Entre deux tours - La nation française, une volonté défaillante
par Paul Arbair
vendredi 4 mai 2012
Dans sa course aux électeurs « marinistes », le président sortant fait l’apologie de la nation et insiste sur sa volonté d’en renforcer les « frontières » pour la protéger des « communautés » et des « tribus » qui la menaceraient. Le plus grand danger pour la nation française vient pourtant probablement moins de l’extérieur que de l’intérieur : c’est la volonté des citoyens de se construire un avenir commun qui semble aujourd’hui s’évaporer.
En se posant en défenseur de la nation, Nicolas Sarkozy prend acte du fait que le vote Front National au premier tour de la présidentielle n’est pas qu’un vote de crise exprimant l’angoisse économique de classes sociales mises à l’épreuve de la mondialisation, mais révèle également une fracture identitaire profonde.
Un « vote de crise », vraiment ?
On ne peut nier que la crise économique et financière des dernières années ait probablement nourri le vote protestataire en général, et le vote Front National en particulier. La hausse du chômage, les pertes de pouvoir d’achat, les délocalisations, la crise du logement, la précarisation des classes moyennes et populaires sont autant d’éléments qui contribuent à nourrir des craintes de déclassement dans une partie importante de la population. Les Français sont parmi les peuples les plus pessimistes du monde quant à leur avenir économique, toutes classes d’âge confondues. Une majorité d’entre eux (60% selon un sondage TNS Sofres d’octobre 2008) redoutent même de se retrouver un jour à la rue… Ils attribuent pour beaucoup leurs maux à la mondialisation, dont ils ont une image beaucoup plus négative que leurs voisins, et une majorité d’entre eux se déclare favorable à la mise en place de mesures protectionnistes.
Toutefois, la percée de Marine Le Pen lors du premier tour des élections présidentielles ne peut pas être attribuée à un seul « vote de crise » résultant des tempêtes économiques des dernières années. Tout d’abord parce que, à l’exception de l’année 2007 lors du « siphonage » des voix lepénistes par Nicolas Sarkozy, le vote FN atteignait déjà jusqu’à 15% ou plus lors des élections présidentielles depuis plus de vingt ans (14,38% en 1988, 15,00% en 1995, 16,86% en 2002) ; le vote de crise pourrait donc, au mieux, expliquer une progression d’environ trois points du vote FN. Ensuite parce que la précarisation et les craintes de déclassement qui nourrissent le vote lepéniste sont chez nous présentes depuis bien avant la crise de ces dernières années. La France est en fait un des seuls pays occidentaux à n’avoir jamais vraiment surmonté les effets des chocs pétroliers des années 70. Le chômage de masse s’y est installé depuis plus de trois décennies, la croissance n’y est jamais vraiment repartie de manière franche et durable comme elle a pu le faire chez nos voisins, et il y a longtemps que les membres des classes moyennes y risquent davantage de devenir des « nouveaux pauvres » que des « nouveaux riches ». Aux « trente glorieuses » ont succédé les « trente piteuses », durant lesquelles le pessimisme, la morosité et la défiance ont profondément imprégné le corps social et politique. Les tourmentes des dernières années ont certes accentué les craintes de paupérisation et de déclassement, mais elles ne les ont pas créées.
La seule crise économique et financière est donc insuffisante pour expliquer la poussée lepéniste. D’ailleurs, certains pays qui subissent cette crise de manière beaucoup plus brutale, tels l’Espagne, ne connaissent pas de montée de partis extrémistes ou populistes, alors qu’au contraire une telle poussée est perceptible dans d’autres pays qui sont relativement épargnés par la crise, comme par exemple la Suisse ou les Pays-Bas. Car c’est en effet quand la question sociale rejoint la question identitaire que se constitue le terreau sur lesquels prospèrent les votes de droite extrême. Si le Front National a pris son envol avant les autres partis populistes européens c’est parce que cette jonction s’est opérée plus tôt en France qu’ailleurs. Et si son succès électoral semble être à la fois plus important et plus durable, c’est probablement parce que et la question sociale comme la question identitaire s’y posent de manière plus aigüe qu’ailleurs.
Séparations
Certains font remarquer que le vote Front National est particulièrement élevé dans les zones où il y a peu d’habitants étrangers ou d’origine étrangère et relativement peu de problèmes d’insécurité, à savoir dans les campagnes et les zones péri-urbaines. C’est effectivement le cas, et le vote FN a par contre baissé dans les quartiers difficiles de banlieue où il était élevé par le passé. Pour autant, il serait erroné d’en conclure que les motivations identitaires du vote FN soient uniquement dues à l’ignorance, à la peur ou au manque d’information. Les zones d’habitat péri-urbain, qui se sont très nettement étendues au cours des dernières décennies, sont en effet pour une part non négligeable peuplées de citoyens ayant quitté les « grands ensembles », les barres et les tours de banlieues dans l’espoir d’une vie meilleure et plus paisible à l’écart des quartiers « sensibles ». Et les difficultés réelles ou perçues de cohabitation avec les habitants d’origine étrangère concentrés dans ces banlieues ont souvent été pour beaucoup dans leur décision de les quitter – de les fuir même, pour certains.
S’est ainsi opérée une « séparation » croissante, dans les zones situées à la périphérie des villes, entre les populations d’origine française « de souche » ou bien européenne et les populations d’origine extra européenne. Cette séparation s’est faite loin des centres urbains et des banlieues résidentielles cossues où vivent les représentants des élites politiques, économiques ou culturelles françaises. Le cosmopolitisme, que ce soit dans une version « bobo/arty » ou bien dans une version « fric/jet set », semble naturel pour ces élites, qui sont souvent incapables de percevoir et de comprendre à quel point il est mis en échec dans de nombreux quartiers périphériques.
La plupart des habitants des grandes villes, en particulier de Paris, ne peuvent s’en rendre compte tant leur réalité est différente de celle des habitants des quartiers périphériques. La capitale française, minuscule et très concentrée comparée aux capitales des pays voisins (105,4 km2, soit 17% de la superficie de Madrid, 12% de celle de Berlin, 8% de celle de Rome et seulement 7% de celle de Londres), semble être une sorte de citadelle dans laquelle les élites se regroupent à l’abri des populations dangereuses ou indésirables vivant dans les faubourgs ou banlieues. Le boulevard périphérique sépare physiquement ces deux mondes et protège la citadelle, comme les douves protégeaient autrefois les châteaux médiévaux des dangers du monde extérieur. Les habitants des banlieues sont autorisés à venir travailler en ville dans la journée, mais l’immense majorité des parisiens ne s’aventurent jamais au-delà du périphérique si ce n’est lors des départs vers les lieux de villégiature. Ce schéma d’organisation urbaine est, dans une large mesure, reproduit dans la plupart des grandes agglomérations françaises, où la réalité vécue et perçue est totalement différente selon que l’on vit à l’intérieur ou à l’extérieur du périphérique ceinturant la ville.
La séparation des populations qui s’opère progressivement dans les quartiers périphériques de nos villes passe donc largement inaperçue pour une partie des élites politico-médiatiques, qui n’en comprennent ni les causes ni les conséquences. Leurs incantations volontiers moralisatrices en faveur du « vivre ensemble » tombent dans des oreilles peu réceptives, tant c’est précisément la volonté de ne plus vivre ensemble qui semble être un des éléments structurants des réorganisations spatiales à l’œuvre dans le pays. Non seulement la mixité sociale se réduit à mesure que les classes aisées et les classes moyennes et populaires s’éloignent géographiquement les unes des autres, mais à cet éloignement s’ajoute de plus en plus dans les périphéries urbaines une séparation des populations sur une base ethnico-culturelle.
Cette séparation progressive est porteuse de bien des dangers pour l’avenir, car elle aboutit à éloigner non pas seulement les populations françaises des populations étrangères, mais les Français entre eux. La grande majorité des habitants des banlieues sensibles sont en effet des citoyens français que le pays semble, bien qu’il s’en défende, vouloir concentrer et confiner dans des quartiers à l’écart des villes en raison de leurs origines étrangères. Les difficultés économiques et sociales et les tensions culturelles s’accumulent dans ces quartiers, que ceux qui le peuvent quittent dès qu’ils en ont l’occasion.
Quand la volonté vient à manquer…
Certains pourraient penser que la séparation progressive des populations en fonction de leurs origines ou habitudes culturelles devrait simplement donner lieu, petit à petit, à des regroupements de type communautaristes qui sont considérés comme parfaitement normaux chez certains de nos voisins européens et ne devraient donc pas inquiéter outre mesure. Mais en France ce type de séparation communautariste pose problème car il va à l’encontre de la fabrique de la nation elle-même. Historiquement, la nation française s’est en effet construite, après la Révolution, sur le principe fondamental de la volonté de la population de se construire un destin commun.
Cette conception française de la nation est souvent opposée à une conception allemande plus essentialiste, basée sur la race, la langue et la religion. Elle a été synthétisée par le philosophe et historien Ernest Renan (1823-1892) dans sa fameuse conférence « Qu’est-ce qu’une nation ? » donnée à la Sorbonne en 1882. Ce texte fondateur formule l’idée que la nation repose à la fois sur un héritage passé, qu’il s’agit d’honorer, et sur la volonté présente de l’ensemble des habitants de le perpétuer. « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. ». L'existence d'une nation résulte donc d’un « plébiscite de tous les jours », d’une volonté sans cesse réaffirmée qui permet d’unir les hommes au delà de leurs différences et de faire qu’aucun ne soit esclave « ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes ».
Les séparations à l’œuvre au sein de la société française suggèrent pourtant que cette volonté de « faire nation » tend à s’affaiblir dangereusement. Que se passe-t-il quand le résultat du plébiscite journalier devient incertain ?
La République en échec
Une conception de la nation basée sur la volonté, sur laquelle se fonde le principe de l’acquisition de la nationalité par le droit du sol, doit pouvoir s’incarner dans un certain nombre de valeurs communes à tous les habitants du pays. Aux Etats-Unis, ces valeurs incluent le droit de chaque individu à poursuivre son bonheur individuel sans interférence étatique, la liberté de penser et d’entreprendre sans entraves, et l’amour de la patrie. En France, les valeurs qui sous-tendent la volonté de « faire nation » sont censées être celles de la République : Liberté, Egalité, Fraternité, auxquels certains ajoutent parfois le principe de laïcité hérité de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, et le principe de solidarité incarné dans le fameux « modèle social français ».
L’affaiblissement de la volonté nationale résulte essentiellement des manquements et des échecs de la République dans ces différents domaines. Les victimes de ces manquements sont en effet principalement les populations qui, en dehors des cœurs muséifiés de nos grandes villes, tendent à perdre l’envie de « vivre ensemble » et à se séparer les unes des autres. Ces manquements de la République nourrissent le ressentiment des habitants des zones péri-urbaines, fragilisés par la crise et craignant pour certains de devoir un jour retourner vivre dans ces banlieues auxquelles ils pensaient avoir échappé. Ils nourrissent également le ressentiment des habitants d’origine étrangère des cités de banlieue, auxquels la France accorde facilement la nationalité mais que dans les faits elle n’accepte jamais vraiment comme citoyens à part entière. Les premiers veulent s’éloigner des seconds, qui eux-mêmes rejettent de plus en plus un France perçue comme hypocrite et faussement intégratrice.
Il faut être idéologiquement motivé ou aveuglé pour prétendre, tel Jean-Luc Mélenchon, que « l'intégration est réussie » car « tout le monde mange du couscous et des merguez dans ce pays ». A l’écart de nos villes, c’est bien un mouvement de séparation des populations qui est à l’œuvre et qui s’accélère, comme l’ont montré les travaux du géographe Christophe Guilluy (Fractures Françaises, 2010). Cette séparation est une des manifestations les plus criantes du malaise national, qu’elle contribue elle-même à approfondir. Elle donne d’ores et déjà lieu à une sorte de « développement séparé » des populations selon des critères ethniques et culturels dans des zones géographiques distinctes. Il serait très imprudent de mésestimer la nature et la portée de ce phénomène de développement séparé, qui sous d’autres latitudes et en d’autres temps s’appelait « apartheid ». Le danger est bien réel et est parfaitement connu d’un certain nombre de responsables politiques. Ainsi Yazid Sabeg, qui a la tâche ingrate d’être « commissaire à la diversité et à l'égalité des chances » au sein du gouvernement, déclarait-il en janvier 2009 que se formaient au sein de la société française des « frontières intérieures » qui nous conduisent « tout droit à l'apartheid : territorial, dans les têtes, social ».
Une partie des élites citadines, en particulier parisiennes, continue de nier cette évolution, mais ce sont bel et bien les fondements mêmes de la nation tels que la définissait Ernest Renan qui sont aujourd’hui remis en cause : le « legs de souvenirs » partagé par les populations françaises tend à se réduire fortement, et « le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis » à disparaître. Aucune amélioration – bien hypothétique – de la situation économique du pays ne pourra, seule, inverser cette tendance lourde qui, si elle se poursuit, finira par entrainer rien moins que l’échec définitif du projet républicain français.
Pour que la nation française survive, pour que le pays ne sombre pas dans la violence, la République française doit impérativement trouver les moyens de recoller les morceaux et de faire en sorte que ses citoyens retrouvent une volonté de se construire un avenir commun. Pour y parvenir la République française n’a plus beaucoup de temps. Un quinquennat, guère plus…