Être de gauche, est-ce manquer de lucidité ?

par samuel_
mardi 20 septembre 2011

Longtemps, je me suis cru de gauche, mais un jour des gens sont venus me voir et m'ont expliqué que je n'étais pas à ma place dans cet espace de la gauche, comme s'il leur appartenait. Ils n'avaient pas, comme le font certains mammifères, marqué cet espace comme leur territoire en urinant sur son périmètre. Ils ne l'avaient pas non plus entouré avec une barrière, et des panneaux portant l'inscription « propriété privée ». Ils avaient défini, de manière assez floue d'ailleurs, un ensemble d'affirmations, qu'ils avaient appelé les « valeurs de la gauche », et auxquelles il fallait adhérer sans quoi, selon eux, on ne pouvait plus se croire de gauche. Et j'avoue avoir cru en ce qu'ils m'ont dit, c'est à dire, avoir cru qu'en vérité je n'étais pas de gauche, puisque je n'adhérais pas entièrement à leurs « valeurs de la gauche ».

Par ailleurs, et cela n'a apparemment rien à voir, la première phrase de la Recherche du temps perdu de Proust, me fait depuis que je la connais une forte impression. Il paraît que Proust, à 50 ans passés, n'avait quasiment rien écrit, mais avait accumulé beaucoup de choses en lui, beaucoup de réflexions sensibles sur la vie, et aussi une envie d'écrire qu'il n'avait donc jamais vraiment réussi à assouvir. On pourrait s'imaginer qu'un jour, lui qui était depuis longtemps insomniaque, et avait souvent fait des nuits blanches de fêtes mondaines, lui dont les cheveux avaient peut-être commencé à blanchir et qui avait peut-être des cernes assez marquées, s'est assis face à son bureau, a inspiré un grand coup en fermant les yeux, et a écrit en haut de la page blanche cette phrase : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure ». Et cela aurait tout débloqué, en faisant remonter en lui son intériorité, depuis longtemps enfouie, de jeune enfant, et tous ses souvenirs d'alors. Peut-être donc que Proust avait utilisé une formule magique qu'il suffit de prononcer pour faire remonter en soi des souvenirs, et qu'il me suffirait d'écrire en haut d'une page blanche, un « Longtemps, je me suis cru de gauche », pour faire remonter en moi cette intériorité d'adolescent qui se sent un jour, pour la première fois, plutôt à gauche qu'à droite ?

En fermant bien les yeux, il me revient l'image d'un adolescent qui trouve, sur de nombreuses questions, que c'est plutôt la faute de la société que la faute des gens ou de la fatalité, et qui défend ce point de vue face à des interlocuteurs qui eux, trouvent au contraire que c'est plutôt la faute des gens ou de la fatalité, que celle de la société. Par exemple, ce ne serait pas à eux mêmes ou à la fatalité que des gens devraient d'être pauvres, à leur paresse, au fait que n'importe qui peut faire le travail qu'ils font, au fait qu'il serait naturel qu'existe un certain niveau de chômage involontaire, au fait qu'ils n'ont pas assez bien travaillé à l'école, ou à leur trop forte propension à se reproduire. Ce serait plutôt à cause de l'injustice de la société, ou à cause de son manque de solidarité, ou à cause du déséquilibre dans les rapports de force. Ou encore, ce ne serait pas parce qu'ils sont par nature plus méchants que les autres, ou bien seulement parce qu'ils manquent à leur devoir, que certains se comportent de manière irrespectueuse des autres, ou bien criminelle. Ce serait plutôt aussi parce que la société ne leur a pas permis de se sentir bien dans leur peau. Le fait de leur faire payer leur faute ne serait pas une réponse suffisante à leur comportement, il faudrait aussi que la société les aide à sortir de leurs tourments, et essaie de permettre aux gens de se sentir mieux dans leur peau.

En tirant peut-être parfois un peu les choses par les cheveux, on peut trouver que cette première intuition de ce que sont la gauche et la droite, est en phase avec l'histoire politique de la France. Quelqu'un qui trouve plus que c'est la faute de la société, et moins celle des gens ou de la fatalité, aura plus envie de transformer l'organisation de la société, que de la garder en l'état : selon lui la situation n'est pas inéluctable, et ce n'est pas aux gens de changer, mais à la société. Il préfèrera une organisation économique qui fait plus reposer de choses sur l'État, et qui laisse moins les gens se débrouiller tous seuls. La démocratie sera une chose particulièrement importante pour lui, puisque les transformations de la société qu'il souhaite, ne peuvent être décidées que par un gouvernement qui serait au service de l'intérêt de tous, et puisqu'un gouvernement servira plus probablement l'intérêt de tous si les institutions garantissent qu'il applique la volonté de tous. Ainsi s'expliquerait que la gauche soit au cours de son histoire, plus « réformiste » ou même « révolutionnaire », et moins « conservatrice », plus « interventionniste » et moins « libérale », et qu'elle ait été dès son origine, plus attachée à la démocratie et moins à d'autres régimes plus autoritaires. Ainsi donc s'expliquerait le fait que, lorsque les représentants de la Nation se sont pour la première fois assis sur les bancs d'une Assemblée, en 1789, le clivage entre ceux qui s'asseyaient à gauche et ceux qui s'asseyaient à droite opposait des gens plus démocrates à des gens moins démocrates. Puis le « républicanisme » très fort au XIXème siècle chez les gens de gauche. Et enfin le fait que pendant le début du XXème siècle, les dernières hostilités à la démocratie ne persistaient qu'à droite.

Si la gauche correspondait aujourd'hui à cette intuition, elle serait une réunion de tous les gens qui font plus reposer la responsabilité du bonheur ou du malheur des gens sur les épaules de l'organisation sociale, et moins sur celles des individus ou de la fatalité, mais qui tolèrent toutes les opinions de la part d'autrui, pourvu quand même que ce ne soit pas la croyance que les hommes peuvent de naissance, être inégaux en dignité. Cette tolérance des gens de gauche serait à la fois une preuve de leur humilité face à autrui, une preuve de leur respect de la manière d'autrui de sentir et de rêver le monde, et quelque chose qui les mettrait plus souvent en position de transformer la société, puisque plus on est tolérant moins on exclut, et moins on exclut plus on est nombreux, ce qui permet d'être plus facilement majoritaires. Peut-être qu'il est utile de préciser que tolérer la sensibilité d'autrui ne veut par forcément dire acquiescer à tout ce qu'il dit, mais peut aussi vouloir dire qu'on cherche à comprendre quelles aspirations respectables malgré leur différences il exprime, même s'il les exprime mal, quels problèmes importants et complexes il soulève, même s'il les soulève mal, afin ensuite de lui proposer un compromis sain dans lequel il se retrouve lui aussi.

Mais certains aujourd'hui veulent que la gauche prenne un tout autre chemin : celle-ci devrait selon eux exclure sans discussion ni compromis, les gens qui n'adhèrent pas entièrement à un ensemble d'affirmations qu'ils appellent les « valeurs de la gauche », quand bien même ces gens exclus considèreraient par ailleurs que tous les hommes naissent égaux en dignité, et auraient tendance à plus rendre la société responsable, et moins les individus ou la fatalité. Ce qui justifierait selon eux que la gauche ne cherche pas à infléchir son discours pour répondre aux attentes de tout un électorat aujourd'hui séduit par certains éléments au moins, de discours comme ceux d'Éric Zemmour, Sarkozy ou Marine Le Pen.

Les « valeurs de la gauche », ensemble assez flou et hétéroclite d'affirmations, ont tout de même un point commun qui apparaît : les tenir pour vraies, et/ou croire que ce serait une faute morale ou de la bêtise de ne pas les tenir pour vraies, est toujours un manque de lucidité. C'est un manque de lucidité, que de refuser de voir les aspects du réel qui lui confèrent sa complexité morale. A moins d'être des saints, c'est aussi manquer de lucidité sur nous-mêmes, que de ne pas admettre que nous avons une certaine volonté de préserver notre vie et notre bien-être, qui peut dans des situations moralement complexes, mettre des limites à notre altruisme. C'est encore manquer de lucidité, que de s'acharner à poursuivre des finalités autres que le bonheur, sans vouloir amender la conception que nous avons de ces finalités, quand la poursuite de ces finalités ainsi conçues nous commande de produire du malheur de manière superflue. C'est mal concevoir ces finalités, et c'est surement aussi mal comprendre quelles sont les conditions matérielles ou affectives de notre bonheur, ou ne pas accepter ces conditions. Préférer considérer que nous ne sommes pas à la hauteur de la conception élevée que nous avons de ces finalités, plutôt que de nous tolérer nous mêmes tels que nous sommes et d'adapter à nous-mêmes la conception que nous avons de ces finalités. Nier nos faiblesses et certains de nos vrais besoins affectifs dont parait-il il faudrait avoir honte, nier nos peurs du danger et parfois de l'étranger, ou le besoin de certains d'entre nous (dont je fais partie) de vivre dans un univers culturel qui leur soit familier et dans lequel ils se sentent « chez eux », et considérer comme des coupables ou des imbéciles ceux qui avoueraient simplement ces faiblesses ou besoins, et ainsi les faire taire et les forcer à vivre dans un univers inadapté à eux.

Manque de lucidité dans notre rapport au réel, aux idéaux et à nous-mêmes, par lequel nous voulons nous vivre comme de purs esprits, en oubliant que la marche du progrès n'est pas de si tôt arrivée à son terme, et que nous sommes encore loin de nous être totalement dégagés de notre condition initiale de bêtes sauvages. Un homme peut se rendre sublime par un geste de bonté, de justice, de pardon ou de paix. Mais dans l'adversité, il peut aussi se rendre sublime en criant sa volonté de préserver sa vie ou son bien-être, aussi primaire que soit alors son cri. Les belles statues et les beaux temples grecs nous paraissent sublimes par leur perfection. Mais il y a peut-être aussi quelque chose de sublime dans l'homme qui essaie de vivre avec ses imperfections, qui essaie de s'en accommoder en inventant mille trucs et astuces pour en souffrir le moins possible et faire autant qu'il le peut ce qu'elles l'empêchent de faire, le bossu qui vit avec sa bosse, l'unijambiste qui vit avec sa jambe de bois.

Ainsi un projet de gauche pourrait contenir des intentions altruistes, mais pourrait aussi contenir la gnaque d'une société qui veut continuer à vivre. Et sans forcément se priver de beaux rêves, et sans ériger en vertus les imperfections des hommes, il pourrait admettre ces imperfections ainsi que leurs besoins qu'ils ont honte d'avouer, et proposer des aménagement qui nous permettent de vivre avec et de nous adapter à eux, en évitant le plus possible d'en faire des sources de souffrances, et en nous permettant autant que possible de faire quand même ce qu'ils nous empêchent de faire quand c'est souhaitable.


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