Grève historique : la Guadeloupe a commencé depuis 9 jours

par deor
jeudi 29 janvier 2009

Aujourd’hui commence en France la grande mobilisation tant annoncée. Alors que les médias français se sont fait l’écho avec beaucoup d’insistance d’une petite grève d’une heure en solidarité avec un agent de la SNCF qui avait été agressé, il est étrange de constater le silence relatif qui entoure la grève générale en Guadeloupe. Pourtant cette grève a arrêté entièrement le système économique de ce département français depuis maintenant 9 jours.

Le mouvement est porté par un collectif très large, Lyannaj Kont Pwofitasyon, qui regroupe des syndicats classiques (FO, CFDT, CFTC, SUD PTT), des syndicats indépendants et anticoloniaux (CGTG, UGTG, CTU), des partis politiques (Les Verts, le Parti Communiste Guadeloupéen, Combat Ouvrier) ainsi que des mouvements culturels très populaires (Kamodjaka, Voukoum, Akiyo). Sans attendre la grève du 29 janvier en France, ces organisations, indépendantes d’éventuelles directions à 8000km ont donc entamé ce mouvement, à l’issue incertaine pour le moment, mais que beaucoup qualifient déjà d’historique.

Des barrages ont fleuri un peu partout, pour beaucoup assez vite dégagés par les blindés de la gendarmerie. Le mouvement, en plus des piquets de grèves et des barrages a pris la forme de grands défilés rassemblant parfois plus de 40.000 personnes à Pointe-à-Pître. A titre de comparaison, il y a 20.000 habitants à Point-à-Pître et la Guadeloupe en compte environ 410.000.

Les syndicats savent en effet mobiliser en Guadeloupe et sont probablement, de fait, les organisations les plus populaires. L’UGTG, syndicat incontournable de cette mobilisation, a ainsi recueilli près de 52% des votes aux dernières élections prud’hommales. Il faut également savoir que le taux de syndiqués dans le public comme dans le privé atteignent des niveaux qui feraient palir d’envie les grandes centrales syndicales en France. Leur force vient aussi de l’aspect politique, anticolonial, et culturel, « Nèg marron » [1], qu’ils développent par des alliances avec le mouvement Akiyo, troupe de Gwoka [2] et de carnaval de Pointe-à-Pître.

Ce mouvement ne se déroule pas sans heurts, mais moins nombreux qu’on pourrait le croire, et surtout pas forcément dans le sens qu’on pourrait penser. Si des « commandos » de grévistes imposent la fermeture plutôt vigoureusement à des commerçants [3], jusqu’à présent, il n’y a eu que des menaces. Mais la peur gagne pourtant le monde touristique. Ainsi, les voyageurs d’un bateau de croisière en escale à Pointe-à-Pître se sont vus parqués sur le port et longuement briefés sur les dangers qu’ils encouraient à sortir. Leur court séjour s’est évidemment déroulé sans problème. Par contre, cette peur s’est transformée vendredi 23 janvier en panique incontrôlée, quand un touriste a forcé le barrage d’un groupe de grévistes devant son hôtel. Un homme a été blessé et emmené à l’hôpital avec le nez cassé. Il s’en sort avec 10 jours d’ITT et l’hôtel, par prudence, a préféré fermer. Par ailleurs, certains semblent aussi profiter de la confusion qui règne pour régler certains comptes, comme à Goyave où des hommes armés se sont attaqués aux grévistes. Certains parlent de rivalités politiques locales dans cette affaire. Des incidents se déclarent un peu partout, pour l’instant sans victimes : caillassages de pompiers, dégâts matériels, poubelles et voitures brûlées...

Du côté des grévistes, par contre, beaucoup d’observateurs notent une grande discipline et une très bonne organisation afin d’éviter tout problème de sécurité. Ainsi, le dimanche 25 janvier, la manifestation dans Pointe-à-Pître a pris la forme d’un déboulé (défilé de carnaval) sans aucun incident et se terminant à l’heure prévue. La période du carnaval est pourtant souvent ponctuée d’actes violents. L’an dernier, Akiyo avait par exemple été la cible de tirs d’armes à feu. Le comité d’organisation du carnaval a décidé de suspendre cette année les manifestations au vu des événements actuels.

D’autres éléments montrent la bonne préparation de cette grève générale. Lors des négociations, là où les élus locaux se fendent de pompeux discours de campagne, les syndicalistes font preuves d’une grande maîtrise des chiffres de l’économie et de la législation. Il faut dire que ces négociations sont intégralement retransmises à la télévision tant la pression est importante, certains y voient donc la meilleure des tribunes pour leurs desseins politiques à l’approche des élections régionales.

Cette grande tablée n’a pas été aisée à réunir. Victorin Lurel et Jacques Gillot, respectivement président du Conseil Régional et du Conseil Général avaient dans un premier temps voulu négocier « entre guadeloupéens » avec les grévistes avant d’aller voir le préfet. Le collectif Lyannaj Kont Pwofitasyon a refusé au vu de ses 126 propositions, sur 4 pages, qui touchent les 4 acteurs : État, Région, Département et patronat. Suite à de nombreux atermoiements, les négociations ont pu commencer samedi 24. Le préfet indique que de nombreuses demandes ne relèvent pas de son ressort mais du gouvernement. Aujourd’hui, mercredi 28, seules 4 des 120 propositions ont été étudiées dont la principale : la hausse de 200€ du SMIC et des minima sociaux dans un pays où les prix sont 30% plus élevés qu’en France, où les fonctionnaires et la plupart des employés de banque bénéficient d’une « prime de vie chère » de 40%, mais où le SMIC reste au niveau national... C’est alors qu’intervient la rupture : le préfet fait part de la proposition, à prendre où à laisser, venue d’Yves Jégo, Secrétaire d’État chargé de l’Outre-Mer avant de quitter la salle.

Yves Jégo était jusqu’alors resté silencieux et après 8 jours de grèves, ne s’est déplacé que pour se rendre à la Réunion pour lancer la construction d’une centrale photovoltaïque... En Guadeloupe, tout le monde s’interroge sur la volonté de l’État. On commence d’ailleurs à préciser « État français ». En effet, après cette proposition, qui ne peut évidemment pas satisfaire une telle masse de revendications, les syndicats ont décidé de durcir le mouvement. Les ténors du Parti Socialiste en France, dont Martine Aubry ayant tout juste apporté leur soutien au grévistes de Guadeloupe, les présidents, socialistes, des deux assemblées locales ont bien dû accepter de se joindre au mouvement. Si Victorin Lurel avait dans un premier temps pris de haut et dénigré les revendications et les méthodes du mouvement, les ambitions nationales qu’il nourrit et les cafouillages lors du vote des mentions du parti ne lui permettent pas de s’opposer à la direction nationale du Parti Socialiste. Et puis il faut bien penser à sa place alors que ce mouvement est devenu de plus en plus populaire...

La base indépendantiste de plusieurs mouvements qui composent le collectif Lyannaj Kont Pwofitasyon et le ralliement, tardif, des élus guadeloupéens indique une nationalisation du mouvement possible. Un militant de l’UGTG évoque, en ne riant qu’à moitié, la possibilité de rebaptiser le mouvement « Pèp Gwadloup Kont Léta Fwansé » (le peuple de la Guadeloupe contre l’État Français). Mais il ne faut pas s’y tromper les cortèges et même le collectif d’organisation comptent quelques métropolitains. Le racisme étant la chose la mieux partagée du monde et les classes sociales étant, en Guadeloupe, bien souvent fonction de la couleur, certains peuvent s’y fourvoyer, mais ça ne caractérise pas ce mouvement qui a pour cause une crise sociale et économique, elle aussi trop bien partagée dans ce monde.. Dans de telles considération c’est l’État qui est mis en cause..

Manifestation du 24 janvier à Pointe-à-Pître

Et il semblerait que l’État a très bien compris ce risque de voir sa souveraineté remise en question en Guadeloupe. Et la suite de la réponse au conflit pourrait bien être purement répressive, si ce n’est plus. D’importants renforts d’effectifs anti-émeutes viennent d’arriver en Guadeloupe par deux avions. Mais de récents exercices militaires réalisés à Saint-Martin,proche de la Guadeloupe, par des militaires venus de la Martinique, pourtant plus lointaine, semblent même envoyer un signal plus grave. L’un de ces exercices, comme le porte-parole de l’armée l’expliquait au journal de RFO du 24 janvier, simulait une « situation d’instabilité » dans laquelle ils étaient envoyés pour rétablir l’ordre. L’autre était un « exercice de souveraineté », ayant pour but d’affirmer la présence de la France. Un message aux grévistes en Guadeloupe ? Il faut aussi dire que le mouvement va s’étendre à partir du 5 février à la Martinique et à la Guyane... Le conflit en Guadeloupe devrait encore durer au moins jusque-là. On comprend que l’État soit inquiet.

En attendant, certaines petites entreprises envisagent déjà le dépôt de bilan. Elles sont malheureusement les premières à souffrir alors que les importateurs et les distributeurs, que beaucoup pointent du doigt comme les premiers responsables de la situation sociale, ne souffriront probablement que peu. Ainsi, le Groupe Bernard Hayot, issu des grandes familles békés de la Martinique, maîtres de la plupart de l’économie des DOM-TOM ne siège pas aux négociations alors que ses marges sont celles qui impactent probablement le plus les prix, si élevés, en vigueur dans ces territoires. De même, la SARA Société Anonyme de Raffinerie des Antilles, détenue en bonne partie par Total n’a pas dépêché de représentant alors que de nombreuses revendications la concernent nommément.

Mais plusieurs témoignages font état de pratiques qui se développent du fait de la grève, qui pourraient peut-être faire évoluer les esprits et faire réfléchir sur les modes de consommation. En effet, par manque d’essence, les gens se remettent à marcher et à fréquenter les petits commerces de proximité (les lolos). Les marchés seraient plus fréquentés, les grandes surfaces étant fermées. Citons aussi ce koudmen (coup de main) organisé par des agriculteurs pour les aider à récolter leur production de tomate : ils ont fait appel à la solidarité des gens pour récolter en échange de légumes. Et les gens ont joué le jeu.

Si ce conflit dure, de nombreuses entreprises fermeront certainement, mais sous la nécessité, ce peuple pourrait bien trouver des voies alternatives de fonctionnement, comme il a déjà su le faire pendant la seconde guerre mondiale, alors que les anglais maintenaient la Guadeloupe sous blocus. A l’époque, les modes de consommation avaient grandement évolué et des agrocarburants avaient déjà été utilisés...

Tout dépendra sûrement de l’État, qui au vu de l’ampleur du mouvement et de son durcissement annoncé aura bien du mal à trouver de l’espace entre une intervention manu militari et une cession sur bien des revendications. Sans compter que la question nationale pourrait bien finir par être mise sur le tapis.. .

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