aussi jeune ou plus jeune, même s’il a sept ans de plus que le nouveau Président de la République.

Mais cette "nouveauté" ne doit pas cacher qu’Édouard Philippe a déjà, derrière lui, une vingtaine d’années de carrière politique très "ordinaire" de la Ve République : après l’IEP Paris, l’ENA et le Conseil d’État (très brillantes études), il a eu des mandats locaux (adjoint, conseiller régional, conseiller général, maire), puis un mandat de député…

Il a eu deux mentors, Antoine Rufenacht à qui il succéda à la mairie du Havre le 24 octobre 2010 (réélu dès le premier tour le 23 mars 2014 dans une ville communiste avant Antoine Rufenacht), et Alain Juppé qui l’a nommé directeur général de l’UMP au moment de la création de l’UMP (de 2002 à 2004). Son élection comme député en juin 2012 dans une circonscription difficile (comme suppléant, il venait de succéder le 23 mars 2012 sans siéger au député de la circonscription, décédé quelques semaines avant les élections) lui a apporté la reconnaissance politique du "conquérant" après avoir été, auparavant, seulement un "héritier". Il connaît les CDD de cinq semaines entre présidentielle et législatives puisqu’en mai 2007, il était collaborateur du Ministre d’État à l’Écologie, Alain Juppé, qui avait été battu ensuite en juin 2007 aux élections législatives. Enfin, juppéiste de toujours, il a été le porte-parole d’Alain Juppé pendant la "primaire de la droite et du centre" en 2016.



D’une taille très giscardienne, ressemblant un peu à Alain Juppé (la barbe pour éviter le crâne d’œuf ?), Édouard Philippe est réputé pour son intelligence, sa persévérance, sa rigueur, sa capacité de travail, son humour très pince-sans-rire, mais aussi son expérience tant de parlementaire et d’homme de terrain (Le Havre dont il préside aussi la communauté d’agglomération depuis le 18 décembre 2010) que d’employé dans le privé, comme avocat et aussi comme directeur des affaires publiques chez Areva.

Lors de la passation de pouvoir à Matignon, reprenant les références de Jean Jaurès et Léon Blum de son prédécesseur, il a ajouté celles de Georges Clemenceau et Charles De Gaulle. Il aurait pu ajouter Pierre Mendès France (gouvernant efficace qui rend des comptes), Michel Rocard (en qui il croyait jusqu’à l’éviction de ce dernier de la direction du PS), et probablement Jacques Chirac dans sa lutte contre l’extrême droite.

Enfin, pour terminer, remarquons que c’est sans doute la première fois qu’au sommet de l’État, les deux têtes de l’exécutif savent le mieux, depuis plusieurs décennies, ce qu’est le milieu de l’enseignement : en effet, si le nouveau Président a pour femme une professeure de français, le nouveau Premier Ministre est le fils de deux professeurs de français aussi. De quoi rassurer les enseignants, inquiets légitimement des programmes des candidats pendant la campagne présidentielle…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (15 mai 2017)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Édouard Philippe, nouveau Premier Ministre.
L’investiture d’Emmanuel Macron (14 mai 2017).
Programme 2017 d’Emmanuel Macron (à télécharger).
Le Président Macron a-t-il été mal élu ?
Qui sera nommé Premier Ministre en mai et juin 2017 ?
L’élection d’Emmanuel Macron le 7 mai 2017.
Macronités.
Ensemble pour sauver la République.
Débat du second tour du 3 mai 2017.



 

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