Évaluation des ministres : rendre des comptes aux citoyens, est-ce un mal ?

par Sylvain Rakotoarison
vendredi 4 janvier 2008

Comme prévu dès le 29 mai 2007, les ministres vont être évalués sur leur action au sein de leur ministère, sur des critères quantifiables. Une méthode inhabituelle et qui peut choquer, mais parfaitement normale.

À la sortie du Conseil des ministres du 3 janvier 2008, il a été annoncé que les ministres seraient prochainement évalués sur leur bilan individuel.

Pour ce faire, un cabinet d’audit a aidé les cabinets du Premier ministre et des principaux ministres à définir une grille d’évaluation objective composée de critères quantifiables.

Chaque ministre va devoir apporter les données pour remplir sa grille de critères et, ensuite, il sera reçu en entretien individuel par le Premier ministre dans la seconde quinzaine de janvier 2008.

Nous attendons avec impatience le bilan de ces entretiens.

Une méthode normale pour évaluer les performances individuelles

Cette procédure est très inhabituelle dans la vie politique, singulière et peut paraître même choquante.

Très vite d’ailleurs, une porte-parole du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, Aurélie Filippetti, jeune députée de Moselle, a protesté en qualifiant cette initiative de « grotesque » et « dangereuse, parce que la politique n’est pas affaire de chiffre, de quotas et de rendement ».

Le président Nicolas Sarkozy l’avait déjà annoncé le 29 mai 2007 (et même avant son élection), ce qui l’avait conduit à envoyer à chaque ministre une lettre de mission cet été 2007 cosignée de François Fillon.

Mais la loi de finances 2006 du gouvernement de Dominique de Villepin l’avait déjà vaguement instituée en intégrant aux missions du gouvernement des objectifs et indicateurs chiffrés et détaillés.

En fait, cette méthode d’évaluation des performances est très classique et même très répandue dans les milieux professionnels et notamment dans le secteur privé.

Elle consiste pour un salarié de fixer chaque année un entretien d’évaluation avec son supérieur hiérarchique (n+1) où sont définis (ensemble en principe) les objectifs de l’année qui vient, ainsi que des critères objectifs et si possible chiffrables de réalisation de ces objectifs.

Pendant cet entretien sont passés en revue également les critères de l’année qui finit et est apprécié le décalage entre les prévisions et les réalisations.

Généralement, il est accompagné de feedbacks rédigés par un certain nombre d’interlocuteurs habituels du salarié (collègues, collaborateurs, clients, fournisseurs, partenaires, etc.) qui donne un panorama (360° si les collaborateurs sont interrogés) relativement global du ressenti de l’entourage professionnel, et des résultats (ces feedbacks sont a priori basés sur du factuel, mais l’aspect subjectif peut être modéré par le nombre de feedbacks).

Ce type d’entretien est essentiel pour la carrière du salarié (d’autant plus important qu’il a des responsabilités) notamment pour envisager une promotion, ou encore un changement de trajectoire (de fonctions, de secteurs, etc.). Et d’ailleurs, l’absence de tels entretiens annuels est le résultat, à mon sens, d’une très mauvaise gestion des ressources humaines (ces entretiens sont coûteux pour l’employeur, et l’employé en a parfois un sentiment de défiance).

Cette méthode d’origine américaine a eu parfois des difficultés à se mettre en place dans les entreprises françaises, et je pense qu’il s’agit surtout d’un problème culturel.

L’un des principaux reproches est qu’il est très difficile de prévoir de quoi l’année sera faite et, notamment, lorsque le salarié n’est qu’un élément d’influence, mais n’a pas forcément le pouvoir de changer les choses.

Les Américains ne sont pourtant pas des Madame Soleil. Seulement, ils veulent faire des prévisions chiffrées pour avoir un fil rouge. Même si celui-ci ne sera pas tenu.

Au contraire, c’est l’explication de l’écart entre le prévisionnel et le réel qui permet de mieux comprendre l’évolution de l’entreprise ou des projets, ou de leur environnement. Rappelons qu’aux États-Unis, un échec n’est pas en soi un élément de honte, mais plutôt un élément d’expérience (ce pragmatisme mériterait d’être plus fréquent en France).

C’est exactement ce qu’a expliqué le porte-parole du gouvernement Laurent Wauquiez pour qui « la politique est un domaine comme les autres, qui doit rendre des comptes à nos concitoyens ». La démarche, selon lui, a trois missions : « ajuster le tir », « rendre des comptes sur ce qui change concrètement » et « évaluer chaque ministre ». Et d’ajouter : « On pourra évaluer comme ça ce qui bouge et ce qui ne bouge pas ».

L’évaluation ministérielle sur le fond

Évidemment, le plus crucial réside dans la définition des objectifs et des critères quantifiables.

En principe, les objectifs généraux sont définis au plus haut niveau, en termes de stratégie d’entreprise, et les objectifs des uns et des autres dépendent de ceux de leur n+1.

Par exemple, pour une entreprise qui fait beaucoup de recherche, le nombre de brevets est un facteur déterminant de compétitivité (et de confiance vis-à-vis de ses investisseurs). Donc, il faut bien que des ingénieurs ou des scientifiques en rédigent. Ce qui signifie qu’un nombre concret de brevets sera inscrit parmi leurs objectifs individuels. En soi, c’est peu raisonnable d’imaginer que durant l’année qui vient, des résultats feront forcément l’objet de x brevets. Mais c’est le principe de tout prévisionnel.

Ainsi, Brice Hortefeux (ministre de l’Immigration) sera évalué sur le nombre de sans-papier expulsés. Je ne redirai jamais assez l’absurdité d’un tel critère. Mais aussi sur le nombre d’étrangers au titre de l’immigration de travail.

On peut être choqué par ces critères, évidemment, mais ce n’est pas une question de méthode d’évaluation des ministres, c’est une question de politique générale décidée par le président de la République et le gouvernement.

Au contraire, ces critères sont la conséquence (et pas la cause) de la stratégie gouvernementale (on peut donc discuter de celle-ci indépendamment de la méthode d’évaluation) et permettent surtout une meilleure lisibilité de l’action gouvernementale.

Des indicateurs pas forcément en prise directe du ministre

Alors, voici quelques objectifs confirmés parfois par les entourages ministériels (je n’ai pas eu le détail, juste les dépêches de presse) :

Construction de nouveaux logements sociaux, nombre de brevets déposés, accueil des élèves handicapés, évolution de la fréquentation totale des lieux culturels, fréquentation des musées quand ils sont gratuits, taux de consultations médicales ne donnant pas lieu à une prescription de médicaments, nombre de dossiers de surendettements, taux d’application de la loi sur la récidive, nombre d’aménagements de peine, nombre d’heures supplémentaires chez les enseignants, nombre d’universités qui ont opté pour la nouvelle gouvernance basée sur leur autonomie, progression de l’assouplissement de la carte scolaire, indice des prix dans la grande distribution...

On constate que beaucoup de ces critères ne dépendent pas directement de l’action d’un ministre, mais sont plus des indicateurs de la conjoncture.

Cela dit, beaucoup de gouvernements sont tombés à cause du chômage ou de l’insécurité, et les élus locaux sont souvent considérés (souvent à tort) comme responsables de la situation des logements ou de l’emploi. Un sondage de popularité se base finalement sur des critères beaucoup plus flous et subjectifs que de tels indicateurs.

L’évaluation ministérielle sur la forme

C’est évidemment nouveau d’évaluer les ministres, mais pourtant, il me semble que cela manquait. Un parlementaire peut facilement être évalué sur les réalisations de son mandat. L’électeur peut le sanctionner à la prochaine élection. Pas forcément le ministre qui n’est pas obligé de se présenter au suffrage électoral et, de toutes façons, un mandat électoral n’est pas un ministère ; on peut être un bon ministre, savoir gérer efficacement une administration, améliorer la vie des citoyens et être un mauvais élu.

Bien sûr, peu de monde sera dupe de l’objectif essentiel de la manœuvre. Montrer l’action gouvernementale, montrer les réalisations concrètes.

De façon plus anecdotique, montrer que la culture du résultat se porte au plus haut niveau de l’État.

C’est un moyen de rendre plus actif le lien entre le peuple et les gouvernants. Rendre des comptes, c’est avoir du respect pour les citoyens. Au même titre que n’importe quel prestataire de service. Ministre, service. Un peu oublié parfois, l’étymologie (fameuse confusion entre servir l’État et se servir de l’État).

Concrètement, la composition d’un gouvernement reste éminemment politique. Donc, je conçois mal qu’un ministre ‘mal évalué’ soit renvoyé manu militari !

Les critères de maintien, sortie ou entrée au gouvernement sont très différents de ces critères d’évaluation. Il y aura les succès et échecs électoraux (municipales et cantonales en mars 2008), mais aussi d’autres paramètres comme la représentativité du gouvernement (géographie, ‘diversité’, catégorie socioprofessionnelle, âge, sexe, etc.) ou des arrières-pensées électorales vaguement clientélistes.

Des notes et des classements, il y en a déjà !

La démarche permet peut-être de mieux faire accepter un éventuel limogeage, mais les sondages de popularité donnent déjà amplement des classements sur les ‘bons’ et les ‘mauvais’ ministres.

D’ailleurs, des notes d’évaluation et des classements, il y en a déjà. La presse ne s’en prive pas.

Par exemple, le journal Le Point vient de faire un palmarès des ministres du gouvernement. Il s’est appuyé sur un jury de onze ‘experts’ (comme Alain Duhamel ou Guy Carcassonne) et quelques critères subjectifs comme la vision, le courage, la volonté de réforme (ce qui, en soi, n’est pas pertinent : vouloir réformer, ok, mais pour quelles réformes ?), et des critères objectifs comme le nombre de textes défendus à l’Assemblée nationale, ou le nombre de déplacements hors circonscription, etc.

On y lit ainsi que Xavier Bertrand est le premier de la classe selon les experts du Point. Assez normal. Il est réservé, mais actif, lisse, mais compétent et il a su prendre le train du sarkozysme assez tôt (plus tôt que Jean-François Copé), mais pas trop vite (bien après Patrick Devedjian par exemple). D’ailleurs, il est souvent considéré comme ayant la carrure d’un futur Premier ministre (ou du moins, d’un super-ministre des Finances).

Parmi les autres ministres en haut de classement, Martin Hisch, Valérie Pécresse, Bernard Kouchner, Fadela Amara, Jean-Louis Borloo, Rachida Dati et Xavier Darcos.

En bas de classement, en dehors des Secrétaires d’État dont la faible notoriété ne leur donne pas beaucoup de visibilité, on note surtout Hervé Morin et Christine Albanel (qui ont moins de 9 sur 20, Xavier Bertrand ayant plus de 15).

Pas de classement pour les critères objectifs, car ce ne sont que des données factuelles et d’autres éléments doivent être pris en compte pour se faire une idée assez juste de la situation.

Conséquences négatives

Jean-Pierre Jouyet, le secrétaire d’État aux Affaires européennes, a affirmé : « On fait tout pour avoir une bonne note » en précisant toutefois que « ce n’est pas du tout infantilisant. Au contraire, c’est responsabilisant ».

Focalisation uniquement sur une certaine visibilité

La réelle conséquence négative, c’est l’obsession de la visibilité.

Qui, dans sa vie professionnelle, ne l’a pas eue ? Entre le travailleur et le communicateur ? Entre le chercheur ours qui bosse comme un fou dans son coin et le ‘scientifique réputé’ qui vole de séminaire en colloque à présenter le travail des copains ?

Comme le dit Jouyet, les ministres vont se focaliser sur les indicateurs.

Mais après tout, si c’est regrettable, ce n’est pas nouveau ni déraisonnable, et cette évaluation ministérielle n’innove en rien. Dire par exemple de ne pas dépasser cinq mille morts sur les routes par an (maintenant, c’est le seuil de trois mille qui est en consigne) n’est pas nouveau. Et plutôt sain.

Et rien de nouveau concernant la visibilité ministérielle : quel sous-ministre n’a pas inventé des trésors d’ingéniosité pour passer à la télévision ?

Une privatisation latente de la gouvernance

Je vois cependant une autre conséquence négative bien plus grave.

Comme nous l’avons vu, c’est la définition de la grille d’évaluation qui est l’élément décisif. La détermination d’indicateurs quantitatifs et si possible, représentatifs de la politique menée par le gouvernement.

Cette détermination fait tout, en fait. Puisqu’elle crée un nouveau système de référence. Et donc, la procédure adoptée consistant à consulter un cabinet privé me paraît peu transparente et peu démocratique, vu l’enjeu de l’exercice.

J’aurais préféré par exemple que des responsables de la majorité parlementaire fussent présents pour ce travail (uniquement de la majorité, puisqu’il s’agit d’une politique à laquelle on adhère). Cette ‘privatisation’ du travail gouvernemental ne me paraît pas saine.

Conséquences positives

En revanche, je vois des avantages considérables à adopter la méthode d’évaluation ministérielle.

Des citoyens mieux respectés par la classe politique

Le premier avantage, c’est que les citoyens seront plus facilement en mesure de cerner le bilan réel des gouvernements (je mets au pluriel car je m’aventure à croire que cette méthode sera reprise par les gouvernements suivants). Les bilans deviendront plus impartiaux.

Ce qui est amusant, c’est que certains pensent que cette méthode serait un moyen de renvoyer un ministre qui ne plairait plus à Nicolas Sarkozy. Mais une ‘mauvaise note’ d’un ministre rejaillirait forcément négativement sur le bilan présidentiel, puisque l’action présidentielle se repose sur l’action gouvernementale.

Le second avantage, qui est un corollaire du premier, c’est une meilleure compréhension de l’opinion publique des frictions entre volonté politique et conjoncture économique dans un environnement international.

Le troisième, c’est le renforcement du lien de confiance avec les gouvernants et plus généralement, avec la classe politique. C’est une opération très risquée, cette évaluation ministérielle, car c’est une opération qui devient transparente.

Un renforcement du rôle du gouvernement
et notamment du Premier ministre

Le quatrième avantage est un élément nouveau, mais qui est à prendre en compte : cette évaluation ministérielle va renforcer l’assise politique du gouvernement alors que l’omniprésence présidentielle est si décriée.

En effet, la démarche redonne à François Fillon une autorité nouvelle, celle du ‘n+1’ de ses ministres, en étant celui qui passe ces ‘entretiens d’évaluation’. C’est très important que ce soit le Premier ministre et pas le président de la République, et je m’en réjouis donc. La place de François Fillon comme chef de l’équipe gouvernementale retrouve une utilité nouvelle.

Mais pas seulement Matignon. Chaque ministre étant comptable de ses indicateurs, le rôle des ministres donne une visibilité plus responsable et personnelle face à un président de la République qui est souvent critiqué pour vouloir aussi exercer lui-même les fonctions de ses propres ministres.

Bientôt un ‘vrai’ contrôle parlementaire du gouvernement ?

Par conséquent, je suis très heureux de la concrétisation de cette promesse d’évaluation des ministres, malgré la réserve que j’ai émise sur l’apport malsain d’un cabinet d’audit.

Et je songe que petit à petit, grâce à cette méthode d’évaluation entrée dans les mœurs, ce ne soit plus Matignon, mais bien les parlementaires qui, un jour, prendront en charge cette évaluation, avec leur propre système de référencement, ce qui sera alors encore plus objectif.

Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison

Voici les dépêches des agences de presse concernant cette information :

Dépêche de l’AFP.

Dépêche de l’AP.

Dépêche de Reuters.


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