Guerre en Ukraine : une nouvelle étape de la guerre froide ?

par Johann Sonneck
mardi 15 mars 2022

L’Ukraine à l’épreuve de la guerre

La guerre en Ukraine, déclenchée par Vladimir Poutine et la Russie le 24 février 2022, choque le monde entier depuis un peu moins d’un mois. Nombreux sont les gens en France et en Europe à être horrifiés par les images des bombardements et des villes détruites par l’armée russe ainsi que par le sort terrible dans lequel se retrouvent plongés tous les Ukrainiens, ce qui n’est pas sans rappeler ce que nous avons vécu en France durant les deux guerres mondiales.

Autre type de conflit qui a justement succédé à la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide s’est terminée, d’après tous les livres d’histoire, en 1991. Toutefois, un certain nombre d’éléments, concernant l’invasion de l’Ukraine par le chef du Kremlin, peuvent nous amener à nous interroger aujourd’hui. Et si, finalement, ces combats qui ont lieu sur le continent européen n’étaient qu’un révélateur indiquant au monde entier que la guerre froide n’était toujours pas terminée en 2022 ?

Qu’est-ce que la guerre froide ?

Un nouveau type de conflit né dans les cendres de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945)

Ce que l’on nomme la guerre froide n’est en fait pas une guerre à proprement parler, mais la période de tensions et de rivalités qui opposa les deux superpuissances du monde de l’après Seconde Guerre mondiale : les Etats-Unis et l’URSS, née de l’ancienne Russie en 1922 (et dont faisait partie l’Ukraine actuelle) [1]. Alors que, pendant la guerre, ces deux pays étaient alliés, leur rivalité pour s’imposer comme la grande superpuissance incontestée de la planète va donner naissance à ce conflit d’un nouveau genre que certains font débuter dès 1945, lorsqu’Américains et Soviétiques tentent chacun d’arriver les premiers à Berlin afin de capturer Adolf Hitler et de mettre fin à la guerre.

Si ce sont les Soviétiques qui prennent finalement Berlin, les deux pays vont s’opposer officiellement à partir de 1947 : opposition idéologique (les Etats-Unis sont une démocratie capitaliste alors que l’URSS est un régime totalitaire communiste), opposition militaire (avec la création d’organisations militaires telle que l’OTAN pour les Etats-Unis et le Traité de Varsovie pour l’URSS) et opposition territoriale. En effet, le monde du temps de la guerre froide est divisé en deux « camps » qu’on appelle des Blocs : le Bloc de l’ouest rassemble, par exemple, les pays d’Europe de l’ouest qui sont alliés des Etats-Unis tandis que le Bloc de l’est rassemble, par exemple, les pays d’Europe de l’est ou encore la Chine, alliés de l’URSS et où le parti communiste est également au pouvoir [2].

 

L’Europe divisée au temps de la guerre froide

Une période ponctuée par de graves crises

Puisque la planète est divisée en deux blocs et qu’elle se retrouve dominée par deux superpuissances, on dit qu’à l’époque de la guerre froide le monde est bipolaire. De ce fait, Etats-Unis et URSS vont s’affronter de façon régulière à partir de 1947 mais jamais sans qu’une guerre ne les oppose l’un à l’autre officiellement. L’un des théâtres importants de cette opposition est l’Allemagne, dont l’occupation par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale (Etats-Unis, Royaume Uni et France à l’ouest et l’URSS à l’est) aboutira tout simplement à la division du pays en deux Etats distincts (RFA à l’ouest et RDA à l’est) et à la construction du mur de Berlin en 1961.

De multiples conflits armés ponctuent cette période, comme la guerre de Corée (de 1950 à 1953) qui oppose le nord communiste au sud allié des Etats-Unis et qui prendront part à cette guerre, à la différence de l’URSS. La guerre du Viêt-Nam, de 1963 à 1975, est aussi un exemple de conflit de type bipolaire qui oppose les deux camps communistes et capitalistes, mais où les deux puissances du monde ne s’affrontent pas directement sur le champ de bataille puisque, encore une fois, l’URSS ne participera pas officiellement aux combats. Mais le plus grand exemple des tensions qui régnèrent à l’époque est la crise de Cuba en 1962, lorsque des rampes de lancement de missiles nucléaires soviétiques installées sur cette île devenue communiste menaçaient directement l’intégrité du sol américain [3]. C’est à ce moment-là que les Etats-Unis de J.F. Kennedy et l’URSS de N. Khrouchtchev furent le plus proche de précipiter le monde dans une guerre atomique.

J. F. Kennedy, président des Etats-Unis en 1962

La fin de la guerre froide

Dans les années 1980, l’économie soviétique, à cause de la course sans fin aux armements, est exsangue. Son nouveau dirigeant, M. Gorbatchev, lance alors une politique de démocratisation et de libéralisation en URSS [4]. Cette politique, parallèlement à la mise en place d’accords de désarmements avec les Etats-Unis, va conduire à la chute du mur de Berlin en 1989 et à la désintégration de l’URSS. En effet, l’URSS signifie l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques et, de 1990 à 1991, chacune des Républiques de ce grand Etat multinational, multiculturel et multilinguistique fait sécession pour obtenir son indépendance. C’est le cas, entre autres, de la Russie et de l’Ukraine en 1991. Le 25 décembre de la même année, M. Gorbatchev démissionne de son poste de dirigeant, ce qui provoque officiellement la chute de l’URSS qui a déjà cessé d’exister dans les faits. Par conséquent, puisque les Etats-Unis se retrouvent seule superpuissance de la planète, cela met aussi fin à la guerre froide ainsi qu’à des décennies de menace de guerre nucléaire dans le monde.

Le conflit en Ukraine : une volonté claire de V. Poutine de restaurer la grandeur passée de la Russie

Une volonté de renouer avec le passé glorieux de la Russie et de l’URSS

Précisons déjà que l’instabilité de cette région orientale de l’Europe ne date pas d’hier. En 2014, une révolution éclate en Ukraine, ce qui précipite la chute de son dirigeant pro-russe au penchant autoritaire, Viktor Ianoukovytch. En réaction, la région de l’Est de l’Ukraine, le Donbass, majoritairement russophone, décide de faire sécession, ce qui mènera à la création de deux Républiques autoproclamées (et non reconnues par l’Ukraine) : celles de Lougansk et de Donets [5]. Dans la foulée, Vladimir Poutine annexe la région de la Crimée, au sud de l’Ukraine, qui passe donc dans le giron russe, après avoir déjà attaqué la Géorgie en 2008 [6].

C’est donc sur le fond de cette situation conflictuelle qui dure depuis huit ans au Donbass que se déroulent les évènements actuels en Ukraine, dans un contexte où V. Poutine n’est donc pas à sa première tentative de regagner un peu de l’énorme territoire qu’était celui de l’URSS. Mais, plus encore que par ses actes, ce sont par ses déclarations que le chef du Kremlin se distingue, multipliant les références au passé (plus ou moins exactes, pour ne pas dire fausses parfois). En effet, dès le 24 février et l’annonce de l’invasion de l’Ukraine, V. Poutine a justifié son intervention par une volonté de « démilitariser et dénazifier » l’Ukraine ainsi que de s’élever contre le « génocide » dont auraient été victimes les habitants pro-russes du Donbass depuis 2014 de la part du gouvernement ukrainien. Autant de termes qui rappellent la Seconde guerre mondiale, comme si nous en sortions tout juste et que nous vivions encore en pleine guerre froide. D’autant plus que V. Poutine dit alors que l’Ukraine est un « pays frère » de la Russie, rappelant ainsi qu’à l’époque, il ne s’agissait que d’une des régions de la grande URSS [7].

L’argumentaire du dirigeant russe semble toujours plus nous ramener à cette époque d’extrêmes tensions lorsque, le 27 février et face à l’opposition de plus en plus massive des pays occidentaux, il déclare que pour ceux « qui tenteraient d'interférer avec nous (...), ils doivent savoir que la réponse de la Russie sera immédiate et conduira à des conséquences que vous n'avez encore jamais connues ». Il s’agit par conséquent ici d’une menace, à peine voilée, d’utiliser la bombe atomique que possède la Russie [8]. Le retour d’une certaine forme de politique de dissuasion nucléaire qui était le dernier recours en cas de fortes tensions pendant la guerre froide entre Etats-Unis et URSS, comme lors de la crise de Cuba en 1962 où J.F. Kennedy avait également menacé l’URSS d’une attaque nucléaire, permettant ainsi d’éviter finalement une Troisième Guerre mondiale atomique.

V. Poutine, dirigeant russe depuis 1999

Un conflit de type bipolaire, comme lors de la guerre froide ?

La guerre secoue l’Ukraine et l’Europe

Depuis le début du conflit, de nombreux éléments laissent penser que cette guerre en Ukraine se place dans un contexte de monde bipolaire, marqué par la division en deux blocs dominés par deux puissances, comme aux temps de la guerre froide. Rappelons déjà que, depuis l’URSS, la Russie a peu changé politiquement : si le pays n’est plus communiste, il est resté une dictature dirigée d’une main de fer par V. Poutine qui s’y maintient au pouvoir depuis 1999. Le sort réservé aux Russes qui osent s’exprimer contre l’invasion ukrainienne depuis le début du conflit montre à quel point, de l’URSS à la Russie, les principes démocratiques sont toujours aussi peu respectés dans cet Etat [9].

Avec la réaction rapide et commune des pays de l’Union européenne contre la Russie, accompagnée par celle de l’OTAN, des Etats-Unis et d’autres pays occidentaux qui font « bloc » derrière l’Ukraine (bien que repoussant cependant toute éventualité d’intervention militaire), ce conflit évoque ainsi de plus en plus une opposition bipolaire. En effet, cet ensemble de pays peut faire penser à ce qu’était à l’époque le « Bloc de l’ouest », l’Ukraine ayant même demandé officiellement son intégration rapide dans l’UE [10]. En face, la Russie a vu son invasion être condamnée par de nombreux Etats, ce que n’a néanmoins pas fait la Chine, alliée de longue date et toujours dirigée par le parti communiste, comme au moment de la guerre froide. Si le pays dirigé par Xi Jinping n’a pas ouvertement déclaré soutenir la Russie et reste prudente sur le sujet de la guerre en Ukraine, cette absence de condamnation ne peut que rendre perplexe et interroger sur l’existence d’un « Bloc de l’est » au sein duquel URSS et Chine étaient déjà alliés avant 1991. D’après le New York Times du 13 mars dernier, Moscou aurait même demandé à Pékin une aide économique pour faire face aux sanctions occidentales ainsi que de lui fournir des équipements militaires [11]. Si cette information reste à être confirmée et qu’un porte-parole de l’ambassade chinoise à Washington [12] a immédiatement indiqué n’être aucunement au courant d’une telle demande, l’éventualité d’une intervention chinoise dans le conflit, même si elle est peu probable, nous permet un peu plus de nous questionner quant à l’existence encore actuel de ces deux Blocs qui définissaient l’époque de la guerre froide. Les propos de certains représentants politiques, dont ceux du ministre de l’Economie français Bruno Le Maire qui a affirmé le 01er mars que la France voulait « livrer une guerre économique contre la Russie », avant de faire marche arrière dans la journée suite à la réaction de l’ancien président russe Dmitri Medvedev (qui a tweeté que les guerres économiques se transformaient souvent en guerres réelles) [13], sont les exemples types rappelant les relations électriques qui dominaient le monde de la guerre froide, soumis à un risque de guerre nucléaire qui est revenu de façon si soudaine dans toutes les têtes en 2022.

Un conflit planétaire qui n’est pas si vieux que ça

Enfin, n’oublions pas un détail de taille. La guerre froide, de 1947 à 1991, forme une période de l’histoire contemporaine qui a donc duré 44 ans. Au cours de cette époque de conflits et de tensions entre les Etats-Unis et l’URSS, des moments d’accalmie sont parvenus à se glisser entre les graves crises, comme la période nommée par les historiens la détente qui, débutant en 1962, s’est étalée sur environ deux décennies [14]. Alors, pourquoi s’interdire d’imaginer que la période d’une trentaine d’année séparant 1991 de 2022 n’est qu’une nouvelle période de calme relatif entre les Etats-Unis et la Russie qui cherche, depuis 1999 et l’accession au pouvoir de V. Poutine, de retrouver son lustre et sa puissance d’antan ? Après tout, à l’échelle de l’histoire, trente ans, c’est très court, une goutte d’eau dans l’océan de l’Histoire, et les historiens ne jouissent que de très peu de recul depuis l’effondrement de l’URSS pour savoir exactement ce qu’il en est.

Vladimir Fedorovski, écrivain et ancien diplomate russe dont le père était Ukrainien, installé désormais en France, a même déclaré le 25 février, au sujet de la guerre en Ukraine, que « C'est une nouvelle guerre froide qui commence, pire que la guerre froide » en ajoutant qu’il pense qu’« il y aura un rideau de fer autour de la Russie. » [15], rappelant ainsi ce rideau de fer qui séparait l’Europe en deux de 1947 à 1991. Enfin, comme les symboles sont souvent bien plus éloquents que les actes ou les paroles, comment ne pas penser, depuis le début du conflit, à ces images montrant des chars russes arborant, en Ukraine, le drapeau rouge de l’ancienne URSS ? N’est-ce pas là le signe qu’il y a une volonté de « rétablissement de la domination russe sur l'Ukraine », comme l’affirme Mark Beissinger, professeur de politique à l'université de Princeton, dans l'État du New Jersey aux États-Unis ? [16] En bref, une volonté de voir l’Ukraine redevenir russe et comme aux temps de l’URSS et de la guerre froide ?

Le drapeau de l’URSS

Pour finir, nous ne pouvons évidemment que lancer ces interrogations sans pouvoir y apporter de réponses claires et définitives. De par le peu de recul que nous avons face à cette guerre en Ukraine dont personne ne sait comment elle se finira, ni si elle ne dégénèrera pas en conflit de plus grande ampleur encore, cela ne nous retire pour autant pas le droit de nous interroger. Ni celui de remarquer les points communs entre l’état des relations internationales nées de l’invasion russe et celles qui existaient à l’époque de la guerre froide. Alors, cette dernière est-elle bien finie comme nous l’indique actuellement les manuels scolaires, ou s’est-elle finalement prolongée jusqu’à aujourd’hui, il faudra du temps, une fois la guerre en Ukraine finie (et espérons le plus tôt possible !), pour se prononcer. Seule l’Histoire nous le dira.

 

[1] https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/guerre_froide/184391

[2] https://www.geo.fr/histoire/la-guerre-froide-resumee-en-11-dates-cles-204041

[3] https://www.memorial-caen.fr/le-musee/la-guerre-froide/les-crises-de-la-guerre-froide

[4] https://www.futura-sciences.com/sciences/questions-reponses/epoque-contemporaine-quest-ce-provoque-fin-guerre-froide-5501/

[5] https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/crise-en-ukraine-quelles-sont-les-origines-du-conflit_4970961.html

[6] https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-retour-sur-les-evolutions-territoriales-de-la-russie-dans-lhistoire_5004392.html

[7] https://www.lemonde.fr/international/article/2022/02/24/de-l-annonce-de-vladimir-poutine-aux-attaques-aeriennes-et-terrestres-de-l-armee-russe-sur-l-ukraine_6115049_3210.html

[8] https://www.rtl.fr/actu/international/guerre-en-ukraine-poutine-place-toute-l-europe-sous-la-menace-de-son-feu-nucleaire-dit-un-expert-7900128067

[9] https://fr.euronews.com/2022/02/25/russie-plus-de-1700-manifestants-opposes-a-la-guerre-en-ukraine-ont-ete-interpelles

[10] https://www.leparisien.fr/international/guerre-en-ukraine-chronologie-dun-conflit-en-quatre-dates-04-03-2022-ANMFE3WI6ZAIBKXRNPQ2VLADJI.php

[11] https://www.nytimes.com/2022/03/13/us/politics/russia-china-ukraine.html

[12] https://www.leparisien.fr/international/guerre-en-ukraine-la-russie-a-demande-laide-militaire-de-la-chine-selon-le-new-york-times-14-03-2022-OEHHUSAIVRABBPJ4LBADRZ6RTU.php

[13] https://www.ouest-france.fr/monde/guerre-en-ukraine/guerre-en-ukraine-bruno-le-maire-retropedale-sur-la-guerre-economique-contre-la-russie-de9a76a0-997e-11ec-a65a-8b59a463d3c4

[14] https://www.futura-sciences.com/sciences/questions-reponses/epoque-contemporaine-quetait-detente-pendant-guerre-froide-5498/

[15] https://www.francebleu.fr/infos/international/ukraine-1645782758

[16] https://observers.france24.com/fr/europe/20220311-ukraine-bielorussie-urss-drapeau-rouge-faucille-marteau-sovietique-domination-russie

 


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