Et si nous n’étions que des théocraties travesties ?
par Philippe Murcia
mercredi 15 mars 2006
Nous en arrivons, à ce stade, à nous demander si, par un manque de maturité démocratique, nous ne serions pas prisonniers de Dieu et des démons qui caractérisent la nature humaine.
A la lecture de quelques commentaires enflammés que j’ai reçus après la publication d’un article où je faisais un parallèle entre l’arrivée du nazisme (1938) et ce que prône l’Iran d’aujourd’hui, je me suis interrogé, un peu plus que je ne l’avais fait jusqu’alors, sur ce qu’était, ou plus prosaïquement, ce que l’on entendait par ’’démocratie’’.
A voir ce que sont aujourd’hui les principales raisons, affichées ou non, des tensions et risques de guerres, nous ne pouvons que nous interroger sur cette réalité.
Dans un article précédemment publié, j’écrivais : « La démocratie est un concept philosophique. Les valeurs scellées dans nos constitutions sont, de manières directes ou indirectes, toutes nées de valeurs religieuses, et ainsi, le concept qui les sous-tend s’ajuste en permanence, selon l’évolution sociétale issue des progrès techniques et sociaux. Les religions qui étaient à l’origine de ces valeurs ont, elles aussi, plus ou moins évolué, mais pas de manière corrélative ».
Nous en arrivons, à ce stade, à nous demander si, par un manque de maturité démocratique, nous ne serions pas prisonniers de Dieu et des démons qui caractérisent la nature humaine.
Après avoir passé en revue plusieurs définitions de la démocratie et par extension du parallèle fait ci-dessus, celles de la théocratie, j’ai trouvé la définition de la démocratie telle que la donne Raymond Aron [ [1] ] parmi les plus pertinentes, par rapport à ce que j’ai écrit et au contexte présent ; il dit ceci : « La démocratie est une réalité humaine, donc imparfaite. C’est aussi une réalité irrationnelle. La seule manière - ou la seule utopie - de rationalité, ce serait de prendre les meilleurs et de leur dire : "Gouvernez dans l’intérêt de tous". Malheureusement, on n’a jamais trouvé le moyen de savoir qui sont les meilleurs et quel est l’intérêt de tous.
Tous les régimes politiques sont des solutions imparfaites et, si l’on veut, irrationnelles, d’un problème qui ne comporte pas de solution rationnelle, même lorsque le système de concurrence électorale fonctionne, lorsqu’il est accepté par tous les hommes. Lorsqu’il y a vertu, au sens de respect des règles et au sens de compromis, il peut y avoir un système qui soit beau, pour autant qu’un système politique puisse être beau, c’est-à-dire à condition d’être vu toujours à une certaine distance. Mais c’est tout de même un régime qui peut au moins de présenter un avantage considérable : c’est d’avoir été créé non pas pour assurer des pouvoirs efficaces, mais pour défendre les individus contre les excès de pouvoir. Un système de démocratie qui fonctionne assure aux individus non pas des garanties absolues contre tous les excès du pouvoir, car il y a toujours des excès de pouvoir, mais plus de garanties contre les excès de pouvoir que tout autre régime ».
En ce qui concerne la recherche d’une définition, voire d’une compréhension acceptable et non ’’confrontationnelle’’ de la théocratie, nous pouvons, sans craindre les foudres de ceux qui voudraient en faire une polémique sémantique, dire que par essence, le pouvoir est exercé par une autorité religieuse se considérant investie du droit divin, parce qu’ayant, et elle seule, seulement, parfaitement compris les desseins de Dieu.
Partant, on peut d’ores et déjà voir en filigrane les raisons des tensions et risques de guerres que cela sous-tend. Dans une série d’articles publiés dans Foreign Affairs, Newsweek, Fareed Zakaria [ [2] ] citant un grand nombre de philosophes et de politiciens présents et passés, fait, sur ce qu’il nomme la démocratie non libérale, le parallèle suivant, parlant de la démocratie et du libéralisme constitutionnel : « It has been difficult to recognize this problem because for almost a century in the West, democracy has meant liberal democracy — a political system marked not only by free and fair elections, but also by the rule of law, a separation of powers, and the protection of basic liberties of speech, assembly, religion, and property. In fact, this latter bundle of freedoms — what might be termed constitutional liberalism — is theoretically different and historically distinct from democracy. As the political scientist Philippe Schmitter has pointed out : "Liberalism, either as a conception of political liberty, or as a doctrine about economic policy, may have coincided with the rise of democracy. But it has never been immutably or unambiguously linked to its practice." Today the two strands of liberal democracy, interwoven in the Western political fabric, are coming apart in the rest of the world. Democracy is flourishing ; constitutional liberalism is not ».
En fait, et même si je ne partage pas totalement nombre des positions qu’il soutient dans les autres articles, je pense que ce qui précède est le nœud gordien de ce qui se passe actuellement dans l’acception que l’on a de la démocratie et de ce que l’on considère comme non démocratique, voire théocratique. Zakaria, lui-même, dans le corps de son article, fait implicitement référence à la perception de Raymond Aron.
Cela étant, si la ’’démocratie’’ dans nos pays de l’Ouest, depuis des siècles, est le résultat de l’intégration de valeurs d’essence religieuse, celles-ci sont encore vivaces dès qu’on les oppose à d’autres valeurs religieuses, et ceci quelle que soit la forme du pouvoir démocratiquement élu ou théocratique qui les soutient.
Il devient donc évident que les constitutions, pour les pays qui en ont une, ou les us et coutumes, pour ceux qui n’en ont point, reflètent dans leur praxis l’intégration d’un grand nombre d’habitants à un certain nombre de valeurs cardinales, explicites ou entendues, et c’est cela, et seulement cela, qui permet à nos pays de se considérer comme démocrates.
La différence se situe donc entre démocratie florissante et libéralisme constitutionnel inexistant. De cette différence découle le questionnement qui est mien : ne serions-nous pas, tout compte fait, des théocraties qui s’ignorent, si la religion peut encore jouer un tel rôle dans la perception que nous nous faisons des autres formes de pouvoirs ?
De plus en plus, même si cela n’est pas avéré dans nos pays, l’appartenance religieuse joue et jouera de manière croissante un rôle de pondération, nous l’avons vu avec l’intégration de la Turquie dans la Communauté européenne.
Il est absolument frappant de voir des hommes culturellement évolués s’ériger en pouvoir religieux parce que prétendant avoir, plus que tout autre, compris les desseins de Dieu ; ils feraient mieux de méditer sur ce qui s’est passé : « Dieu, pour les croyants que nous sommes ou serions, a créé l’homme à son image, c’est-à-dire bon » ; or, pour être bon, il faut être intelligent, comme nous ne le sommes pas, nous ne pouvons donc pas être bons. Comme Dieu l’avait compris avant nous, il y a eu le déluge, dans lequel Dieu, dégoûté de la nature humaine, voulut nous faire disparaître de la surface de cette Terre ; il y a eu la tour de Babel, qui nous a, paraît-il, séparés en plusieurs groupes linguistiques pour que nous ne puissions plus nous comprendre ; il y a eu la séparation d’Abraham avec son fils Ismail et le schisme d’une même religion. Il semble qu’il ait enfin trouvé la bonne solution, pour qu’on ne prétende plus à prendre sa place, ce que voudraient faire les pouvoirs religieux, avec ou sans représentation ’’démocratique et/ou constitutionnelle’’.
© 03/14/06 par Philippe Murcia
[1] Introduction à la philosophie politique-Démocratie et Révolution.
[2] 1- Foreign Affairs, November, 1997. The Rise of Illiberal Democracy. 2- Newsweek, February 7, 2005 U.S. Edition. Elections Are Not Democracy. 3- Newsweek, December 6, 2004, U.S. Edition. Tag-Teaming the Mullahs. 4- Newsweek, February 13, 2006. Islam and Power. 5- Newsweek, November 21, 2005 U.S. Edition. Europe Needs a New Identity. 6- Newsweek, August 1, 2005 U.S. Edition. How to Stop the Contagion. 7- Newsweek, April 25, 2005 U.S. Edition. Conservative Contradictions. 8- Newsweek, April 25, 2005 U.S. Edition. Standing Up for People Power.