Etre et avoir : courte leçon sur l’identité nationale

par alexis ipatovtsev
lundi 26 mars 2007

Je me suis habitué à tout. On me prend pour un Suédois, un Polonais, un Allemand, un Tchécoslovaque (malgré le fait que le pays n’existe plus)... Et chaque fois, je dis « je suis de Saint-Pétersbourg ». « Ah, donc vous êtes russe ! » s’excitent généralement mes interlocuteurs. Et là, je ne sais plus quoi répondre.

« Vous avez l’accent belge ! » m’a dit la future ex-directrice de France Culture en 1994. C’était assez drôle comme remarque, vu mon niveau de français - à l’époque je confondais « j’ai » et « je suis » -. Bernard Lebrun (traduisez du breton en français) de France Inter avait vu plus juste en 1992, dans son bureau, sur le tableau, c’était marqué « le ruskoff ». C’était, il y a 15 ans, mes débuts à la Maison de la radio...
Quand je suis né, un voisin de mes parents, le grand académicien Likhachev, a regardé mes yeux asiatiques et a tout de suite prononcé le verdict : « région d’Olonets, typique du nord finno-hongrois ! »

Il y a trois ans, dans la ville d’où je viens, dans une voiture faisant taxi, j’ai affiché un sourire en y observant trois icônes en plastique, accrochées au pare-brise. « Que regardes-tu ? » m’a demandé le chauffeur, l’air assez provocant. « Nash  ? ». C’était le moment de vérité - « nash  » veut dire « nôtre ». Je ne savais pas quoi répondre, mais j’avais vite compris que pour lui « les siens » étaient uniquement les chrétiens orthodoxes. Pour détendre l’ambiance, j’ai juste hoché la tête. « Donc, russe ! » a conclu mon chauffeur agressif, l’air soulagé.



Effectivement, j’ai un passeport de la Fédération de Russie. Donc, russe. En plus j’ai été vraiment fier de l’avoir - l’aigle à deux têtes au lieu de la faucille et du marteau. Il me sert à traverser la frontière russe et à aller voter. Je respecte la Constitution démocratique de 1993 et ses valeurs, je m’intéresse à ce qui se passe en Russie aujourd’hui. Mais ça relève des devoirs du citoyen, mes origines familiales diverses et variées, et l’identité est chose si intime et complexe.

Il y a vingt ans, à l’époque du socialisme, je ne me posais pas de questions sur mon identité. Mais je me souviens que sur mon ancien passeport était indiqué : « citoyen soviétique de nationalité russe ». Nationalité égale origines. Donc on ne pouvait logiquement pas être russe et ukrainien et finnois et juif, etc. ( juif, c’était aussi une nationalité). Pourtant ma grand-mère se disait toujours russe, malgré ses origines territoriales ukrainiennes et la foi de ses grands-parents juifs. Sur son passeport était écrit : « citoyenne soviétique de nationalité juive ». Aujourd’hui elle aurait été russe tout court. Sur le papier et dans son intimité. Pas dans les regards des autres.

Un autre souvenir. L’un de mes grands-pères se disait ukrainien, mais quand, en 1989, à Berlin-Ouest, secteur américain, j’ai rencontré son cousin très éloigné, le destin m’a présenté le premier vrai Russe. C’est lui qui se définissait ainsi et je l’ai cru. Il était né à Belgrade, avait vécu toute sa vie au Royaume-Uni, mais parlait ma langue maternelle. Sa famille était partie pendant la guerre civile en 1919, le mienne était restée. Son père, évêque aux Etats-Unis, transmit la foi, la liberté, l’indépendance, les recettes de la cuisine russe, la culture... Tout ce que mes parents ne pouvaient plus transmettre dans les conditions de la prison soviétique douce. Donc, lui, aucun doute, russe, mais moi ? Quand une citoyenne française, Nina Berberova, est venue à Leningrad la même année, j’ai vu (à la télé) la dernière Pétersbourgeoise vivante. Donc, « je suis de Saint-Pétersbourg ». Pas plus, par respect des autres.

J’ai raconté tout ça un soir à Toulouse à une étrange équipe de rugby. Ils étaient venus pour soutenir leur futur candidat aux élections locales devant les producteurs de France Culture. Tous du même quartier, réputé « difficile ». Leur candidat ne l’était apparemment pas. A ma question naïve : « Pourquoi choisir les gens d’ailleurs pour représenter votre quartier ? », les rugbymen ont répondu comme un seul homme : « Mais nous sommes discriminés ! », «  Nous n’avons pas le niveau ! », « Nous sommes algériens ici ! », «  Et depuis quand les Algériens ont-ils obtenu le droit de vote en France  ? ». Ma question était sans doute assez provocante pour déclencher un cours entier de l’histoire du colonialisme français, qui se termina par une phrase inoubliable : « Je suis français par ce que mon père s’est battu a mort contre la France dans les rangs du FLN ! » Le silence s’est abattu. Puis un autre rugbyman a remarqué timidement : « Non, là tu deconnes, c’est moi qui suis français, parce que mon grand-père à fait la guerre du 14 à coté des Français ». Pour ne pas refaire une nouvelle guerre d’Algérie, le troisième rugbyman m’a demandé : « Et toi, tu es de quelle nationalité ? Tu as un accent ! » Et là j’ai raconté mon histoire.

Je n’ai pas mentionné que, depuis le 22 février 1999, j’ai une carte nationale d’identité de la République française. Question d’avoir et d’être, sans doute.


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