Emmanuel Todd, prophète en son pays ?

par Jules Elysard
vendredi 23 novembre 2012

Emmanuel Todd publie de gros livres d’anthropologie et des livres plus « politiques » et plus courts. Ces derniers attirent sans doute plus de lecteurs :

L’illusion économique, Essai sur la stagnation des sociétés développées (1998)

Après l’empire, Essai sur la décomposition du système américain (2002)

Après la démocratie (2008)

 

Début 2012, il a publié deux livres plus difficiles :

Emmanuel Todd est connu du grand public, traitant Sarkozy de « machin » sous les regards interloqués de Jacques Attali et de Frédéric Tadéï[1]. Une revue qui titre sobrement La Revue le traite de « trublion » dans son numéro de novembre. Frédéric Ferney qui l’interroge lui demande d’exposer ces modèles familiaux. Il expose la famille souche, « un système à héritier unique, qui repose sur l’autorité du père et l’inégalité entre les frères. Et qui favorise des idéologies plutôt autoritaires et ethnocentriques. »

A la fin de l’entretien, on lui rappelle qu’il est le petit-fils de Paul Nizan et il répond :

« Il y a tant de sujets sur lesquels je n’ai pas de compétences particulières ; je lis peu de romans, dont beaucoup d’Hercule Poirot et d’Arsène Lupin, je vais peu au cinéma, je me contente des DVD de James Bond, de Louis de Funès ou des Bronzés. De toute façon, je ne supporte que les films qui se terminent bien. »

Tout Emmanuel Todd est dans ce grand écart.

Il a le sens de la formule. Mais la radicalité de sa pensée et de certaines de ces formules ne le conduisent pas à rejoindre « la gauche de la gauche ». Il le disait déjà à Marianne en mars 2011 :

« Je suis considéré comme un intellectuel critique radical du système. Mais je ne suis pas intéressé par les propositions irréalistes protestataires de la gauche de la gauche, et je ne crois pas une minute à la possibilité pour le Front national d’arriver au pouvoir en France[2]. Je pense tout à fait que la France doit continuer à être gérée par une alternance entre les grands partis décents de la droite et de la gauche. Je ne suis pas partisan d’une destruction ou d’un rejet des élites. »

http://www.marianne.net/E-Todd-Face-au-FN-il-faut-rompre-avec-deux-concepts-zombies-le-libre-echange-et-l-euro_a204202.html

 

De la gauche de gouvernement et du gouvernement de la gauche

Son sens de la formule et de la provocation l’a conduit à risquer un véritable oxymore en mars 2012 dans le Nouvel Observateur : « l’hollandisme révolutionnaire ».

Il revient sur ses propos dans ses deux derniers entretiens (à Marianne et à Arrêt sur Images). Ou plutôt, ses interlocuteurs y reviennent comme pour attendre un regret, voire des excuses. Il persiste et signe. Il avait dit :

« Hollande commencera dans la modération - son entourage est très modéré - mais il sera conduit à se radicaliser. S'il veut gouverner, ce sera un mitterrandisme à l'envers. Un peu comme Roosevelt, homme de gauche très modéré au départ, avec des conceptions très vagues en économie qui, sous l'effet de la crise de 1929, a fini par prendre des mesures radicales (hausse des impôts, contrôle des banques, relance budgétaire). Pour Hollande ce sera le New Deal ou la "papandréouisation". »

Il répète :

« Je voudrais rappeler comment mon hypothèse d'un "hollandisme révolutionnaire" avait été formulée pour maintenir sa validité : j'avais évoqué un mitterrandisme à l'envers. En 1981, Mitterrand arrive au pouvoir avec un programme très à gauche, de nationalisations, d'augmentations des salaires et des avantages sociaux. En 1983, tournant de la rigueur, adhésion du socialisme français au néolibéralisme, probablement inévitable dans le contexte mondial.

Durant la présidentielle, mon hypothèse était - et reste - que François Hollande commencerait son quinquennat de manière relativement conventionnelle - sur l'Europe, nous sommes servis - tout en marquant son attachement aux valeurs d'égalité - tout va bien de ce côté, la presse de droite hurle "Maman !" parce que les classes moyennes supérieures vont payer des impôts supplémentaires. Mais, au bout d'un an ou deux, Hollande devra opérer le tournant radical rendu inévitable par l'approfondissement de la crise. Je m'en tiens à ce parallèle inversé : nous sommes encore dans la phase conformiste de l'hollandisme. Et je discerne quand même déjà des aspects positifs, dont certains constituent l'amorce d'une révolution morale et sociale... »

Evidemment, il y a dans son raisonnement une part d’analyse historique fondée :

  1. sur deux parallèles de l’histoire du XXème siècle (Mitterrand / Hollande et Roosevelt / Hollande) ;
  2. sur sa réflexion de démographe et d’anthropologue sur l’histoire longue.

Mais son raisonnement est empreint d’une sorte de pari pascalien, même s’il poursuit en disant :

« La vraie force de Roosevelt, qui fait défaut à Obama, c'est qu'il avait l'assurance d'un enfant de la haute aristocratie politique américaine. Theodore Roosevelt, cousin de la branche républicaine de la famille, avait déjà exercé la charge suprême. François Hollande ne vient ni du cœur ni de la périphérie. Ce qui va se passer dans sa tête est un sujet de roman. La France est au bord du gouffre. La vérité d'Hollande, c'est que dans cinq ans il sera soit un géant, soit un nain. L'un ou l'autre, pas de destin moyen possible. »

 

Du gauchisme

Emmanuel Todd n’a jamais été janséniste, mais il a été communiste. Cependant, il n’a pas rejoint, on l’a vu, les rangs d’une « gauche de la gauche » où se retrouvent des débris du parti autrefois stalinien associés aux dernières flammèches des foyers naguère trotskystes. Mais il revient fréquemment sur « l’expérience communiste » :

Le « système communiste » qui s’est répandu par la « révolution » ou la « guerre de libération » sur la Russie, la Chine et le Vietnam, des « gauchistes » le qualifieraient plutôt de « stalinien ». Emmanuel Todd, lui, remarque qu’il s’est répandu dans des populations où prédominait un de ces systèmes familiaux qu’il a conceptualisé : « la famille communautaire ». Ce système familial, il le décrit comme « autoritaire et égalitaire ».

Ce système familial , il en a fait l’expérience lui-même dans sa « jeunesse communiste ». Mais après mai 1968, loin de verser dans la gauchisme, il a adhéré au parti de Waldeck Rochet. Je ne sais pas à quelle date il a quitté ce parti, mais, en 1989, il rencontrera le successeur de Waldeck Rochet, Georges Marchais, sur le plateau d’Apostrophes lors de la publication de sa première prophétie, La chute finale, en 1976.

La famille d’Emmanuel Todd était plutôt libérale, mais, de son passage dans la famille « communiste », il gardera longtemps une tendance à considérer, à l’instar de Lénine, l’industrie comme un synonyme du progrès ; et le gauchisme comme « la maladie infantile du communisme. ».

On sait que Lénine employait ce terme de gauchisme pour discréditer ses rivaux allemands et hollandais. Plus tard, en France, dans la bouche de l’ancien maire de Vannes, Raymond Marcellin[3], il viendra à désigner les divers groupes d’extrême gauche, trotskystes et maoïstes, qui tous se réclamaient de Lénine.

A la même époque, Richard Gombin[4] analysait le gauchisme comme un retour à Marx, (alors que l’extrême gauche institutionnelle peut se définir comme la persistance d’un bolchevisme fantasmé). Et Emmanuel Todd n’est pas éloigné de ce gauchisme-là quand il déclare[5] :

« L’analyse historique que j’utilise et développe traite l’idéologie et l’économie comme des superstructures ».

Il va même jusqu’à asséner que « les économistes passent leur temps à faire ce qu’on interdisait de faire à l’école : additionner des choux et des carottes, ils appellent ça ‘produit intérieur brut’. »

 

L’urss passe l’arme à gauche et la droite décomplexée passerait bien toute la gauche par les armes

La première prophétie d’Emmanuel Todd s’est « réalisée » une dizaine d’années plus tard : courses aux armements, petits soucis en Pologne et enlisement en Afganistan pendant les années quatre-vingt ; Perestroïka et Glasnost à partir de 1985 ; chute du mur de Berlin en 1989 et dislocation de l’Union en 1991.

L’effondrement de l’URSS a achevé la décrépitude des partis frères en Europe de l’ouest. En France, son score présidentiel qui avait culminé avec Jacques Duclos (21,27 %) en 1969 a entamé son déclin avec Georges Marchais (15,34 %) en 1981, puis l’a poursuivi jusqu’aux 1,93 % de Marie Georges Buffet en 2007.

L’extrême gauche institutionnelle, dont seule la mouvance trotskyste participait aux élections, a tenté une reconstruction sur les ruines de PCF. Le NPA a été créé début 2009 et il restera comme le nom de cet échec de reconstruction.

Le Parti de Gauche a été créé parallèlement par Jean Luc Mélenchon, tout juste sorti du Parti Socialiste après avoir fait ses premières armes chez les trotskystes de l’OCI (comme Jospin et Cambadélis). Le Front de Gauche est fondé quelques mois plus tard avec les restes du PCF et quelques autres.

Dès lors, selon le point de vue où l’on se place, on parlera de « gauche de la gauche » ou d’extrême gauche pour désigner la gauche du Parti Socialiste :

 

Du dessous des cartes

Emmanuel Todd a dressé plusieurs cartes de la France, de l’Europe et du monde. Essentiellement des cartes sur les systèmes familiaux. Mais pour la France il a dressé des cartes plus variées, de la religion, du suicide, des affininités politiques. Le déclin du PCF ne lui a donc pas échappé, ni l’implantation du Front National.

La carte de l’extrême gauche et de la « gauche de la gauche » ne l’a que modérément intéressé. Il a bien remarqué qu’une tendance « écologiste » s’est développée, mais il l’a un peu négligée. Il reconnaît d’ailleurs volontiers qu’il n’a pas la fibre écologiste.

Mais son peu de goût l’empêche de voir que l’écologie n’est pas une idéologie comme l’économie, quand on ne la laisse pas aux mains des bureaucrates verts.

Dans son œuvre de chercheur, il dresse des cartes des systèmes familiaux et décrit l’histoire longue des hommes et des femmes. On ne saurait trop lui conseiller de mêler ses cartes à celles de Jean Christophe Victor qui dans ses dessous des cartes décrit une histoire encore plus longue.

 

 

Quelques liens à nouer ou à dénouer.

 

Le dernier entretien dans Marianne :

http://www.marianne.net/Emmanuel-Todd-Dans-cinq-ans-Hollande-sera-un-geant-ou-un-nain_a223466.html

Deux commentaires :

http://www.marianne.net/sarkofrance/Pourquoi-l-intervention-d-Emmanuel-Todd-est-formidable_a994.html

http://fr.slideshare.net/streght/prsentation-article-marianne-emmanuel-todd

Deux réquisitoires, l’un de la gauche, l’autre de la droite de la droite :

http://reveilcommuniste.over-blog.fr/article-euro-contorsions-dialectiques-d-emmanuel-todd-et-du-front-de-gauche-111209598.html

http://www.enquete-debat.fr/archives/emmanuel-todd-vrai-prophete-ou-vrai-opportuniste-86814



[1] Dans le livre Après la démocratie, il évoquait « le moment Sarkozy », du nom de famille du dernier souverain récemment déchu. Pendant son règne, il s’est illustré comme opposant résolu (régulièrement dans l’émission Ce soir ou jamais). Il est intervenu avant les élections en évoquant dans Le Nouvel ObservateuR l’hypothèse d’un « hollandisme révolutionnaire ». Il a été aussi quelques fois l’invité de l’émission en ligne Arrêt sur Images :

  • dans un face à face avec Jean Luc Mélenchon
  • dans un face à face (si l’on peut dire) avec Florian Philippot, entre les deux tours de la présidentielle.
  • tout seul comme un grand le 8 novembre dernier..

Quelques jours plus tôt, il avait accordé un court entretien à Marianne.

[2] Au moment où je reprends ces lignes, des turbulences agitent l’UMP. Si cette « union » n’explose pas, elle peut néanmoins s’amoindrir au profit du nouveau parti du centre et du Front National. L’accession au pouvoir du Front National n’est pas encore une probabilité forte, mais son accession au second tour de la prochaine présidentielle le devient de plus en plus. Il ne faut pas négliger le rôle de la bêtise dans l’histoire, Emmanuel.

[3] Il fut aussi ministre de l’Intérieur du 31 mai 1968 au 27 février 1974, sous deux présidences et cinq gouvernements successifs.

[4] Les Origines du gauchisme, Seuil, 1971

[5] La Revue n° 27, novembre 2012


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