Etrange dépression, étrange démission, la France et son marasme

par Bernard Dugué
vendredi 2 juin 2006

Un billet qui aurait pu aussi s’intituler, dans une visée polémique et politique, ni Ségolène, ni Sarkozy.

Ce 1er juin 2006, dans Le Figaro, Etienne de Montety nous gratifie d’un éditorial intitulé "L’étrange dépression", allusion à un autre texte très célèbre, L’étrange défaite de Marc Bloch, dont quelques personnalités parmi les historiens évoquent le transfert des cendres au Panthéon. La France d’aujourd’hui n’étant pas en guerre, elle ne risque pas de défaite militaire, mais elle partagerait avec celle des années 1930 quelques traits communs, hauts fonctionnaires ne servant la nation qu’à contre-cœur, élites intellectuelles démissionnaires, oubli des patrimoines culturels, esprit de dénigrement. Montety fait sien le propos de Bloch qu’il applique à la situation actuelle, désignée comme étrange dépression tout en évoquant le message de l’historien comme témoin des solutions passées amenées à être transposées dans les situations contemporaines. Parmi ces solutions, écouter les voix éclairées, et renouer avec le patrimoine moral, politique et culturel.

 

 

Quelques jours auparavant, Alain-Gérard Slama signait dans ce même journal un billet intitulé "La tyrannie du social", dont le thème central le rapproche du précédent signé Montety. Le début du constat, c’est la fracture de la société française qui, paradoxalement, s’est accentuée, alors que les politiques en ont fait leur thème de campagne depuis 1995. Slama fait remarquer que le PS met au centre de sa plate-forme de campagne le social, pour mettre ce parti face à cette contradiction que faire plus de social ne résoudra pas la question du social ; il dénonce également la substitution au Commissariat au plan (regretté également par un de ses anciens membres, le philosophe Alain Etchegoyen) du Centre d’analyses stratégiques censé éclairer les missions du gouvernement en « matière économique, sociale, environnementale ou culturelle ». Slama voit dans le mot « culturelle », rajouté comme un wagon supplémentaire, le signe d’une inversion des priorités permettant la construction des sociétés occidentales prospères. Il adopte explicitement une perspective historique non marxiste, mettant à l’origine de la chronologie le culturel, puis l’économique, et enfin le social, comme terme final destiné à rééquilibrer les écarts de richesse ; constatant que toutes les sociétés libres ont respecté ce principe, alors que la France, dont les élites sont par trop imprégnées de marxisme, ferait fausse route en mettant en amont le social. D’où un conseil prodigué par notre intellectuel : « La République ne s’en sortira pas en tombant dans le piège du manichéisme, en cédant aux tentations du repli identitaire ou des lois d’autocensure, censure de la mémoire, censure des mœurs, qui sont autant de dénis de l’héritage de Rabelais et de Montaigne. Mais en redonnant la priorité à l’éducation historique, littéraire, philosophique et à la transmission des valeurs d’émancipation, d’indépendance, de raison, qui fondent à la fois la singularité et la fragilité du peuple qui fut longtemps le plus individualiste, le plus libre de la terre » (Slama, 29/05/06)

 

 

 

A lire ces deux éditoriaux, on aimerait être convaincu, et on l’est sans doute, excepté le constat sur le social, car il n’est pas certain que les gouvernants aient mené une « politique sociale convenable » ; mais il est plausible que mettre le social au centre du politique ne soit pas la solution. Il est par ailleurs certain que le culturel a été délaissé, et que les transmissions de l’héritage se sont faites avec quelques pertes, alors que les nouveaux patrimoines ne semblent pas près de se constituer, sauf les financiers. Ceux qu’on appelle les réactionnaires n’ont pas forcément tort lorsqu’ils évoquent une question des valeurs, que les progressistes auraient également intérêt à considérer. Par contre, il faudrait s’entendre sur ce déclin culturel, tant le foisonnement de manifestations dans ce champ laisse accroire le contraire. Sans doute faut-il distinguer l’imprégnation culturelle dans les esprits et les productions culturelles relevant du monde du spectacle.

 

 

La rupture avec les intellectuels, parlons-en à cette occasion. On a pu dire en l’oubliant hélas que le PS s’est coupé de bien de ses racines intellectuelles naturelles, imitant en ce sens les partis de droite. Cette coupure a aussi un lien avec les deux billets ici commentés, explicitant de ce fait les dérives populistes et démagogiques auxquelles on assiste ces temps-ci avec M. Sarkozy et Mme Royal dont le point commun est d’avoir réactualisé la devise d’Auguste Comte, ordre et progrès faisant place à contrôle et production. Autant dire que les questions fondamentales sur la Culture avec un C majuscule passent à la trappe, avec quelques questions radicales à poser sur le sens de l’action politique, et nombre de problèmes à résoudre, comme la déliquescence des universités et de la recherche (sans parler des chaînes de télévision à vocation nationale), liquidées honteusement par une classe politique plus encline à se montrer devant les caméras, à satisfaire les inquiétudes engendrées par les médias, qu’à se préoccuper des fondamentaux scientifiques, intellectuels, artistiques et culturels sans lesquels aucune société ne peut se réclamer du progrès -conçu comme élévation des consciences et des expressions de l’esprit en découlant. Les sociétés produisent et contrôlent plus qu’elles n’instituent et ne se constituent comme résultat des actions inventives, créatives et libres des personnes.

 

 

En conclusion, restons stoïques, la France reste telle qu’elle est, se modernise sans éclats particuliers, mais avec une foule de problèmes sociaux et autres questions culturelles. Elle dispose d’une classe de dirigeants qu’on dit dépassés, et pourtant elle perdure dans un cours régulier. François Mitterrand évoquait la puissance de l’Histoire, quand les forces humaines se déchaînent, alors parlons de la puissance de l’inertie, quand un système s’est installé, alors que les progressistes sont aussi efficaces qu’un remorqueur auquel on a accroché un porte-avions. Il y a sept ans, deux hauts-fonctionnaires écrivaient sous le pseudonyme de Joseph K un pamphlet intitulé Stratégie du déclin (Desclée de Brouwer), fustigeant cet immobilisme des élites, livre dont on a peu parlé, mais qui conserve son actualité, tant les choses sont restées en l’état et... en l’Etat !


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