Elections présidentielles de 1995, 2002, 2007, portraits entrelacés
par Bernard Dugué
mardi 28 novembre 2006
Le démarrage de la campagne de 2007 paraît fulgurant, débutant avec une procédure de désignation des candidatures qu’on appelle primaires, pour les comparer à leur homologues américaines. Mais autant ces dernières sont rodées de longue date, autant la France vient de découvrir une innovation créant un précédent en scrutant le dispositif qui a permis d’investir Ségolène Royal. Et si l’on observe ce qui se passe ailleurs, dans d’autres formations, on y voit aussi des sortes de primaires affichées, comme celles de l’alliance antilibérale au sein de la famille UMP. Et Chirac ?
Si l’on devait faire des comparaisons d’une élection à une autre, on constaterait que 2007 ressemble plus à 1995 qu’à 2002. La première explication tient en une formule, fin de règne. Pour Mitterrand, c’était sûr, et d’ailleurs il avait annoncé son retrait bien avant les échéances de la campagne. En revanche, l’absence de clarification de Jacques Chirac jette le trouble, surtout dans son propre camp. Mais quelle que soit sa décision, nous sommes dans une ambiance de fin de règne, comme en 1995. A cette époque, Jacques Delors, le candidat le mieux placé dans les sondages, se désistait. Et l’appareil du PS intronisait le « meilleur d’entre tous à gauche » à cette époque, un certain Lionel Jospin. Quant à la droite, son candidat naturel pour ainsi dire était le Premier ministre Balladur, promis dans les sondage à un duel face à Jospin. C’était évident en novembre 1994, sauf que le renard Chirac était en embuscade, et fort d’un charisme associé à une machine électorale des plus performantes, il allait créer la surprise du premier tour.
Quid de l’automne 2006 ? A gauche, la situation est clarifiée pour le PS. Le seul coup de théâtre serait que Fabius parte en free lance, mais sans appui, sans réseau, sans alliance, une telle échappée est inenvisageable, contrairement à celle de Chirac en 1995. En 2006, Sarkozy est dans la position de Balladur, de celui qui, par nature, s’impose à l’évidence dans l’opinion et les médias. Qui pourrait rééditer le coup de « la France pour tous » en 2006 ? Mam ou Villepin, ce dernier ayant la légitimité conférée par la direction de Matignon. Toujours est-il que la conjoncture de 2006 ressemble de près à celle de 1994, tant sur le plan de la bataille des présidentielles que sur celui de l’ambiance fin de règne, des doutes émis par les citoyens, avec en plus une économie en crise, pas aussi prononcée qu’à la fin du règne de Mitterrand, mais avérée tout de même, et aussi cette crise sociale qui, elle, s’est sensiblement aggravée. A noter quand même une différence de taille, due au calendrier : en 2007, les présidentielles sont quasiment couplées aux législatives, contrairement à la situation de 1995, ce qui offre quatre combinaisons possibles.
La situation à l’automne 2001 était bien différente. Une évidence dans les deux camps. Chirac s’imposait comme candidat à sa propre succession pour un second mandat, et même si l’unanimité n’était pas de mise, nul ne contestait, au sein de la toute nouvelle UMP, qui s’appelait à l’époque Union pour la majorité présidentielle, la légitimité du président en exercice. Au PS, après cinq ans à Matignon, longévité exceptionnelle faut-il le souligner, et fort de son bilan, Lionel Jospin s’imposait comme le candidat incontournable. Dans ces conditions, pourquoi vouloir inventer un programme, discutailler, débattre, se battre, l’affaire était classée. Une campagne de routine et hop, l’affrontement décisif pour l’Elysée en 2002. Mais certains se sont invités pour troubler le jeu, dévoilant que le consensus sur la bipartition n’avait pas lieu d’être. Par ailleurs, le bilan de Jospin était surestimé, grâce à la bonne conjoncture économique de la fin 1990, ne pouvant masquer cette fracture sociale durablement installée, alliée à ces fêlures disséminées sur le territoire. Jean-Pierre Chevènement voulait proposer une alternance républicaine et sociale. Fiasco, et le FN au second tour.
Certains évoquent 2007 comme une élection majeure. Jacques Attali dit que c’est la dernière qui puisse peser sur l’avenir. Je dis le contraire, 2007 risque de se révéler inutile, mais 2012 sera peut-être le moment décisif. En tout cas, cette campagne semble démarrer de manière étrange. Les cadres de l’UMP ont bien raison lorsqu’ils souhaitent que la désignation se fasse au plus tôt. Cela dit, il n’y a aucune stratégie gagnante en l’état actuel du chaos dans les esprits des citoyens. La cote de Ségolène Royal est surévaluée. Un bon nombre de gens de gauche ne voteront pas pour elle. Une chose semble certaine, le flou est de mise. Rarement une élection se sera présentée avec autant de flou sur fond de crises plurielles. Autrement dit, un chaos dans le jeu politique articulé à un désordre social, le tout sur fond de défiances mutuelles entre le peuple et les élites. De plus, une passion politique nouvelle semble avoir investi une partie des citoyens, le référendum sur le TCE l’atteste, non sans que l’Internet n’y soit impliqué, bref, rien de commun avec 1995 et 2002.
En 1995, Chirac s’est fait élire sur le slogan La France pour tous, symbolisé par un pommier. En 2002, il n’y avait aucun slogan, mais un bilan ; en 2007, La France d’après sera opposée au Désir d’avenir. C’est à dessein que je caricature les deux candidatures, en supposant que les formules parlent. Que disent-elles ? Qu’il y a un vide, et que ce vide sera comblé par la participation des citoyens, par leur investissement dans la vie participative, avec une nuance. Pour Sarkozy, il s’agit d’un vœu subordonné à un idéal matérialiste. Gagner plus en travaillant plus. Une nuance ayant bien plus que l’épaisseur d’un cheveu avec l’ordre juste de Ségolène ? Je suis bienveillant avec la politique, j’ose croire qu’il existe une différence et que Ségolène en appelle à la vie politique de l’individu, alors que Sarkozy met en avant les enjeux économiques. Mais par-delà les professions de foi des deux intéressés, je ne vois pas de différences essentielles. Surtout que la frontière vacille, et que des sympathisants socialistes peuvent très bien voter UMP, et inversement. Et que parmi les sarkozystes, certains se réclament de gauche, et que parmi les ségolistes, d’aucuns n’osent pas se dire de droite, mais...
Mais n’oublions pas qu’une élection est une rencontre en un homme et un peuple, selon la formule de de Villepin. Je préciserai, un entrelacs entre un chaos de prétendants, une société en crise, le tout médiatisé symboliquement par la machine médiatique et physiquement par la machine des partis (réseaux). Nous voilà donc bientôt en 2007, avec une crise sociale plus grande qu’en 1995, dévoilée en 2002, une crise des partis peut-être supérieure à ce qu’elle a été en 1995. Le tout sur fond de plus grande confusion, les analystes ayant décelé une défiance des citoyens vis-à-vis des politiques (dévoilée en 2005), alors que d’autres analystes voient dans le phénomène Sarko-Royal une proximité nouvelle entre une personnalité et les citoyens. Rarement on aura assisté à une telle confusion.
Quel sera le résultat de ces élections ? Nul ne le sait, mais une chose est certaine : la distribution des votes résulte d’une rencontre, celle des intentions, discours, programmes et figures affichées par les candidats (avec comme courroie de transmission les machines électorales et les médias) et celle des désirs, volontés, aspirations, craintes, état d’esprit des Français, face au présent et à l’avenir. Parmi les électeurs, des mécanismes démocratiques « ordinaires » fonctionnent. D’abord la fidélité à une orientation bipolaire, gauche-droite, manifestée par des nuances (extrême ou centre) et une volatilité (exemple en 2002, des ouvriers votant Le Pen ou des cadres votant Jospin). Et puis la logique déterministe, une équipe qui a bien gouverné dans le passé le fera dans l’avenir et inversement. Bref, on ne change pas une équipe qui gagne, et on congédie l’entraîneur si elle perd. Enfin, la logique non déterministe. Le pari sur l’avenir. En ce cas, on vote en accordant un crédit à l’avènement d’une part de nouveauté incarnée par des promesses auxquelles on croit. Bref, espérer l’inespéré, l’inconnu.
La logique de l’inconnu, du changement, a fonctionné un peu en 1974 et beaucoup plus en 1981, avec le Changer la vie comme deal proposé par Mitterrand. Ensuite, toutes les élections se sont jouées sur une logique déterministe. En 1988, la France ne veut pas de Chirac après son passage à Matignon et reprend Mitterrand. Et après ?
1995, la France élit Chirac, sans trop y croire, pour ne pas élire Jospin, mais elle a aussi refusé Balladur. Parfaite logique déterministe fonctionnant en négatif. C’est un Chirac absent des affaires gouvernementales depuis 1988 qui a été choisi. Dans un contexte de crise sociale et, disons, de crise de l’avenir. En effet, dans le sillage de l’élection, sous le gouvernement Juppé, à l’occasion des grèves de décembre 1995, la société française s’est mise à croire, à tort ou à raison, que les générations futures vivraient moins bien que leurs parents (ce phénomène s’est produit aussi au Japon).
2002, la France élit Chirac sans débat de second tour. Dans un contexte où on a largement fait pour cacher une crise apparemment évaporée avec la « nouvelle économie », les 35 heures et la conjoncture internationale favorable (à noter cependant la pente descendante en 2001), où tout devait aller de soi, où les deux candidats étaient les deux principaux personnage de l’Etat, tous deux aux commandes du pouvoir, bref, une logique déterministe imposée d’en haut, avec un résultat indéterminé et imprévisible, qui, semble-t-il, a traduit la lassitude des Français, au point que Chirac et Jospin totalisent moins de quarante points dans une élection avec une abstention importante.
2007, la logique de rupture, revendiquée par Sarkozy et Royal, est cadrée pour répondre à ce refus de la logique déterministe adopté par une bonne partie des Français depuis 1995 et du reste, amplifié par les médias. Les analystes comparant 2007 à 1981 ne s’y sont pas trompés, enfin, sur cet aspect ; car au vu de l’étendue de la crise, ce n’est pas le Changer la vie de Mitterrand, mais le sauver la vie, en inventant autre chose, qui prévaut en 2007 ; quitte à en appeler aux citoyens (démocratie participative) ; l’autre option étant de tracer une ligne Maginot nationaliste (FN). Cela dit, si les candidats se targuent d’être en rupture, les programmes, ficelés de bric et de broc, composés d’archaïsmes et de gadgets, ne suivent pas les discours et donc, cette élection de 2007, basée sur des postures, risque de virer à l’imposture.